Entre soulagement, doute et colère, comment est perçue la mission de soutien de la France ? Rencontre avec la communauté malienne de Montreuil, en région parisienne.
Dans le café du foyer Bara, à Montreuil, la télévision est branchée depuis dix jours sur France 24 ou BFM. Aujourd’hui, le responsable a décidé de zapper : Coupe d’Afrique des Nations oblige. Autour du comptoir bondé, la discussion est pourtant loin de se recentrer sur le ballon rond. Les présentations à peine faites, nous sommes déjà chargés d’un message. “Il faut vraiment que vous remerciiez le président François Hollande. Nous sommes très contents, vraiment, merci !” Djibril, arrivé en France il y a cinq ans, fait partie des quatre cents personnes qui vivent dans le plus ancien foyer de travailleurs maliens de la région parisienne. Comme ses compatriotes accoudés au zinc, il suit avec angoisse depuis des mois l’implantation progressive des groupes islamistes au Mali. “Sans la France, nous n’aurions jamais pu nous lancer dans cette opération. Notre armée est très mal entraînée et n’a aucun moyens. Maintenant, je suis sûr qu’on va vite se débarrasser de ces terroristes.”
Au mur, des photos jaunies d’anciens dirigeants africains côtoient la carte des tarifs des consommations à moitié effacée. Au comptoir, on s’envoie la boîte métallique de sucre comme un palet de hockey sur une patinoire. Un petit groupe d’hommes se forme rapidement autour de Djibril. Tous sont pressés de s’exprimer. Souleymane, très solennel et appliqué dans le choix de ses mots, assure que “c’est au nom de la vieille amitié qui unit la France et le Mali que Monsieur le président de la République française a répondu à (notre) appel, pour cette raison et aucune autre”. Ses compatriotes en sont persuadés. Sauf un.
Au fond de la salle, Ilias bouillonne devant tant de bons sentiments. Même s’il se sait minoritaire, le jeune homme finit par lâcher, énervé : “Moi, je suis contre cette opération. La France de Sarkozy a déstabilisé la région en se débarrassant de Kadhafi. Ce qui arrive aujourd’hui en est la conséquence directe. Avant, nous n’avions que les Touaregs et les islamistes étaient loin, ils se battaient pour Kadhafi. Maintenant, ils sont alliés et ils sont chez nous, dans notre désert, avec un arsenal qui vient de Libye.” Cet électricien de 20 ans, arrivé à Montreuil en 2009, est sûrement l’un des plus jeunes ici. Casquette vissée sur la tête et doudoune près du corps, il tranche par ses propos et son style.
Djibril, un peu gêné par cette voix dissonante, met sur le compte de la jeunesse ce fougueux exposé. Mais Ilias n’en démord pas, il ne veut pas croire à une action désintéressée de la France. Il connaît l’importance des intérêts économiques de l’ancienne puissance coloniale au Niger voisin et les risques qu’entraînerait l’instabilité au Mali. C’est en évoquant sa mère restée à Tombouctou qu’il tempère ses propos. “J’espère juste que ça ira vite parce que ma mère est là-bas et que le téléphone ne fonctionne pas tous les jours.”
Plus loin, les femmes s’affairent en cuisine. Au milieu des allées et venues des hommes, elles restent discrètes mais tout autant concernées par la situation. Entre vaisselle et préparation du mafé de poulet, elles avouent n’avoir qu’une chose en tête : les proches restés au pays. Djallo a toute sa famille dans la ville de Mopti. Le 10 janvier, les milices islamistes ont pris la ville de Konna, à 70 kilomètres au nord de chez elle. Pendant plus de dix jours, sa famille n’a pas dormi. Si l’armée française a repris le contrôle de la ville depuis, à Montreuil, Djallo a du mal à trouver le sommeil. Elle n’habite pas le foyer, exclusivement masculin, mais y passe le plus clair de son temps “pour être entourée et penser à autre chose”, dit-elle :
“Tous les jours, ma famille me raconte au téléphone ce que font les islamistes là-bas. Ils coupent les mains et les jambes des voleurs. Ils obligent les filles à porter le voile, les hommes ne peuvent plus fumer dans la rue. On m’a même dit qu’ils violaient des femmes. Je suis musulmane et ça ce n’est pas l’islam.”
Inutile de lui demander si elle soutient l’intervention française au Mali. Djallo répète qu’elle fait confiance à François Hollande pour réussir là où son gouvernement a échoué. D’autres femmes acquiescent. Les dégâts collatéraux sur la population civile ? Les cuisinières du foyer refusent d’y penser. “La télévision n’en parle pas, pour l’instant ça va, il n’y a pas de morts”, explique Maryam. Paradoxalement le peu d’images de l’intervention rassure celle qui a ses deux frères à Gao. Son souhait : mettre assez d’argent de côté pour se payer un billet d’avion pour les grandes vacances. À côté de nous, Ali attend le plat que Djallo lui préparait avant qu’on ne l’interrompe. Impatient, il nous coupe, récupère son repas et nous ramène au café, visiblement gêné par l’ambiance féminine de la cantine. Attendre les vacances ? Impossible pour lui ! En France depuis huit mois seulement, Ali se sent déserteur. Il aurait aimé… prendre les armes pour “nettoyer le pays une fois pour toutes des islamistes”. Il jure qu’au début de la guerre il est allé au commissariat se porter volontaire. Une requête qui lui aurait valu les moqueries des policiers incrédules et qui fait rire aujourd’hui encore tout le café. “Estime-toi heureux d’être ici, lui lance son voisin de comptoir, hilare, tu ne saurais même pas reconnaître les terroristes.”
Sur le ton de la blague, une question importante est soulevée. Qui sont ces hommes contre lesquels la France et l’armée malienne se battent ? Les experts de la région évoquent régulièrement trois groupes distincts mais réunis autour de la même ambition : prendre possession de toute la bande sahélienne. Aqmi (Al-Qaeda au Maghreb islamique), le Mujao (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest) et Ansar Dine (Les Défenseurs de l’islam). Au comptoir, ces noms ne parlent pas à grand monde sauf à Hakibou Drame, le doyen du foyer, arrivé en France il y a trente-deux ans :
“Pendant longtemps, les Occidentaux ont fantasmé sur la question des petits hommes bleus soi-disant opprimés… Regardez où on en est. Les Touaregs ne représentent que 2 % du pays et ils ont signé un pacte avec ces trois groupes terroristes. Ils leur ont ouvert les portes du désert. Ce sont tous des bandits, ils n’ont aucune revendication politique comme ils le prétendent.”
D’autres avancent que des jihadistes pakistanais ou afghans ont grossi les rangs de la rébellion touarègue, certains évoquent des islamistes libyens ou algériens. Mais Djibril et Ilias s’accordent sur un point : “Peu importe d’où ils viennent. Le problème, c’est qu’Amadou Toumani Touré (ancien président renversé en mars 2012 – ndlr) les a laissés entrer dans le pays.”
Dans la cour du foyer aux allures de ruelle de Bamako, l’atmosphère est plus calme. On s’échange les cartes de téléphone pour appeler pas cher au pays. Un homme se fait couper les cheveux. Les plus jeunes font griller du maïs en sirotant un thé. La vie continue et les performances des Aigles, l’équipe nationale, occupent les esprits. Dimanche soir, le Mali a battu le Niger en première phase de la CAN 1 à 0. Une victoire qui compte pour du beurre en temps de guerre ? Pas sûr. À Gao, les islamistes du Mujao avaient interdit aux habitants de jouer au football.