Agent de l'un des nombreux sites de la Société de Logistique Kuehne Nagel en France, le parcours de Fousseyni Camara est aussi atypique que sa personnalité. Immigré de la première génération, il se définit humblement comme «un self-made-man» qui n’a pas eu besoin de diplômes pour réaliser ses rêves et concrétiser ses ambitions. À 62 ans (né le 31 décembre 1954), c’est un autodidacte qui n’a rien à envier aux supposés grands intellectuels et qui a surtout le mérite d’avoir fait «dix fois plus» que les autres dans différentes formations en management et dans le syndicalisme pour se faire une place. Leader syndical respecté et admiré au sein de Kuehne Nagel et de la Confédération générale du travail (CGT), Fousseyni s’est confié à «Le Reporter Mag» pour parler non seulement de son engagement syndical, mais aussi de son parcours…. et du futur du Mali toujours secoué par la crise sécuritaire qui l’ébranle depuis janvier 2012. Interview !
Le Reporter Mag : Comment avez-vous attrapé le virus du syndicalisme ?
Fousseyni Camara : En réalité, j'ai toujours été porté vers le social. Je ne supporte pas qu'un salarié ne puisse pas vivre dignement de son travail. Mon premier constat dans le monde du travail a été que le sale boulot et moins payé est réservé généralement à nos compatriotes immigrés. L'immigré en voit tous les jours des verts et pas mûrs. Mon analyse a été que c'est plus par ignorance de leurs droits qu'autre chose. Ayant eu le privilège d’apprendre à lire et à écrire, il était de mon devoir de les aider à mieux appréhender leurs droits et à les défendre.
Vous êtes Délégué syndical, Délégué du personnel et membre du CE de la Confédération générale du travail (CGT). En quoi consistent ces différents mandats ?
Ces trois mandats sont électifs. En France, la plupart des organisations syndicales sont autorisées dans les entreprises. Il s’agit principalement de la CGT, la CFDT, FO, CFTC, UNSA… Dans les entreprises, ces syndicats sont un peu la vitrine de ces grandes organisations. Délégué syndical, je représente mon syndicat dans l'entreprise et ventile ses instructions et ses revendications aux adhérents et aux sympathisants. Lors des élections inter-professionnelles qui ont lieu tous les deux ans, c'est à moi de proposer la liste des futurs élus aux couleurs de la CGT, de les aider par la discussion, la formation syndicale tout au long de leur mandat. Bref, j'impulse la démarche syndicale de la CGT.
Et quel est le rôle du Délégué du personnel (DP) ?
Il veille à revendiquer, à être le porteur des doléances et des besoins des salariés auprès de la direction. Il a pour mission de prendre en compte les aspirations individuelles de chaque salarié en CDI (Contrat à durée indéterminée) ou en CDD (Contrat à durée déterminée). Une fois élu, le Délégué défend tous les salariés, qu'ils soient de la CGT ou pas. Le CE (Comité d'entreprise) est une structure très importante dans l'entreprise, elle se gère conjointement avec la direction et les élus. C'est au CE que nous demandons un compte-rendu détaillé de la situation financière de l'entreprise. Le CE a un budget assez conséquent, qui est d'ailleurs géré par l’un de mes élus CGT, en collaboration avec le Secrétaire général qui est également de la CGT. Ces différents postes ne s’obtiennent que lorsque son organisation est majoritaire dans l'entreprise. Le CE finance également les activités sportives et culturelles au sein de l'entreprise...
Vous êtes également membre du Comité exécutif de l'Union locale des syndicats CGT dans le Département de Seine et Marne (77) ?
En effet, je suis membre de cette instance depuis seulement 5 ans. Le champ d'activité territorial de l'Union locale rayonne sur les cantons et communes du Département. Je coordonne, avec d'autres, l'activité de la CGT dans plusieurs secteurs. Pour faire bref, notre rôle consiste à développer la solidarité entre tous les salariés, de toutes générations, ayant ou non un emploi, un logement, des droits sociaux. Ce rôle social peut aller jusqu'à assister gratuitement un salarié qui a un différend avec son employeur. Nos avocats sont à la disposition de tous les adhérents CGT à jour de leurs cotisations.
Quel est le secret de votre intégration?
Mon intégration a été facilitée par mes pérégrinations en Afrique. Le secret, c'est de se fondre dans la masse, d'observer et ne surtout pas se marginaliser. Avoir à cœur que chaque pays a ses codes et les accepter comme ils sont… Bref, à moi de m'adapter à eux et non l'inverse. Il faut aussi s’intéresser plus particulièrement à leur culture, aller vers eux dans le but d'apprendre et non de leur imposer sa culture, mais de rester soi-même. Ils finiront bien par s’intéresser à toutes les subtilités de votre culture. À partir de là, ils finissent par comprendre que nos différences sont très minces dans de nombreux domaines. Ne jamais imposer son mode de vie, mais essayer subtilement de le faire aimer.
