Depuis la nuit des temps, les hommes se sont assis sur certains acquis : ils partent à la chasse toute la journée et rentrent le soir avec leur butin. Notre chasseur de mammouths se retrouve alors bien dépourvu quand la fée des cavernes ne l’attend plus pour faire chauffer le chaudron. Et quand c’est elle qui, à la fois, ramène le mammouth et la cuisine… Péril en la demeure.
Le fait que les femmes travaillent s’impose peu à peu comme une évidence. Ce n’est pas encore tout à fait gagné, mais on y arrive. Par contre, que la femme ne soit pas l’égale de l’homme dans le travail (que ce soit au niveau de l’emploi ou du salaire) ne soulève pas vraiment d’objections dans la société, et surtout pas au sein du couple.
Chacun sa place… La réalité est beaucoup plus insidieuse. Une femme veut réussir ? Tous les hommes amoureux (ou presque tous) applaudissent des deux mains. Avoir une femme brillante est quand même plus séduisant que de retrouver tous les soirs la dernière des écervelées, à la conversation plus que limitée. Certes. Mais attention, terrain miné.
Sous ces bonnes intentions se cachent quelques limites : la maison, les enfants, l’intendance domestique. Une femme qui réussit aura tous les honneurs. Sous réserve qu’elle assume aussi bien ses autres vies : celles de maîtresse de maison irréprochable, d’amante inventive et de maman dévouée. Le challenge est lancé.
Celles qui arrivent à jouer et à gagner sur tous les tableaux ne sont pas aussi nombreuses qu’on pourrait le penser. C’est alors que naît ce sentiment si pernicieux qu’est la culpabilité. La difficulté des femmes à assumer leur ambition ressort fatalement : « je suis déchirée », « j’essaie d’être aussi bien à la maison qu’au bureau », « j’en fais trop », « je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir à ce rythme »…
Quelle femme qui travaille n’a jamais éprouvé ces sentiments ? Il serait peut-être bon de rappeler qu’un couple, ce n’est pas seulement la jonction de deux intérêts, ce n’est pas « chacun pour soi » avec l’un qui réussit et l’autre qui rate. Les ambitions doivent se vivre à deux et les décisions professionnelles se prendre ensemble. Réussir sa vie professionnelle sans bousiller son couple, c’est encore l’ambition la mieux partagée des femmes. Reste à méditer, entre déjeuners d’affaires, soirées en amoureux et sorties, ces quelques verres : « Impose ta chance, sers ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront. » Les hommes qu’on aime aussi. Qui sait ?
Mais cette situation parfois inconfortable vire rapidement au cauchemar quand les rôles traditionnels s’inversent, et que c’est la femme qui rapporte le plus gros salaire. C’est sur un tout autre terrain que l’affaire se joue. Dans les esprits, l’homme doit gagner plus d’argent que sa femme pour être un homme, un vrai. On a beau dire et beau faire, l’homme reste le chasseur, celui qui rapporte l’argent pour la soupe, tandis que la femme, même si elle travaille et gagne bien sa vie, aime poser sa tête sur son épaule rassurante. Il en va de son rôle d’homme. Sans cela, c’est l’humiliation car il n’existe plus dans le schéma classique du couple avec le statut qui normalement lui revient de droit. Qui plus est, traditionnellement, la capacité à gagner de l’argent et la virilité sont très liés. Soit : plus l’homme a un salaire important, plus il est censé « assurer » au lit.
La vision qu’il peut avoir de son pouvoir et de sa puissance reste très sexualisée. Quand un homme se retrouve du jour au lendemain sans emploi, et surtout sans revenu, il n’est pas rare qu’à ce moment-là il devienne impuissant, ce qui marque bien la relation qu’il peut faire entre argent et virilité. Mais là encore, tout dépend de la manière dont l’homme conçoit sa masculinité. Il est clair que s’il la définit très fort en fonction de la répartition des rôles traditionnels (l’homme pourvoyant à la nourriture, la femme s’occupant du foyer), il risque fort de se sentir remis en question par le fait que sa femme gagne plus que lui. Et qui dit femme indépendante dit aussi femme qui échappe au contrôle de l’homme.
Elle n’a pas besoin de lui pour subsister et peut à tout moment faire ses bagages et claquer la porte. L’argent est un élément majeur de l’équilibre du couple, il est le symbole même du pouvoir. C’est celui qui le détient qui commande, ou du moins qui a tous les moyens en sa possession pour le faire. Mais bien peu d’hommes se sentent capables d’assumer le fait que leur femme a plus de pouvoir qu’eux, ne serait-ce qu’inconsciemment. A moins de tomber sur un homme extraordinaire. Il paraît qu’ils sont de plus en plus nombreux… Mais parmi ceux que nous avons rencontrés, ils n’étaient pas légion.
« Le fait que ma femme gagne plus que moi ne me dérange pas du tout. Ce n’est pas un très gros écart de salaire, mais il n’empêche qu’elle gagne quand même plus que moi. La situation ne me perturbe pas outre mesure, au contraire. Au restaurant, il n’est pas rare du tout que ce soit elle qui m’invite. Les serveurs font parfois un drôle de tête quand c’est ma femme qui sort Son argent au moment de payer. Rien ne l’oblige à rester. Alors si elle reste, je sais que c’est pour moi et pas pour autre chose… Surtout pas pour mon argent. »
« Mon mari gagne beaucoup moins que moi. Il est médecin et son cabinet ne marche vraiment pas bien. Cela fait des années que ça dure. Des années que moi, de mon côté, je gravis petit à petit les échelons au sein de mon entreprise, pour finir aujourd’hui par toucher un salaire très confortable. Notre fille est à l’étranger pour ses études. C’est moi qui paye son studio et tous ses frais annexes. Les revenus de mon mari ne le permettent absolument pas. Mais malgré tout, en société et surtout dans sa famille, il est celui qui a réussi puisqu’il est médecin.
Moi, je passe au second plan. Je ne suis « que » sa femme, bien que ce soit moi qui fasse bouillir la marmite. Je joue le jeu et passe pour la femme soumise. Notre écart de revenus est un sujet que nous n’abordons jamais, car je sais qu’intérieurement il en souffre beaucoup. Si cela venait à se savoir, il ne s’en remettrait pas. C’est son côté macho… De mon côté, parfois je culpabilise. Je sais que c’est ridicule, mais dans notre société, un homme qui gagne moins que sa femme n’est pas vraiment un homme. »
Yattara Ibrahim