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Ahmad Al Faqi Al Mahdi : « Je plaide coupable »
Publié le mardi 24 octobre 2017  |  L’enquêteur
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Ahmad Al Faqi Al Mahdi a été reconnu coupable de crime de guerre pour avoir dirigé intentionnellement les attaques qui ont engendré, en juin et juillet 2012, la destruction de dix monuments religieux et historiques à Tombouctou, site du patrimoine mondial au Mali, depuis 1988. C’est la première fois que la Cour pénale internationale (CPI) est saisie d’une plainte – en l’occurrence par l’État malien – portant sur la destruction de monuments culturels, et qu’elle qualifie ces actes de crimes de guerre. Arrêté en 2015, Al Mahdi a été condamné par la CPI le 27 septembre 2016 à neuf ans de prison et, le 17 août 2017, à verser 2,7 millions d’euros aux victimes à titre de réparation.

Qu’est-ce qui a mené cet enseignant malien issu de la tribu touareg Azawad, pourtant apprécié par les membres de sa communauté et les habitants de Tombouctou où il s’est installé en 2006, à se retourner contre ses compatriotes et coreligionnaires ? Comment un homme instruit et éduqué dans les préceptes de l’islam soufi, en est-il arrivé à commettre un tel crime à l’encontre de cette même école de l’islam africain ? Qu’est-ce qui a provoqué son basculement dans le giron de l’islamisme politique radical et dans la violence ? Où se situe le point de rupture ?
Le Courrier de l’UNESCO l’a rencontré au centre de détention de la CPI à La Haye (Pays-Bas) et a remonté le fil de son parcours, depuis son enfance dans le désert du Nord Mali, son errance avec sa famille dans les camps de réfugiés touareg en Mauritanie et en Algérie, son enrôlement dans l’armée libyenne, jusqu’à son retour dans son pays, le Mali, où il avait fini par trouver, à Tombouctou, une réponse relative à sa quête de stabilité et de reconnaissance... Jusqu’à l’éclatement de la rébellion dans le nord du pays.
Ayant reconnu les faits incriminés et sa responsabilité en plaidant coupable, il livre dans cet entretien exclusif, au-delà de son parcours individuel, les réalités sociales et culturelles complexes qui engendrent depuis plus d’un demi-siècle, tensions et conflits dans le nord du Mali. Un contexte dans lequel se sont engouffrés aussi bien les mouvements indépendantistes radicaux à obédience islamiste que le djihadisme international.
Vous avez reconnu votre responsabilité dans l’attaque et la destruction de neuf mausolées et d’une partie de la Mosquée Sidi Yahiya à Tombouctou en 2012, attaques que vous avez vous-même organisées et dirigées. À quel titre avez-vous agi et pour quelles raisons ?
J’étais alors à la tête de la Hesba, l’une des quatre structures administratives du groupe Ansar Dine, associé à Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), qui avait occupé le Nord du Mali en 2012 et avait installé son quartier général à Tombouctou en avril, après avoir chassé les combattants du Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA).
Il revenait à la Hesba, dont la mission est de « promouvoir la vertu et prévenir le vice », de combattre tous les actes qui contreviennent aux préceptes de l’Islam, selon la vision de ce mouvement. Les mausolées de Tombouctou étaient considérés comme l’incarnation de tels actes pour deux motifs : d’abord la manière dont les fidèles pratiquaient la prière jugée impie, ensuite l’existence de bâtiments édifiés au-dessus des tombeaux. Une fois la décision de détruire les mausolées prise par le commandement, j’ai reçu ordre de l’appliquer avec les troupes placées sous mon autorité. Je me suis exécuté avec rigueur, comme je l’ai toujours fait dans mon travail.
Qui a pris la décision de la destruction ? L’aviez-vous approuvée ?
Il était de mon devoir, dans le cadre de ma fonction, de combattre les pratiques considérées comme contraires aux préceptes de l’islam. Je contrôlais moi-même, avec mes soldats, les comportements de la population. Je me rendais régulièrement dans les mausolées, je dispensais explications et conseils. Je donnais aussi des cours à la radio locale… L’ordre de destruction est arrivé d’en haut, du commandant d’Ansar Dine, Iyad Ag Ghali, qui a pris cette décision sous l’influence de son entourage, notamment des conseillers d’AQMI. L’objectif de ces groupes est d’imposer à la population leur idéologie, issue de la doctrine wahabite. Stratégiquement, Al-Qaïda cherche à s’illustrer par des actions spectaculaires pour gagner de nouveaux adeptes et apporter aux parties qui la soutiennent, la preuve de son zèle et de son efficacité.
