InterviewLa musicienne malienne est de retour avec «Né So», un sixième album studio né dans le doute mais accouché avec bonheur.
Tissant des liens entre l'Afrique et le monde, la chanteuse malienne Rokia Traoré vient de sortir l'album «Né So» qui réunit musiciens d'Afrique de l'Ouest et artistes occidentaux comme le bassiste de Led Zeppelin, John Paul Jones.
Sous nos latitudes, l’«urgence de l’art» résonne trop souvent comme une formule creuse, galvaudée, et rares sont les créateurs qui se confrontent directement – et pas seulement intellectuellement – à la dure réalité. Discuter quelques instants avec la chanteuse Rokia Traoré rappelle que la vie d’artiste peut ressembler à un parcours du combattant – et pas seulement quand il s’agit de quêter des subventions.
De retour au pays depuis 2009, l’artiste malienne a vécu les effets de l’occupation des territoires du nord depuis 2012. Après avoir quitté momentanément le Mali, elle y est pourtant revenue. «Cela va beaucoup mieux maintenant, même si la situation mondiale, elle, ne s’est pas améliorée. Il est clair, aujourd’hui, que des menaces peuvent faire leur apparition n’importe où. Mais rester n’était pas pour autant un choix évident quand on a des enfants et la possibilité de vivre plus tranquillement ailleurs. Actuellement, ce qui m’inquiète le plus, c’est la montée en puissance des leaders musulmans qui profitent de la pauvreté et du désarroi pour faire gober leur propagande.»
Les difficultés africaines
L’intégrité et le courage n’ont jamais manqué à Rokia Traoré, qui admet pourtant avoir beaucoup douté avant d’entamer la réalisation de son nouvel album, Né So. «A un moment, je me suis posé des questions sur la manière de continuer. J’avais 40 ans, 20 ans de carrière…» Mais son engagement local – notamment sa Fondation Passerelle, qui cherche à développer l’économie de la musique au Mali – a pris le dessus. «Je ne pouvais pas abandonner un pays comme le mien, qui a tant besoin de culture pour gagner en cohésion sociale. En Afrique, le milieu du spectacle et de la musique a toujours été très informel. Avec la crise du disque mondiale, les artistes ont perdu toute dynamique propre. Certains qui ont du talent cherchent à faire carrière en Europe, mais ils le font sans que leur propre culture, leur propre milieu s’épanouisse.»
Les artistes africains capables de passer la Méditerranée se raréfient et la Malienne sait qu’elle fait figure d’exception avec quelques compatriotes comme Salif Keita ou Toumani Diabaté. «Avant, il y avait beaucoup de festivals qui programmaient de la musique du monde. Désormais, ils ont soit arrêté, soit se sont diversifiés, avec d’autres musiques. A mes débuts, j’ai senti que j’arrivais à un moment culminant, que cela ne pouvait que redescendre. L’effet de la fin d’une mode, couplée à la crise du disque.»
Observation musicale globale
Fille de diplomate, la chanteuse a bénéficié, lors de sa jeunesse, d’un regard international qui lui a permis d’observer et d'analyser un système musical global. «Même si j’étais une grande mélomane, je ne me destinais pourtant pas à la musique! Je me voyais journaliste, au service de la culture africaine – lui donner un recul critique qu’elle n’a souvent pas… Pour cette raison, je me suis toujours intéressée aux questions de production, de management, de maison de disques.» Sa réflexion, son engagement artistique ont pourtant failli ne pas suffire à retenir sur scène celle qui était devenue un emblème de la musique africaine.
Il ne faut pas s’y tromper – et l’écoute de Né So le démontre avec force –, le retour de Rokia Traoré bénéficie autant au Nord qu’à l’Afrique, préservant un dialogue que personne n’a intérêt à voir s’interrompre, surtout quand il est initié par une artiste d’une telle envergure.
Retrouver sa voix sur le dernier enregistrement du trompettiste Erik Truffaz, Doni Doni, était déjà un plaisir. Sa version du Strange Fruit de Billie Holiday sur son nouvel album impressionne par les ponts tissés. Né So signifie la maison, le foyer. Le morceau-titre de cet album où l’on croise John Parish, John Paul Jones ou Devandra Banhart évoque le destin des migrants, des victimes de la guerre. Pour se lancer dans ce sixième enregistrement studio, Rokia Traoré a décidé de faire table rase. «J’ai voulu prendre les décisions seule, comme pour mon premier album (ndlr: Mouneïssa, en 1998), parce que je me suis rendu compte que, par le passé, je perdais parfois plus de temps à refuser ce que je ne voulais pas.» Un retour éclatant à la source. (TDG)