Quel est votre regard sur le syndicalisme en Afrique ?
Que du respect pour ces syndicalistes ! Je vous invite à lire «Les bouts de bois de Dieu» du regretté Sembène Ousmane pour mieux comprendre le combat de nos aînés en Afrique. Ils ont été de toutes les luttes de libération et d’indépendance. Ils mettent beaucoup d’ardeur et de conviction dans l’accomplissement de leur Mission. Et, croyez-moi, ce n'est pas facile.
Pourquoi avez-vous choisi de vous installer en France ?
Ma vie est faite de rencontres intéressantes. J’avais flairé la victoire de François Mitterrand quand j’étais à Dakar (Sénégal), à mon retour des Etats-Unis. Je n’ai pas voulu rater ce moment historique, car, à tort ou à raison, j’avais le sentiment qu’avec lui, la France serait dans de bonnes mains pour mettre un terme au paternalisme de la France à l’égard de l’Afrique. Et j'ai eu la chance, grâce à des amis sénégalais, d'arriver à Paris, 13 jours avant sa victoire du 10 mai 1981. Imaginez, un «Sans papier» à la Bastille, pour fêter la victoire… d’un homme de Gauche ! C'était un grand moment. Ma hantise était une victoire de Valéry Giscard d'Estaing.
Pourquoi ?
Giscard n'aimait de l'Afrique que sa faune. Son objectif inavoué était de remplacer en France les ressortissants d'Afrique noire par des Asiatiques qu'il trouvait plus dociles et plus discrets que les Africains et les Maghrébins.
Pendant les années Mitterrand, les immigrés avaient-ils facilement du travail leur permettant de mieux s’intégrer ?
Pas forcément. Mais nous étions moins stressés pour sortir de chez nous et aller chercher du travail. J'ai pour ma part eu moins de tracasseries policières. D'ailleurs, j'ai eu la chance de travailler le lendemain de mon arrivée. De l'aéroport, j’ai choisi, avec le chauffeur de taxi, un foyer de résidence d’immigrés, au hasard. J'ai eu la chance de trouver dans ce foyer des personnes qui m’ont connu, quand je m’occupais de la comptabilité basique de leurs parents commerçants à Bamako. Je fus accueilli à bras ouverts comme un membre de leurs propres familles. Un Monsieur Soninké de belle allure est venu le même soir annoncer qu’il partait en vacances au Mali pour six mois et qu’il cherchait quelqu’un sachant lire et écrire pour le remplacer, le temps de ses longues vacances. J'étais le seul qui remplissait ce critère. Une chance, car certains me confieront plus tard qu’ils n’ont pas travaillé un seul jour depuis leur arrivée en France. Ce Monsieur m'a même offert un blouson contre le froid et de l’argent de poche. Il m’a emmené ensuite dans le Métro pour m’expliquer comment on valide un ticket et comment fonctionnent les correspondances jusqu’au lieu de travail. J’ai mis deux heures avant d’assimiler le trajet (rires). Ces six mois m’ont permis de mettre de l’argent de côté et de m’inscrire à l’Alliance française pour comprendre un peu les subtilités de la langue de Molière. C’est l’une des clés de l’intégration en France et j’avais beaucoup de lacunes dans ce domaine.
Le syndicalisme menant à tout, avez-vous des ambitions politiques en France ou au Mali ?
Aucune ! Ou alors, comme simple militant de base. Je n'ai la carte d'aucun parti politique au Mali. Nos leaders politiques sont de très haut niveau. D'ailleurs, le parcours de certains d'entre eux me fascine.
Comment ?
Je voulais dire simplement qu'ils ont le bagage nécessaire pour diriger un pays, mais c'est le système de gouvernance qui pose un sérieux problème au Mali. Apparemment, il leur manque le courage de s'attaquer aux mentalités. À leur corps défendant, ils deviennent des otages d’un système qui les rend méconnaissables après. Et ceux qui résistent, sont virés manu militari, s’ils ne tombent pas dans l'oubli. J'avoue ainsi que j'ai un profond respect et de la considération pour des leaders politiques comme Tiébilé Dramé et Soumana Sacko. L'un, pour son courage et son patriotisme. Il a fait partie, parmi tant d'autres, de farouches opposants à la dictature militaire et au parti unique. Si le poumon de la vie démocratique d'un pays est le débat, je crois sincèrement qu’au Mali, ce grand Monsieur et sa chapelle politique la rendent moins monotone par des propositions et prises de position courageuses. Nous leur devons beaucoup au Mali. Quant à Soumana Sacko, qu'on ne présente plus, il est l'honnêteté et la rigueur incarnées. Je citerai également M. Soumaïla Cissé et Moussa Mara. Toutes ces 4 personnalités ont la carrure pour diriger un jour le pays. Tout comme d’ailleurs Modibo Sidibé.
Pensez-vous que l'accord signé l'an dernier (15 mai et 20 juin 2015) à Bamako va ramener la paix au Mali ?
