Le débat sur la mise en place des autorités intérimaires fait rage entre les pro et les anti depuis l’adoption par l’Assemblée nationale de la nouvelle loi portant Code des collectivités territoriales. Le landerneau politique bouillonne d’arguments pour soit fustiger « un pas en avant vers la partition du pays », soit pour saluer « une grande avancée dans l’application de l’Accord de paix ». Les constitutionnalistes ne sont pas en marge de la polémique, à l’image de Dr Brahima Fomba, Chargé de Cours aux Facultés de Droit. Le professeur de droit pense douteuse la constitutionnalité de la loi incriminée du fait de cinq principes : la consécration de facto d’un statut particulier pour les régions du Nord, le défaut de consultation du Haut Conseil des Collectivités, le manque d’objectivité du critère de non fonctionnalité du conseil, le traitement discriminatoire des conseillers sortants et l’entorse au principe constitutionnel de libre administration. Ses arguments :
Le 31 mars 2016, l’Assemblée nationale a voté la loi n°16-06/5L portant modification de la loi n°2012-007 du 07 février 2012 modifiée portant Code des collectivités territoriales. Cette loi modificative aura fait couler beaucoup d’encre et engendrer beaucoup de débats souvent passionnels et houleux, y compris à la plénière de l’Assemblée nationale. Et pour cause ! La loi n°16-06/5L sur les autorités transitoires apparaît comme l’une des grandes mesures législatives d’application de l’«Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger », dit Accord d’Alger. Un Accord controversé que le gouvernement cherche à insérer dans l’ordonnancement juridique national, mais qui comprend des dispositions qui jurent parfois avec l’esprit et la lettre de la Constitution du 25 février 1992.
Bien évidemment, la nature juridique quelque peu sui generis de l’Accord d’Alger brouille l’intelligibilité du principe de suprématie constitutionnelle qu’il contribue à mettre à rude épreuve. Si l’on se réfère à la doctrine, il est admis que les accords conclus entre un Etat et une entité non étatique peuvent présenter le caractère d’accord international, s’ils comportent des éléments d’extranéité, ce facteur étant constitué soit par l’inscription expresse du contenu de l’accord dans le droit international, soit par le fait que l’entité qui traite avec l’Etat peut être considérée comme un sujet de droit international. Cette condition est notamment réunie à travers la qualité de mouvement de libération nationale qui confère à l’organisation infra Etatique la capacité internationale fonctionnelle. Les mouvements rebelles parties prenantes à l’Accord d’Alger ne bénéficient pas d’un tel statut, car ils ne sont pas reconnus comme des mouvements de libération à part entière, bien qu’un des groupes armés-le MNLA en particulier- se nomme ainsi L’Accord d’Alger est conclu entre l’Etat et des mouvement rebelles n’ayant aucun statut juridique de sujet de droit international. Il est vrai que le contreseing de l’Accord d’Alger par un nombre relativement important d’Etats et d’organisations internationales tiers est de nature à le créditer d’un contexte objectivement internationalisé ; toutefois, cela ne suffit guère à en faire un accord international d’autant que son objet vise à régir les rapports entre les parties concernées au sein d’un ordre juridique national. L’imprégnation internationale de l’Accord d’Alger n’en fait pas pour autant un instrument juridique international classique au sens du droit international.
Au-delà de ces considérations techniques, il n’est pas interdit de se demander, de manière plus prosaïque, si désormais la législation interne malienne procède de la Constitution ou de l’Accord d’Alger. La loi n°16-06/5L portant modification de la loi n°2012-007 du 07 février 2012 modifiée portant Code des collectivités territoriales pose en effet, la problématique fondamentale de la concordance entre l’Accord d’Alger et la Constitution du Mali. Au regard de cette équation, sa constitutionnalité paraît douteuse du fait des dispositions suivantes qu’elle renferme : la consécration de facto d’un statut particulier pour les régions du Nord, le défaut de consultation du Haut Conseil des Collectivités, le manque d’objectivité du critère de non fonctionnalité du conseil, le traitement discriminatoire des conseillers sortants et l’entorse au principe constitutionnel de libre administration.
