Les agences de développement internationales ont eu une conception remarquable de la décentralisation. En poussant le trait, on pourrait dire que celle-ci n'était à leurs yeux qu'une variante de la privatisation, concept valable en tout temps et en tout lieu. Détenteurs de l'accès aux financements internationaux, à partir des années 1980 les organismes financiers que sont le FMI et la Banque mondiale ont imposé partout en réduire les déficits et à réorienter les maigres ressources laissées à l'État. Mais sous l'orthodoxie budgétaire, c'est l'idéologie du «moins d'État» qui a partout prévalu.
Dans les secteurs sociaux, à partir des années 1990-2000, de la réduction de la pauvreté. En 2000, les Nations unies lançaient le programme des OMD (Objectifs du Millénaire pour le développement), visant notamment à éradiquer ou du moins réduire la pauvreté, avec un rendez-vous pris à l'horizon 2015. Tout ceci passait par l'amélioration significative d'indicateurs chiffrés, et on a donc travaillé sur la masse sans se préoccuper outre mesure des disparités, ni de ce que recouraient les statistiques-et de ce qu'elles ne disent pas sur la qualité, notamment, des services sociaux.
Le taux de scolarisation (primaire) qui était au Mali de quelque 30% dans les années 1970 est passé autour de 2010 à 80%, grâce à un effort massif vers l'éducation de base, de plus en plus assurée par l'enseignement privé et les structures communautaires au niveau villageois. Cependant cette scolarisation statistique en peut masquer la régression enregistrée dans l'éducation. Car dans le même temps l'école a formé de plus en plus mal, surtout aux niveaux moyen et supérieur. C'est le grand échec de la IIIème République malienne, mais il est partagé avec tous les développeurs.
Au plan intérieur, Alpha Oumar Konaré avait certes fait de l'école une priorité mais, comme on l'a vu, il n'a pu réformer une éducation dont la dynamique est d'abord d'ordre politique: la démocratisation à la malienne a constitué les associations de scolaires et d'étudiants, ainsi que les syndicats d'enseignants, en acteurs politiques majeurs.
Durant la Transition de 1991 ils ont partie prenante du pouvoir, et par la suite ils demeurent très présents et se trouvent en conflit ouvert avec les gouvernements, qui vivent sous la menace permanente de grèves et de manifestations. Leur contrôle par les parties est une composante essentielle du jeu politique. Dans ce contexte, les années blanches se succèdent et toute réforme est rendue impossible.
La dégradation, sous les effets combinés de l'agitation politique et de la démographie, est manifeste dans le supérieur. 70.000 étudiants maliens envahissent des établissements d'enseignement supérieur conçus pour en accueillir le tiers. En raison du sous-équipement et des faibles capacités des maîtres, la baisse de niveau y est terrible.
Aujourd'hui, considère l'anthropologue Moussa Sow, «nous payons le prix de cette déroute, avec la grave "désintellectualisassions" de l'université malienne et l'absence de compétences dans tous les domaines». Mais les bailleurs de fonds, qui n'ont cessé de faire pression pour «dégraisser» l'Éducation nationale, n'ont guère laissé d'autre choix. Dans tous les ordres d'enseignement on a licencié des professeurs d'expérience, la formation des enseignants a été négligée. Alpha Oumar Konaré avait plaidé pour un effort significatif dans l'enseignement supérieur. Les partenaires étrangers y ont opposé leur veto.
Doulaye Konaté, président de l'Association des historiens africains, confirme ce constat. Et il s'interroge: il faudrait comprendre pourquoi le Mali a tant de problème avec la «modernité». Question grave, propre à semer le trouble. Car autant ce pays resté massivement rural, même lorsqu'il déversait en ville des millions de paysans déracinés, s'est arcbouté sur ses «traditions» dont les guides touristique ont tant vanté les charmes préservés, autant la résistance s'exerçait face à tout changement. Ne parlons pas de performance...
Que ce soit dans l'économique ou dans la sphère intellectuelle, le Mali a troqué tout souci d'efficacité contre une désarmante capacité à l'inertie. Et paye le prix d «encore plus de non-État», faute d'un changement des mentalités qui ne pouvait être pris en charge que par une instance politique volontariste, soucieuse de modernisation.
La déroute de l'État a eu une autre conséquence, qui s'est accentuée sous les deux mandats d'Amadou Toumani Touré. On a pu constater alors la progression d'un sentiment communautaire, peu imaginable quelques années en arrière. Comprenons: on est en Afrique, où presque aucun État n'échappe à la division ethnique, quelles qu'en soient les raisons souvent complexes. Le Mali qui pouvait apparaître à l'indépendance comme une «poussière» de communautés aux cultures foncièrement différentes (Dogons, Malinkés, Songhaï, Peuls, Touareg, etc.) s'est édifié sur un socle d'unité nationale où la différenciation ethnique semblait un phénomène secondaire. Ce carrefour de peuples avait connu dans son histoire d'incessants mélanges; et les artisans de l'indépendance malienne ont valorisé, parfois à l'excès, les grands empires e l'histoire du Mali comme autant de creusets anciens pour la cohabitation des communautés. Le modèle a plutôt bien fonctionné. Ce n'est plus vrai, et l'heure est une schématisation ethnique très orientée.
Extrait de Mali : Une crise au Sahel (Thierry Perret)