Lors de la séance de concertation qui a abouti à la décision de destruction, je m’étais exprimé ouvertement sur le fait qu’une telle action n’était pas appropriée, puisqu’elle pouvait générer des dommages plus importants que les bienfaits recherchés. J’ai rappelé la règle de la Charia selon laquelle nul vice ne peut être supprimé si sa suppression engendre un autre vice égal ou plus grand. J’ai prévenu que la destruction pourrait engendrer de plus grands malheurs pour la population ; je pensais en particulier à l’incitation des habitants à la haine et à la violence les uns contre les autres. J’imaginais les groupes armés leur tirer dessus. Je redoutais le pire.
J’avais la conviction que la destruction des mausolées n’avait pas d’assise juridique du point de vue de la Charia. En effet, selon une fatwa admise dans toutes les écoles de l’Islam, les tombes ne doivent pas être élevées à plus d’un chibr (environ 10 cm) au-dessus du sol. Mais cette fatwa ne concerne que l’édification de nouvelles sépultures et ne concerne pas celles qui existent déjà. J’étais d’avis de laisser les mausolées en l’état.
La majorité de la population de Tombouctou a été obligée de composer avec ces groupes, pour survivre. Et j’ai été plus zélé que les autres.
En passant à l’acte, avez-vous été gagné par le doute ? Qu’aviez-vous à l’esprit ?
Je me considérais comme un maillon de la chaîne administrative et estimais que les conséquences devaient être assumées par ceux qui avaient pris la décision et donné les ordres. Je savais pertinemment que si je n’accomplissais pas les ordres, je serai renvoyé. Je ne recevais pas de salaire, mais le groupe subvenait à tous les besoins de ma famille.
Cependant, j’avais conscience de ce que ressentait la population. Je connaissais pertinemment le caractère historique et sacré de ces lieux. Je me rendais dans les mausolées comme les autres habitants de Tombouctou, mais selon une démarche qui m’est propre. Je considère, en général, que c’est un devoir de visiter les cimetières, peu importe que les tombes soient ordinaires ou surmontées d’un mausolée, car tous les morts sont égaux à mes yeux. Je connais l’histoire de la plupart des saints qui ont donné leur nom aux mausolées, pour l’avoir lue dans les manuscrits. Ce sont des savants et des hommes de bien, dont les bienfaits rayonnent sur le lieu où ils se trouvent, même après leur mort. Le prophète a recommandé de regrouper les sépultures dans des cimetières et de ne pas abandonner les morts dans la solitude et le dénudement.
Reste la question des supplications. Je rejette l’idée de demander à un mort d’intercéder auprès de Dieu en ma faveur. De nombreuses rumeurs circulaient à leur propos : certains prétendaient que les tombes dans ces mausolées étaient vides, tandis que d’autres affirmaient que Hassan et Hussein, les petits-fils du prophète, y étaient inhumés, ce qui est totalement faux. J’avais la conviction que ces mausolées ont été édifiés pour abuser de la naïveté des gens. Par conséquent, même si je savais que la destruction des mausolées n’avait pas d’assise juridique du point de vue de la Charia, je ne voyais pas d’inconvénients à mettre un terme à de telles fables et à détruire ces bâtiments. En revanche, je me suis totalement opposé à toute intervention à l’intérieur de la mosquée.
Comment avez-vous acquis ces connaissances en théologie musulmane qui vous habilitent à interpréter les textes et les situations ?
Mon parcours est éclectique. J’ai fait, dans mon enfance, des études dans les écoles coraniques de ma région, Agouni, dans les environs de Tombouctou. Mon père m’a enseigné la doctrine malékite soufie, puis j’ai progressé en lisant des livres que me procuraient les cheikhs. À 12 ans, j’avais appris le Coran et l’exégèse, j’avais acquis un niveau de savoir qui m’habilitait à devenir imam.