L'accord signé l'an dernier ne me paraît pas être un bon accord pour le Mali. J'avoue que certaines de ses clauses font froid dans le dos. J'ai le sentiment que la Constitution du Mali a été violée pour satisfaire les velléités identitaires des groupes armés qui sont ultra minoritaires dans nos régions du Nord. J'ai été surpris du mépris et des insultes à l'endroit de ceux qui étaient contre l'accord, alors qu'une large concertation de toutes les forces vives de la Nation aurait permis de ramener d'Alger un bon accord. À mon humble avis, un accord d'une telle importance méritait d'être soumis à référendum. La question est maintenant de savoir s'il est applicable, dans la mesure où il est également incompréhensible, le processus qui a conduit un groupe, que l'on dit pro-gouvernemental, à faire une alliance avec ses pires ennemis de la Cma.
Est-ce par trahison ou par vengeance de l'humiliation subie à Ménaka ? Comment voyez-vous l'avenir du Mali dans l’immédiat ?
Difficile de savoir ce que l'avenir nous réserve. Mais nous rêvons tous qu'il soit radieux, car notre pays le mérite. Mais, pour y arriver, nous devrions toujours avoir à l'esprit que seul le travail et l’abnégation nous mèneront au diapason de pays où il fait bon vivre. Nous devons travailler ardemment pour bâtir le pays de nos rêves et de nos valeurs pour le léguer aux futures générations. Dans ce pays, nous croyons aux vertus de la prière sous toutes ses formes. Mais, pour qu'Allah nous entende, montrons-lui que nous avons réellement envie de nous en sortir par le travail. Lorsque je vois les rapports annuels du Vérificateur général et que rien n'est fait pour mettre un terme à ce pillage généralisé, et qu’en même temps, nous continuons à tendre la main à l'Occident et l'Asie, je ne peux qu’être triste et pessimiste. Nous n'arrivons toujours pas à comprendre que les institutions financières internationales ne sont que des instruments de recolonisation impérialiste. Ces milliards de Fcfa que nous recevons d’elles, ne font que nous appauvrir davantage, car il faut les rembourser à des taux astronomiques. Pourquoi donc une petite poignée de personnes dans le pays se donne le droit de piller, sans états d’âme, nos maigres ressources pour les placer chez ceux qui nous sucent le sang depuis des siècles ? Tant que la corruption, ce crime innommable, sera banalisée dans le pays, nous aurons du mal à nous en sortir. Nous devons nous réveiller, changer de comportement et comprendre que notre salut est dans le travail.
Quels sont les dirigeants politiques africains qui vous fascinent ?
Parmi les dirigeants politiques africains en activité, j'ai une fascination toute particulière pour le président Paul Kagamé du Rwanda. Ce pays vient de loin, de très loin. Je ne vois pas quel autre dirigeant africain aurait pu mettre son pays sur les rails après un génocide ayant fait un million de morts. L'homme est humble, gros travailleur et déteste la médiocrité dans l'action. Il voyage peu, parle peu et toute son action est consacrée au bonheur des Rwandais. Et pour d'autres raisons, j’admire aussi le président Robert Mugabe. L'homme est pugnace. Son combat qui me séduit le plus est : Ne jamais écorcher la dignité de l'Homme noir ! Parmi nos anciens dirigeants, j'ai aussi une fascination et un profond respect pour les regrettés Modibo Kéita, Kwameh Nkrumah, Ahmed Sékou Touré, Patrice Lumumba, Amiral Cabral, Nelson Mandela, Julius Nyerere, Murtala Muhammad et Thomas Sankara. Mon sentiment est que ces Grands hommes étaient trop en avance sur leur temps. Je suis convaincu que Jerry Rawlings est une bonne référence pour non seulement nos dirigeants actuels, mais aussi pour les jeunes qui se préparent déjà à prendre la relève dans la gouvernance de nos Etats.
Avec toutes vos responsabilités, surtout syndicales, avez-vous encore des distractions ?
Bonne question (rires) ! La loi m'accorde mensuellement 20 heures comme DS (Délégué syndical), autant comme membre du CE et 15 heures comme DP (Délégué du personnel). Ces heures sont inclues dans les 151 heures que je dois travailler et sont payées comme heures travaillées. À mes heures perdues, je continue à jouer de temps en temps au football. J’en profite souvent pour dévorer tous les livres qu'on me recommande ou qu'on m'offre. Je suis aussi un joueur invétéré de jeu de dame. Je suis également dans l'action politique à petite échelle, mais je ne vous dirais pas pour quel parti politique... (rires) ! Je m’intéresse surtout à la politique au Mali. Mais, juste, comme un simple observateur. Un électron libre qui a ses convictions. Le reste du temps, je le consacre à ma famille. Je suis papa de 6 enfants dont 1 garçon et 5 filles, tous nés en France.
Propos recueillis par Moussa BOLLY