On connait l’homme pour son impossibilité à tenir sa langue, ses pavés dans la marre. Il y a seulement trois ans, il avait tiré à boulets rouges sur la classe politique malienne, allant jusqu’à qualifier le Mali de pays « pays corrompu jusqu’au palais présidentiel » et une « population désemparée pour laquelle la religion est de plus en plus un recours par rapport au modèle démocratique ». Une liberté de ton qui ne seyait pas au diplomate du Quai d’Orsay qu’il était, et, dit-on, qui lui a valu d’être limogé. Pour Laurent Bigot, la stratégie de guerre employée contre le terrorisme au nord du Mali par l’opération française Barkhane, pourrait se solder par un échec total si elle ne s’appuie pas sur une réflexion sur les causes du terrorisme. Dans cette dure tribune (1) publiée par Le Monde Afrique, l’ancien diplomate devenu Consultant indépendant estime que le terrorisme s’est nourri de « la défaillance de l’Etat dans le Nord » et pointe un doigt accusateur à l’encontre des autorités maliennes qui ont fait de la démocratie un moyen « permettant à une minorité de s’enrichir en toute impunité avec la bénédiction de la communauté internationale, dont l’hypocrisie confine à la complicité »
« L’opération Barkhane, ‘un permis de tuer au Sahel ?’ », c’est le titre de la tribune. Il faut relever que c’est là une question d’importance quand on sait que même dans l’opinion publique malienne, Barkhane commence à susciter débat. Au début, en 2013, tous ou presque, Bigot compris, avaient salué l’intervention de l’opération française Serval au Nord pour déloger les méchants barbus d’AQMI (Al-Qaeda au Maghreb Islamique), d’Ansardine et du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest). Mais, un an après que « Serval » a été remplacé par « Barkhane », le Nord est tout sauf un havre, l’opposition armée des terroristes est là. C’est ce que Bigot essaye de désigner comme la seule ombre dans le tableau de l’intervention française, tout en dénonçant la méthode employée, laquelle consiste surtout à éliminer les chefs djihadistes.
Pour lui, « Cette stratégie du Talion masque le fond du problème : pourquoi ces mouvements terroristes s’enracinent-ils dans certaines régions et pas dans d’autres ? Pour ce qui est du nord du Mali la réponse est assez simple, même si la solution l’est bien moins. La défaillance de l’Etat dans le Nord et sa présence prédatrice voire meurtrière (l’armée malienne s’est livrée à des exactions à plusieurs reprises depuis l’indépendance y compris récemment) ont laissé un espace à des groupes armés qui remplissent aussi des fonctions sociales au-delà de la terreur qu’ils exercent sur les populations. Les populations du nord du Mali ne goûtent guère à la philosophie de vie imposée par les groupes terroristes, mais elles n’apprécient pas plus la présence de l’Etat malien telle qu’elles l’ont toujours connue. »
C’est là, disons-le tout de suite, une grille de lecture qui aura du mal à recueillir l’adhésion, même de ceux qui maîtrisent la situation au nord du Mali. Mais l’honnêteté intellectuelle pousse à dire que c’est parce que ce sont des vérités dérangeantes, que nous préférons taire. Il faut relever que Bigot n’est pas le premier à dire que la situation au Sahel, plus précisément dans le nord du Mali, n’est pas seulement une question de terrorisme ou de rébellion. Mais aussi de vacuité politique et de faiblesse des Etats. En août 2014, au sommet USA-Afrique, les États-Unis avaient promis de s’engager dans la défense et la sécurité pour la lutte contre le terrorisme en Afrique, un véritable problème d’intérêt puissant. A l’époque, j’ai écrit qu’il existe un problème sécuritaire dans le sahel. Et que ce qu’il faut dire, c’est que ce n’est pas une implication étasunienne qui pourra seulement permettre de le résoudre. En effet, la déstabilisation du Sahel, on le sait, n’est pas née qu’avec l’arrivée des djihadistes ; elle est aussi liée à l’abandon dans laquelle se trouvent les jeunes, sans avenir, de cette région, qui, en réaction contre l’exclusion, empruntent le chemin de la contrebande, des trafics, et encore plus grave, deviennent des proies pour les djihadistes. C’est donc dire que la gestion de cette zone ne doit pas se limiter à des opérations militaro-policières, mais qu’il faut aussi et surtout lutter contre la misère et l’abandon. Pour cela, il ne fait aucun doute que cette mission incombe d’abord aux pays de la région, les premiers concernés. Alors, oui, il faut être d’accord avec Laurent Bigot « qu’un contingent militaire et des milliards d’euros annoncés lors de conférences internationales ne convainquent plus personne sur le terrain ».
C’est donc dire que la gouvernance doit changer aussi, car la classe dirigeante du Mali, celle aussi bien du présent que du passé, n’est pas exempte de reproches. C’est sa gouvernance défectueuse qui a fait que les populations, partout dans le pays, se sont détournées de la politique. Quand Bigot a déclaré en 2012 qu’«aucun parti politique malien ne peut mobiliser 50 000 personnes comme le Haut Conseil islamique », bien qu’il ait exagéré, il y a une part de vérité quand on sait qu’aujourd’hui, au Mali, la voix des ténors politiques ne pèse plus lourd face à celle de certains dignitaires religieux qui semblent tenir en laisse une grosse partie de l’opinion publique nationale. Au point que nombreux sont ceux et celles qui n’excluent pas, dans les jours à venir, de voir naître un parti d’obédience islamiste. Le cas d’un pays très proche, l’Algérie, est édifiant à bien des égards. En 1992, dans son éditorial (2), Ignacio Ramonet, alors directeur du Monde diplomatique, avait écrit :
« Le F.I.S (Front Islamique du Salut) n’est pas le résultat d’une quelconque fièvre mystique qui aurait soudainement saisi la population. Comme dans le reste du Maghreb, où menace l’explosion sociale, les islamistes proposent à des citoyens mécontents, qui se sentent abandonnés, trompés et trahis par l’Etat, une revanche sur les profiteurs du régime, et un projet de société plus fraternelle, débarrassée de la corruption. »
A méditer par les ténors politiques maliens. Et on connait la suite de la situation en Algérie : En janvier 1992, l’armée a forcé le président Chadli Benjedid à démissionner, et a interrompu les élections législatives pour refuser l’indiscutable victoire du Front Islamique du Salut (F.I.S). Ce que le journaliste et essayiste Akram Belkaïd a appelé dans « Un regard calme sur l’Algerie » « une extinction des lumières ». Ensuite, le 29 juin 1992, à Annaba, le président Mohamed Boudiaf a été assassiné.