Tout au long de mon errance avec ma famille à partir de 1993, entre les camps de réfugiés touareg en Mauritanie, notre exil en Libye et en Algérie, ponctuée de retours au Mali, j’ai lu tout ce que je pouvais trouver comme livres, et j’ai mené un dur combat pour tenter d’obtenir des diplômes reconnus par l’État, afin de trouver un emploi stable. Mon ambition était de devenir enseignant. Pendant notre exil en Libye entre 1996 et 2001, à la suite du désamorçage des tensions ethniques et de la dissolution des mouvements touareg armés, j’ai étudié et obtenu le certificat d’études primaires, mais sous un nom d’emprunt, car je n’étais inscrit sur aucun registre officiel. C’est grâce à ce certificat et sous ce faux nom que j’ai été enrôlé dans l’armée libyenne où j’ai exercé pendant 4 ans et obtenu le grade d’officier. Il me fallait gagner ma vie et subvenir aux besoins de ma famille, d’autant que mon père avait choisi de rester dans les camps en Mauritanie. Pendant tout ce temps, je n’ai jamais cessé de lire et de m’instruire par mes propres moyens.
Ne voyant aucun avenir dans cette situation, j’ai décidé de retourner au Mali et me suis installé à Tombouctou en 2006, où j’ai commencé à prêcher dans les mosquées. J’ai aussi créé une structure éducative privée pour le renforcement des capacités des enseignants du Coran, que j’ai dirigée pendant 6 ans. J’étais actif dans plusieurs associations de jeunes à caractère religieux et culturel qui menaient de nombreuses activités civiques comme le nettoyage des rues, le don du sang… C’était une période de relative stabilité.
Je ne pouvais pas progresser à cause de ce diplôme qui n’était pas à mon nom. J’ai donc tout repris à zéro et réussi à obtenir le certificat qui m’a permis d’intégrer l’Institut pédagogique de Tombouctou, de décrocher un diplôme en psychopédagogie et de passer le concours de la fonction publique. J’ai enfin obtenu un poste de directeur d’école à l’est de Tombouctou. C’était en 2010. J’y exerçais lorsque les groupes rebelles ont occupé le Nord en 2012.
Dans quelles circonstances vous êtes-vous engagé dans les rangs des rebelles ?
Lorsque les troupes rebelles ont envahi le nord du Mali, la population avait commencé à fuir la région pour se réfugier en Mauritanie, craignant les exactions de l’armée malienne, comme à chaque incursion des rebelles. C’était la terreur. J’envisageais de demander ma mutation à l’intérieur du pays, lorsque j’ai appris que des membres de ma tribu avaient été victimes d’exactions de la part de la population à Bamako. Ils ont été menacés et agressés, leur pharmacie incendiée alors que ce sont des personnes qui n’ont jamais vécu dans le Nord du pays, qui sont nées et qui ont grandi dans la capitale et qui sont loyales et intégrées.
Je décidai alors de quitter le pays pour l’Algérie, car je ne voyais plus aucun moyen d’échapper au racisme intertribal. En fait, ce racisme n’était pas une politique de l’État malien, il émanait de la population qui considérait les individus clairs de peau comme des intrus venus des pays arabes. Historiquement, en effet, des gens venus des pays arabes se sont installés au Mali, mais cela s’est passé il y a 400 ans ! J’étais donc en Algérie lorsque les rebelles ont envahi Tombouctou en avril 2012. Je décidai alors d’y retourner pour réintégrer mon poste et pour les aider à gérer la région.
Etait-ce votre premier contact avec Ansar Dine et Al-Qaïda ? Pourquoi vous êtes-vous senti plus proche d’eux que du peuple malien ?
Ce sont les rebelles du MNLA qui ont occupé au début la région de Tombouctou. J’ai toujours soutenu ce mouvement dans sa quête d’une solution qui rende justice au peuple azawadi dont je fais partie. Mais lorsque je suis arrivé à Tombouctou, Ansar Dine avait déjà chassé les combattants du MNLA. Je connaissais Iyad Ag Ghali, le chef d’Ansar Dine depuis l’époque où il était le commandant de la rébellion de l’Azawad. J’avais de l’admiration pour lui.
