Tiken Jah Fakoly est très impliqué dans la crise politique malienne. L’artiste ivoirien, installé à Bamako depuis dix ans, a sorti un single intitulé « An Ka Wili », « Levons nous ! », en langue bambara, pour reconquérir le nord du pays occupé par les islamistes depuis neuf mois. Le single a été distribué mardi gratuitement dans le pays. Le chanteur s’est également produit sur scène le 30 et 31 décembre pour soutenir les Maliens dans cette épreuve. Il confie les raisons de son engagement à Afrik.com. Entretien. Afrik.com : Que pensez-vous de la situation actuelle du Mali ?
Tiken Jah Fakoly : La crise politique que vit actuellement le Mali aurait pu être évitée s’il n’y avait pas eu le coup d’Etat. Je suis fier d’avoir été l’un des premiers artistes africains à avoir condamné le coup d’Etat. Le Mali avait été cité en exemple sur le plan démocratique. Mais l’Afrique est encore en apprentissage. Donc, il est normal que le bateau démocratique tangue. Maintenant il faut tout faire pour reconquérir le nord. Cela fait déjà dix ans que je vis au Mali. Depuis près d’un an, j’attends que les artistes maliens réagissent. Ils ne l’ont pas fait. Donc il est tout à fait normal que je m’engage pour mobiliser et galvaniser la population face à cette crise.
Afrik.com : Quel message délivrez-vous à travers votre single An Ka Wili ?
Tiken Jah Fakoly : Ce titre n’est pas du tout commercialisé. Il est gratuit et on peut y avoir accès sur internet. « An Ka Wili » signifie en bambara « Levons nous » pour que le Mali ne nous échappe pas ! Pour que Tombouctou, Kidal, Gao ne nous échappent pas ! Au temps de nos ancêtres, les griots chantaient pour mobiliser et donner courage aux soldats qui allaient se battre au front. Le but étant qu’ils soient forts dans leur tête. Je veux donc accompagner les soldats dans leur combat pour la reconquête du nord. Dans cette chanson, je rappelle également que le Mali regroupe un grand nombre de rois. Et les plus grands conquérants en Afrique de l’ouest, qui ont remporté de nombreuses guerres. Tous ces grands hommes ont des descendants au Mali.
Afrik.com : Pourquoi vous impliquez-vous autant dans la crise politique malienne ?
Tiken Jah Fakoly : Le Mali est le pays qui m’a accueilli en 2002 lorsque la crise a éclaté en Côte d’Ivoire. Il est tout à fait normal que je m’engage auprès des Maliens. Le peuple malien ne m’a jamais fait sentir que je n’étais pas chez moi. Aujourd’hui, je peux affirmer que je suis malien car je me définis avant tout comme un africain, originaire de la Côte d’Ivoire. Mon objectif est de mobiliser la population pour l’unité de son pays. Des monuments ont été détruits à Tombouctou. Des mains et des pieds sont coupés. La population souffre. Elle réclame son appartenance au Mali et veut retrouver le sud. Pour cela il faut reconquérir le nord.
Afrik.com : L’intervention militaire pour reconquérir le nord est-elle la solution ?
Tiken Jah Fakoly : Dans l’histoire du monde, partout où il y a eu des conflits, on a tenté de négocier pour les résoudre. Mais la guerre a toujours fini par éclater, lorsque les négociations échouaient. Le Mali se trouve actuellement dans ce cas de figure. Le coup d’Etat a eu lieu car on reprochait à l’ancien président d’avoir trop négocié. On a tenté de négocier à plusieurs reprises, sans succès. Maintenant il faut mettre un coup d’accélérateur pour libérer les populations du nord qui souffrent.
Afrik.com : Donc selon vous, il faut accélérer l’intervention militaire qui, rappelons le, n’aura pas lieu avant l’automne 2013 ?
Tiken Jah Fakoly : Lorsque j’ai su que l’intervention militaire n’aurait pas lieu avant septembre 2013, j’en ai pleuré. Nous n’avons plus le temps d’attendre, ce n’est pas une bonne idée ! Des monuments touristiques sont détruits, les populations souffrent ! Il faut accélérer l’intervention militaire au Mali ! La situation est délicate, il faut faire vite ! L’Europe est aussi concernée que le Mali dans cette crise. Nous devons faire très attention et faire preuve de pragmatisme. De nombreux membres des groupes qui occupent le nord avait l’intention de quitter la région lorsque l’intervention militaire avait été annoncée. Mais lorsqu’ils ont su que les choses étaient bloquées, ils sont finalement restés.
Afrik.com : En tant qu’artiste, que pouvez-vous apportez de plus aux Maliens ?
Tiken Jah Fakoly : J’ai actuellement deux inquiétudes. La reconquête du nord et l’unité politique à Bamako. J’ai pour projet d’organiser d’autres concerts pour que les Maliens voient les acteurs politiques de leurs pays et fassent mieux connaissance avec eux. Je suis un témoin oculaire de la crise politique ivoirienne. Elle est née de frustrations, d’injustices et d’inégalités. Il faut une union des forces politiques à Bamako pour éviter ce schéma. Le Mali a deux blessés : le président en exil suite au coup d’Etat et le Premier ministre éjecté de force.
Afrik.com : Selon vous, est-ce le rôle des artistes de se mêler de crises politiques telles que celle que traverse actuellement le Mali ?
Tiken Jah Fakoly : Les artistes africains doivent avoir une prise de conscience. Notre rôle est d’éveiller les consciences, d’être différents du coupé décalé et de toutes les musiques qui font bouger les fesses en Afrique. On n’est pas Zorro, ni Robin des bois, mais nous pouvons changer les choses. Si Bob Marley n’avait pas pris de risques, il ne serait pas aussi connu. Des artistes maliens tels que Salif Keita se sont engagés en disant qu’il faut faire la guerre pour déloger les islamistes du nord. Fatou Diawara a aussi fait un single, où elle parle de paix et d’unité. Nous avons connu 400 ans d’esclavage et plusieurs années de colonisation. Nous sommes encore colonisés. Nous sommes riches et pauvres à la fois. Donc, soit on s’assoit, on chante et danse sans agir, soit on fait bouger les choses ! Quand je vois le grand Congo avec toutes ses souffrances, j’ai mal au cœur. Rare sont les artistes congolais qui s’engagent pour dénoncer cette situation. On a un devoir vis-à-vis de nos enfants et de nos petits enfants.
Afrik.com : C’est-à-dire ?
Tiken Jah Fakoly : C’est-à-dire que nous avons un devoir d’éveiller les consciences. Les populations africaines sont victimes d’ignorance. Donc c’est aux artistes de leur ouvrir les yeux sur les injustices qu’elles subissent car ils sont plus proches d’elles. Lorsque j’aurai des enfants ou petits enfants, je voudrai les regarder dans les yeux et leur dire que j’ai fait tout ce qui était en mon possible pour faire passer des messages dans l’objectif d’éveiller les consciences. Je ne veux rien avoir à regretter.