La consécration de facto d’un statut particulier pour les régions du nord
Les autorités ont beau tenté de l’occulter, la vérité est que les autorités transitoires n’ont été conçues que pour gérer les problèmes de la partie du nord qui tarde à sortir de la crise et non pour l’ensemble du territoire national. Faute de reconnaître cette réalité fondamentale, le gouvernement prend le risque de se décrédibiliser. Comment peut-il soutenir que texte est initié pour l’ensemble du territoire national au regard des deux faits suivants ? N’est-ce pas ce même gouvernement qui reconnaît dans son communiqué officiel du Conseil des ministres du 24 février 2016, sans aucune considération pour la Constitution, que « le projet de loi portant modification de la Loi n°2012-007 du 7 février 2012, modifiée, portant Code des collectivités territoriales s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali, issu du processus d’Alger » ? Le processus d’Alger ne renvoie-t-il pas clairement à l’Annexe 1 de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali relatif à la période intérimaire où il est effectivement prévu la mise en place des « autorités chargées de l’administration des communes, cercles et régions du Nord durant la période intérimaire ». Ledit accord auquel renvoie le Conseil des ministres ne précise-t-il pas que « leurs désignation, compétences et modalités de leur fonctionnement seront fixées de manière consensuelle par les parties » ? Il faut ici entendre par « parties », le gouvernement, la CMA et la Plateforme. Par cette reconnaissance, le gouvernement admet implicitement que la loi sur les autorités transitoires ne se justifie que par rapport à l’Accord d’Alger qui porte effectivement les germes inconstitutionnels du statut particulier qu’il donne aux régions du Nord du Mali.
Mais plutôt que d’engager au préalable la réforme constitutionnelle, le gouvernement a préféré enfreindre à la Constitution en brûlant les étapes à travers la modification directe de la loi n°2012-007 du 07 février 2012, portant Code des collectivités territoriales, à l’effet de substituer les autorités intérimaires de l’Accord d’Alger aux Délégations spéciales.
La connivence entre la loi sur les autorités transitoires et le statut particulier prévu pour les régions du Nord dans l’Accord d’Alger est tellement évidente qu’elle affecte même la durée des pouvoirs de ces autorités transitoires qui est calquée sur les 18 mois minimum de la période intérimaire. Mieux, les « autorités chargées de l’administration des communes, cercles et régions du Nord durant la période intérimaire » ne sont pas conçues, dans l’esprit de l’Accord d’Alger, comme un dispositif permanent de gestion transitoire normale d’un conseil dissous, démissionnaire, dont l’élection est annulée ou qui ne peut être constitué tel que prévu dans le Code des collectivités territoriales. L’esprit des Délégations spéciales du Code des collectivités territoriales n’a absolument rien à voir avec les organes intérimaires de l’Accord d’Alger. En réalité, la transposition directe dans la législation nationale de la notion si controversée « d’autorité intérimaires » tirée d’un Accord en contradiction avec la Constitution consacre de facto et de manière à peine voilée, un statut particulier pour les régions du Nord.
Il est vrai que les députés ont largement contribué à freiner les ardeurs du projet de loi gouvernemental en votant des amendements qui ont quelque peu desserré l’étau d’Alger dans lequel se trouvent les autorités transitoires. Ils ont supprimé le décret qui devait fixer les dispositions spécifiques relatives à leur mise en place dans les collectivités territoriales des régions de Tombouctou, Gao et Kidal ainsi qu’à celles des nouvelles régions de Taoudénit et Ménaka en attente d’être installées. Ils ont également fixé des limitations aux compétences des autorités transitoires qui ne sauraient ni emprunter, ni aliéner les biens des collectivités territoriales, ni créer de services publics ou recruter du personnel.
La ressemblance avec les Délégations spéciales paraît dès lors criarde, au moins en apparence. En apparence seulement, car on ne sera définitivement fixé qu’en prenant connaissance du contenu réel des mesures règlementaires de mise en œuvre concrète des autorités transitoires, notamment dans les régions du Nord.
Le décret évacué par la porte des amendements parlementaires ne doit plus revenir par la petite fenêtre des mesures d’application. Tout aménagement d’un dispositif spécifique de constitution des autorités transitoires dans les régions du nord dans le sens du décret supprimé par les députés équivaudrait à la reconnaissance de facto d’un statut particulier autonome à ces régions en violation de la Constitution. La Constitution s’oppose à tout traitement particulier des autorités transitoires du Nord dans le sens d’un partage de pouvoir entre l’Etat malien représenté par le gouvernement et les groupes rebelles de la CMA et de la Plateforme. Il n’est qu’à se rappeler de son article 25 selon lequel le Mali est une République indivisible comme la donnée fondamentale de caractère unitaire. La république indivisible implique l’indivisibilité de la souveraineté, c’est-à-dire une seule source de souveraineté sur l’ensemble du territoire national comme c’est écrit à l‘article 26 de la Constitution : « la souveraineté nationale appartient au Peuple et aucune fraction de ce peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Elle implique enfin une homogénéité du droit applicable sur le territoire national.
