Cinquante ans après l’indépendance, «nous sommes toujours aux prises avec la question nationale», commentait avec amertume en 2012 Soumeylou Boubèye Maïga. Elle a resurgi dans une conjoncture spéciale mais se pose quasiment dans les mêmes termes qu’à l’indépendance, et renvoie à un constat élémentaire, quasi spatial : quelle place pour le Nord et ses populations dans une géographie socioéconomique et politique si distendue ?
Il faut rappeler de quoi l’on parle. D’un territoire malien à la surface immense, plus d’un million (1.241.238) de kilomètres carrés, dont les 7000 km de frontières sont partagés avec sept Etats. Au sein de cet espace, l’ample boucle (1700 km) du fleuve Niger traverse toute la partie méridionale et centrale du pays, et définit deux espaces distincts :un Sud utile, au climat soudano-sahélien contrasté, où se concentrent hommes et activités ; et un «au-delà» du delta du Niger, ce Nord saharien où hommes et pluies sont rares, où le complexe spatio-climatique a défini un autre monde géographique sur une large moitié, voire les deux tiers de l’espace malien.
De ce fait, inscrit dans la réalité géographique, le risque existe pour le Sud de «écrocher», d’abandonner à leur sort les régions septentrionales après tant d’échecs. Il exprime une constante dans l’histoire récente du pays. Car la tentation est forte pour le pouvoir en place à Bamako de se concentrer sur le Mali démographiquement et économiquement utile, où la population et son mode de vie sont homogènes, et où la population et son mode de vie sont homogènes, et l’histoire relativement linéaire. Le Mali peut-il- au propre comme au figuré-perdre le Nord ?
Pourtant, l’espace et ses contraintes ne racontent qu’une partie de l’histoire. L’autre, qui a la durée pour elle, exprime une réalité d’apparence paradoxale : le Mali ancien s’est déployé au long des siècles sur une continuité nord-sud. Des forêts du sud jusqu’au septentrion méditerranéen, les hommes n’ont cessé de circuler sur les routes d’un commerce transsaharien qui fut un puissant courant d’échanges civilisationnels. La diffusion de l’islam, dès le VIIIème siècle de notre ère, correspond à cette singularité du Mali, la singularité d’une Afrique de l’Ouest que les vieux empires du Mali ont unifiée à plusieurs phases de l’histoire précoloniale comme une région de contacts.
On parlera plus loin de ces empires qui, du XIIIème au XVIIIème siècle, ont structuré l’identité malienne d’aujourd’hui. La colonisation, faisant suite à la traite atlantique, laquelle avait déjà perturbé les flux séculaires entre nord et sud, a imposé autre logique de l’espace, que les Etats indépendants ont reprise à leur compte. Depuis lors, la question nationale, c’est la question de l’Etat.
Les pères de l’indépendance malienne ont conçu l’Etat-avaient-ils le choix ?- comme une construction administrative hypertrophiée, apte à créer un «effet» d’Etat centralisateur, copié sur le double modèle à la fois français et socialiste. Les erreurs ont été multiples, mais il y avait là une logique qui a conduit aux abus bien connus : omnipotence d’une caste bureaucratique sans prise sur les besoins et le dynamisme d’une société avant tout d’agriculteurs et de commerçants, tandis que les éleveurs et les nomades figuraient une sous-classe à peine admise à l’existence. Du moins l’Etat prenait-il forme (infrastructures, équipements d’enseignement et de santé, fonction publique, etc.), même si sa «gouvernance» accumulait les déficiences.
L’échec de la gestion socialiste dans les années, Modibo Keïta (1960-1968), doublé d’une incurie militaire sous le pouvoir de Moussa Traoré, a précipité le pays dans les impasses de l’ajustement structurel.
A partir des années 1980, les bailleurs de fonds prennent le pouvoir, et leur prise de contrôle correspond à la vague néo-libérale mondiale, où l’on ne conçoit l’Etat que comme une construction parasite. Tout concourt dès lors à affaiblir ce qui n’existait pas encore.
Amoindri par l’ajustement structurel et les contraintes d’une stratégie dictée de l’extérieur, le Mali a suivi depuis la fin des années 1970 le cheminement d’un développement dont on peut dire qu’il était, à la limite, mené par une administration sans Etat : sorte d’administration relais - elle-même inefficace -d’une politique non défini au plan national ; et comment serait-elle définie, sinon par le débat et la confrontation démocratique ? On a pu croire que les années 1990, après l’instauration de la IIIe République malienne, inauguraient un changement de cap. Oui, pour le débat et la confrontation. Non, pour la refondation de l’Etat, plus impuissant que jamais.
Il est toujours délicat d’appeler à un retour de l’Etat, si celui-ci doit être conçu comme une simple machine de force, notamment policière ou militaire ; mais l’Etat serait à comprendre dans ce cas et avant tout comme le fruit d’une vision politique, à laquelle on soumet les moyens d’une administration faite pour exécuter. C’est l’exemple de la décentralisation ?
Au Mali, cette très belle idée a été, à tort, conçue comme un substitut à l’Etat, et c’est la grande bévue des partenaires extérieurs qui ont accompagné la réforme. Mais une décentralisation sans Etat- et sans une conception de celui-ci venue de l’intérieur-ne marche pas, et ne serait-ce qu’en raison des ressources à affecter aux instances locales, et au contrôle à exercer sur elles pour les faire fonctionner. Et bien sûr il y a-du moins dans une certaine culture historique de l’Etat qui n’est pas celle des Länder allemands-des missions qui reviennent naturellement à l’Etat, pour équiper, construire, soigner, éduquer et planifier.
Or la décentralisation à la malienne s’est faite à la lumière du désarmement général de l’Etat, ou de ce qu’il en restait, sous l’injonction des bailleurs de fonds. Instiller une dose de privatisation dans les années 1970-1980 était sans doute nécessaire après les abus du centralisme socialiste. Mais qu’a-t-on fait d’autre que «privatiser» radicalement l’Etat ?
Ainsi pour l’école comme pour la santé, ces deux indicateurs témoins du développement, où l’on n’a rien imaginé de plus ingénieux que transformer l’Etat du Mali en vague régulateur de son développement, quand toutes les initiatives revenaient à des communautés de base par ailleurs fort démunies. La cellule villageoise et ses comités ont fait les délices des statisticiens, mais qu’est-ce qui fonctionnait ? Où est la qualité dans les chiffres d’enfants scolarisés et de création de centres de santé primaires ?
L’engouement pour l’éducation de base a eu une autre conséquence: l’université est restée un parfait statu quo effectifs débordants, quand le Mali avait le plus grand besoin de matière grise et de cadres, ce qui nourrissait à coup sûr son impuissance à être pleinement acteur de son destin.
Extrait de Mali Crise au Sahel (Thierry Perret)