Pour la première fois, les combattants djihadistes avancent vers le Sud, où ils affrontent directement l'armée malienne. Un tournant dans la crise ?
Après s'être emparés en mars dernier du nord du Mali, les groupes islamistes armés partent à la conquête du Sud. De violents combats à l'arme lourde ont éclaté dans la nuit de mercredi à jeudi, dans la région de Mopti, opposant les djihadistes d'Ansar Dine ("Défenseurs de la religion", NDLR), d'al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) et du Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (Mujao) à l'armée malienne. "Les témoins ont également aperçu des obus, et surtout des véhicules sur lesquels étaient fixées les armes", explique au Point.fr Serge Daniel*, correspondant de l'Agence France-Presse à Bamako.
"Les islamistes possèdent désormais l'armement pour descendre sur le Sud", estime André Bourgeot, spécialiste du Mali au CNRS. "Celui-ci vient notamment de l'arsenal libyen, disséminé depuis la guerre civile en Libye". D'après une source militaire et un habitant joints par l'Agence France-Presse, les combats se déroulaient entre Konna (environ 70 kilomètres au nord de Mopti), sous contrôle gouvernemental, et Douentza (145 kilomètres au nord-est de Mopti), sous contrôle des islamistes. Les violents affrontements ont repris jeudi, et d'après Serge Daniel, les djihadistes se seraient emparés de la localité de Konna, dans le centre du pays, d'où l'armée se serait retirée. Ces combats revêtent une importance toute particulière.
Volte-face islamiste
C'est en effet la première fois que l'armée malienne affronte directement les groupes islamistes. Et la ville de Mopti demeurant la dernière capitale régionale avant les territoires sous contrôle islamiste, sa perte compliquerait grandement l'optique d'une reprise par l'armée du nord du pays. "C'est un tournant majeur qui implique une nouvelle stratégie dans la nébuleuse djihadiste", estime André Bourgeot. Depuis leur conquête du nord du pays, les touaregs islamistes d'Ansar Dine et les djihadistes du Mujao sont engagés dans des négociations avec le gouvernement malien pour arriver à un compromis politique. Or, après avoir tout d'abord accepté de cesser les hostilités le 21 décembre dernier, le chef d'Ansar Dine, Iyad Ag Ghaly, a fait volte-face en annonçant la semaine dernière que son groupe reprenait les armes.
Il exige désormais au préalable qu'on lui accorde une "large autonomie" pour cette région, et prévoit de pouvoir y appliquer la loi islamique. "Avant toute chose, il faut que le caractère islamique de l'État du Mali soit proclamé solennellement dans la Constitution", indique selon l'Agence France-Presse la "plateforme politique" du mouvement, en invoquant le fait que "le peuple malien est musulman à plus de 95 %".
Terreur dans le Nord
Depuis leur prise des trois grandes villes du Nord - Tombouctou, Kidal et Gao -, les islamistes font régner la terreur auprès de la population. Lapidation de jeunes couples non mariés, destruction de mausolées sacrés des XVe et XVIe siècles à Tombouctou et à Gao, amputation de présumés voleurs, ou encore flagellation de buveurs d'alcool ou de fumeurs, les djihadistes aimeraient étendre leur propre interprétation de la charia à l'ensemble du pays. Cette situation est devenue intolérable aux yeux de la communauté internationale, notamment la France, qui craint l'avènement d'un nouveau sanctuaire pour le djihadisme international aux portes de l'Europe.
"Vivement préoccupé" par l'annonce d'affrontements dans la région de Mopti, Paris a appelé - par la voix du Quai d'Orsay - les groupes islamistes armés du Nord à cesser leurs mouvements vers le Sud et à "reprendre les négociations". "Ces derniers événements soulignent une nouvelle fois la nécessité de procéder au déploiement rapide d'une force africaine au Mali, ainsi que de la mission européenne de formation et de conseil" [prévue en février, NDLR], a ajouté jeudi le porte-parole de la diplomatie française, Philippe Laliot.
Problème de calendrier
C'est pour éviter la création d'un nouveau "Sahelistan" à quatre heures d'avion de Paris que la France presse depuis plusieurs mois le Conseil de sécurité de l'ONU à agir. Celui-ci a finalement approuvé le 20 décembre dernier le déploiement d'une force de 3 300 soldats africains de la Communauté économique des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao), censés prêter main-forte à l'armée malienne pour reconquérir le Nord. Mais des divergences persistent sur le calendrier à adopter. Tandis que Romano Prodi, l'émissaire de l'ONU pour le Sahel, estime une intervention impossible avant septembre 2013, le président malien par intérim, Dioncounda Traoré, a averti le 31 décembre que son pays "n'attendra pas des mois" pour lancer "la guerre contre les terroristes".
"Les islamistes ont le sentiment que Bamako est finalement décidée à ouvrir ses portes à des troupes étrangères pour une intervention", analyse Serge Daniel. "Il faut donc affaiblir les troupes maliennes, pour les contraindre à la négociation." Mais d'après André Bourgeot, "les conditions présentées par d'Ansar Dine demeurent de toute façon impensables pour le Mali, car elles vont à l'encontre de la Constitution laïque du pays, mais également contre le souhait de la population malienne". Mercredi, plusieurs centaines de personnes ont manifesté dans les villes de Bamako et Kati pour réclamer la libération du nord du pays. Les rassemblements, impliquant des élèves et des étudiants, ayant été marqués par des violences, le gouvernement malien a décrété jeudi la fermeture de tous les établissements d'enseignement dans ces deux villes.
Bamako se révolte
"Il ne fait aucun doute que le peuple malien, profondément nationaliste, soutient son armée", assure Serge Daniel. "Il se dégage depuis quelques semaines un appel patriotique en faveur de l'armée malienne, renchérit André Bourgeot. Le rapport de force a aujourd'hui changé." Forts de ce soutien populaire, mais aussi de la livraison de nouveaux chars semi-blindés, les soldats maliens, que l'on disait pourtant démoralisés, sont parvenus, pour l'heure, à tenir tête aux islamistes. Mais combien de temps résisteront-ils à des combattants armés et financés par al-Qaida ?
"La stratégie des islamistes n'est pas de conquérir tout le Sud, mais plutôt de faire descendre la ligne de front, tout en s'emparant de quelques villes", estime André Bourgeot. "Le but est de créer un rapport de force favorable à eux dans les négociations, où ils sont tout à fait capables d'effectuer des concessions en échange d'une reconnaissance politique." En effet, pendant qu'ils s'affrontent dans la région de Mopti, le gouvernement malien et Ansar Dine négocient en coulisse. De nouveaux pourparlers directs devaient d'ailleurs avoir lieu jeudi entre les deux parties à Ouagadougou, sous l'égide du Burkina Faso. Mais elles ont été reportées pour leur donner "plus de temps pour se préparer".