La « mise en œuvre intelligente » de l’Accord d’Alger dont il est question signifierait-elle le viol continu et systématique de la Constitution du 25 février 1992 ?
Le défaut de consultation du Haut Conseil des Collectivités
Par son rôle éminent en matière de décentralisation, le Haut Conseil des Collectivités ne peut être considéré comme une institution marginale. D’ailleurs ce n’est pas pour rien que la loi fait obligation de lui adresser la copie de tout acte d’avertissement, de suspension ou de dissolution d’un conseil. L’urgence, ou plus vraisemblablement la précipitation, ne peuvent aucunement dédouaner le gouvernement du respect des règles de procédure, à fortiori lorsque celles-ci sont d’ordre constitutionnel. C’est le cas de la procédure consultative prévue en l’occurrence par l’article 99 de la Constitution ainsi libellé : « Le Haut Conseil des collectivités a pour mission d’étudier et de donner un avis motivé sur toute politique de développement local et régional. Il peut faire des propositions au Gouvernement pour toute question concernant la protection de l’environnement et l’amélioration de la qualité de la vie des citoyens à l’intérieur des collectivités. Le Gouvernement est tenu de saisir pour avis le Haut Conseil des Collectivités pour toutes actions concernant les domaines citées dans le présent article ». Conformément à cet article, le gouvernement a l’obligation de saisir le Haut Conseil des Collectivités pour avis de tout projet ou proposition de loi ayant un lien avec les questions de développement local et régional comme c’est manifestement le cas du projet de loi relatif aux autorités transitoires que l’Assemblée nationale vient de voter. Curieusement, cette disposition constitutionnelle, à laquelle le gouvernement avait jusque-là tendance à se soumettre volontiers y compris pour des projets de loi n’ayant pas de véritables liens avec les questions locales ou régionales, a été superbement ignorée. Il s’agit bien d’une violation de la Constitution d’autant plus flagrante que la question des autorités transitoires est au cœur même des questions locales et régionales et du processus de décentralisation. Le caractère modificatif de la loi en question ne peut servir d’alibi ou de justificatif à ce grave manquement à la Constitution.
Le manque d’objectivité du critère de non fonctionnalité du conseil
La formulation relative aux Délégations spéciales énumérant les motifs de leur mise en place ne mettait en avant que des situations objectives et juridiquement définies comme la dissolution, la démission des membres, l’annulation définitive de l’élection des membres et l’impossibilité de constitution du conseil. Pour les besoins de la cause, le gouvernement a inventé une autre hypothèse d’un subjectivisme absolu. Il s’agit de celle de la non fonctionnalité du conseil. Comment se prononcer objectivement sur le caractère fonctionnel ou non d’un conseil en se fondant sur un motif d’irrégularité qui ne relèverait pas déjà des motifs de sa dissolution ? Ce critère est un véritable concept fourre-tout, trop subjectif et susceptible de faire l’objet de toutes les manipulations possibles. Il est évident que la vaste démolition institutionnelle que les conseils constitués des collectivités territoriales du Nord vont très prochainement subir par simple Arrêté du ministre chargé des Collectivités Territoriales sur rapport du Gouverneur se fera essentiellement sur la base de ce critère de « non fonctionnalité ».
Le traitement discriminatoire des conseillers sortants
Il ressort de la loi sur les autorités transitoires que les conseillers communaux sortants peuvent faire partie de l’autorité transitoire avec toutefois deux restrictions : le nombre de conseillers communaux sortant ne peux excéder le tiers de ses membres ; les conseillers communaux d’un conseil dissout ou démissionnaire ne peuvent en faire partie.