Quelques jours plus tard, il m’a invité à une réunion avec les imams des mosquées et les notables de la ville. Ag Ghali est arrivé accompagné par un groupe d’Al-Qaïda. J’ai été impressionné par son discours et convaincu par ses idées. J’ai aussitôt déclaré mon adhésion à son mouvement. J’étais déjà sensibilisé au dogme wahabite par le biais d’associations caritatives saoudiennes actives à Tombouctou. L’une d’entre elles m’avait invité à La Mecque en 2006 pour accomplir le pèlerinage et j’avais alors embrassé la doctrine wahabite.
Vous avez présenté des excuses aux habitants de Tombouctou, aux citoyens maliens, aux descendants des Saints. La reconnaissance des faits et les regrets sont-ils suffisants pour obtenir leur pardon ?
Certainement pas. Ma repentance est une démarche personnelle que je porte au fond de mon cœur, mais je ne pourrai prouver ma sincérité qu’en accomplissant des actes de réparation, à ma sortie de prison. L’UNESCO a assuré la reconstruction des mausolées. C’est un travail remarquable. Mais restaurer la confiance demande plus de temps que de reconstruire les mausolées. J’ai porté préjudice à l’ensemble de la population dans toutes ses composantes – peul, songhaï, touareg et arabe. J’espère que tous accepteront de prendre la main que je leur tends pour emprunter la voie de la réconciliation. Je veux rédiger à leur intention un mémoire, qui puisse à la fois leur rendre leur dignité et servir à la protection des mausolées.
Lorsque j’aurai purgé ma peine, je souhaite me réintégrer dans la société et m’investir dans le rétablissement de la concorde nationale. La situation est encore plus urgente aujourd’hui, après les dommages provoqués par Ansar Dine et Al-Qaïda et l’accumulation des échecs de la rébellion dans l’Azawad. Je souffre de voir les réfugiés cantonnés dans les camps en Mauritanie, en Algérie, en Libye ou au Burkina Faso. Leur retour n’est pas envisageable sans réconciliation nationale.
Les idéologies radicales qui se prévalent de l’islam attirent beaucoup les jeunes… Ce fut votre cas. Partant des enseignements tirés de cet épisode de votre vie, que pouvez-vous faire pour les protéger de ces influences ?
Je pense que les pays musulmans doivent être gouvernés selon les préceptes de l’islam, qui comporte une dimension religieuse et une dimension politique. La Charia a défini des valeurs générales valables en tout temps et en tout lieu. Ces valeurs générales, qui découlent des textes sacrés du Coran et des paroles du prophète, permettent d’édicter des lois adaptées aux nouveaux contextes. La Charia n’a jamais appelé les fidèles à rester figés dans des règles qui ont été édictées dans les temps anciens, ni à les transposer à la lettre dans un autre lieu et à un autre moment.
D’autre part, pour exercer un pouvoir politique, l’islam exige un très haut niveau de connaissance de la Charia. J’ai été très attristé et déçu de constater que les groupes que j’avais rejoints ne comptaient aucun membre qui puisse me dépasser dans la compréhension et la connaissance de la Charia, alors que j’étais un simple et modeste étudiant en la matière. Comment ai-je pu croire en la capacité de ces organisations à fonder un État solide et fort ?
Cela dit, je conseille aux jeunes de se concentrer sur eux-mêmes, leur ambition, leur pays et leur religion. La religion est une pratique individuelle. La foi, la confiance et l’espoir sont les ressorts d’une jeunesse responsable et saine, capable de se rendre compte par elle-même qu’elle n’a aucun intérêt à rejoindre les groupes islamiques radicaux.
Ce n’est pas rendre justice aux jeunes que de les considérer comme un troupeau d’êtres inconscients qui ont besoin d’être guidés. Je dois voir en eux une richesse humaine potentiellement mûre et pleine de sagesse ; si je leur expose ma vision, ils seront capables d’en retenir ce qui leur est utile. C’est ainsi – donc avec respect – que j’entends me comporter avec eux, et avec tous les autres. Comme je me réserve la liberté de les critiquer, eux comme tous les autres.
La Charia n’a jamais appelé les fidèles à rester figés dans des règles qui ont été édictées dans les temps anciens, ni à les transposer à la lettre dans un autre lieu et à un autre moment.
Restaurer la confiance demande plus de temps que de reconstruire les mausolées.
Entretien réalisé par Anissa Barrak pour Le Courrier de l’UNESCO
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