Par rapport à la limitation du nombre des conseillers qui peuvent être membres de l’autorité transitoire, comment faire le choix entre personnes démocratiquement élus, même si l’organe dans lequel elles siègent ne fonctionne pas ? Qui a la légitimité, en lieu et place des citoyens locaux, pour faire ce choix ? Pourquoi tous les conseillers sortants n’auraient-ils pas le droit de faire partie de l’autorité transitoire ?
En ce qui concerne l’exclusion des conseillers communaux d’un conseil dissout ou démissionnaire, cette deuxième restriction ouvre les instances transitoires aux conseillers des conseils dont l’élection est annulée, à ceux des conseils impossibles à constituer ou à ceux des conseils qui sont non fonctionnels. En réalité, le spectre de cette restriction n’est pas très large, car le gros contingent des conseillers sortants du fait d’une annulation des élections, d’une impossibilité de constitution du conseil et d’un constat de non fonctionnalité peut toujours espérer, comme un lot de consolation, figurer au sein d’une autorité transitoire. Dans le fond cependant, le traitement discriminatoire entre les conseillers d’un conseil dissout ou démissionnaire et ceux d’un conseil impossible à constituer, dont l’élection est annulée ou qui n’est pas fonctionnel est discutable au regard du principe constitutionnel d’égalité. Il s’analyse plutôt comme un os jeté aux partis politiques pour leur faire avaler la pilule des autorités transitoires, et ne peut se justifier s’agissant en particulier des cas de non fonctionnalité, qu’à la condition pour le gouvernement de démontrer que les conseillers sortants, contrairement à ceux victimes de dissolution ou de démission, n’encourent aucune responsabilité dans cette situation de dysfonctionnement à l’origine de l’autorité transitoire. Ce qui paraît un exercice quasiment voué à l’échec. A l’origine d’une non fonctionnalité, il paraît difficile de ne pas situer des responsabilités.
Les autorités transitoires contre l’esprit du principe constitutionnel de libre administration
La Constitution à son article 98 consacre le principe de la libre administration selon lequel « les collectivités s’administrent librement par des Conseils élus … ». Cette disposition signifie que le mode de gestion de droit commun des collectivités territoriales demeure la libre administration « par des Conseils élus ». Du coup, il n’est admis de parenthèse à ce principe constitutionnel que dans des circonstances toutes particulières et dans des cas limitatifs assez circonscrits dans le temps. Toutes choses auxquelles l’institution des Délégations spéciales peut être considérée comme étant restée fidèle dans sa lettre et dans son esprit. En tant que structures transitoires éphémères, les Délégations spéciales sont des institutions légères de 3 à 7 membres au plus dont la durée des pouvoirs ne peut excéder une année.
Il faut se souvenir qu’il n’y a pas longtemps, le gouvernement s’était retrouvé dans l’incapacité d’organiser les élections locales à l’échéance des mandats. Face à cette situation, il avait évidemment la possibilité légale de mettre en place des Délégation spéciales comme ce fut le cas dans le passé lorsqu’il s’était agi d’harmoniser les mandats locaux. Il avait pourtant décliné ce choix, suivi en cela par l’ensemble de la classe politique en lui préférant la prorogation desdits mandats. Toutefois, son incapacité persistante à tenir les élections aux nouvelles échéances successives de prorogation avait fini par pousser le gouvernement à s’extraire de tout échéancier en optant pour une prorogation indéfinie des mandats locaux. C’est ainsi que la loi n°2015-047 du 07 décembre 2015 a reconduit les mandats des conseils communaux, des conseils de cercle, des conseils régionaux et du conseil du District de Bamako à compter du 27 octobre 2015 jusqu’à la mise en place des nouveaux conseils des collectivités territoriales. Cette décision faisait des Délégations spéciales une disposition mal aimée et illégitime du Code des collectivités territoriales. Les autorités transitoires auraient dû être frappées également de désamour et illégitimité, en dépit du fait que leurs membres doivent être des personnes résidant sur le territoire de la collectivité et issues des services déconcentrés de l’Etat, de la société civile, du secteur privé et des conseillers sortants.
Hier encore, ce qui était combattu est subitement devenu objet d’adulation ! Pourquoi et par quelle alchimie est-on subitement passé de la méfiance vis-à-vis des Délégations spéciales jugées illégitimes, car non élues, à l’adulation des autorités transitoires tout aussi illégitimes, car non élues ?
Dr Brahima FOMBA
Chargé de Cours aux Facultés de Droit
Coordinateur Scientifique du Groupe ODYSSEE