Que lui reproche-t-on ? Que peut-il rétorquer ? Et si, malgré tout, les députés décidaient de l’inculper ? Qu’en pense IBK ? L’ancien chef de l’État, renversé en mars 2012 et en exil à Dakar depuis, est menacé de poursuites pour « haute trahison ». Les députés sont divisés sur la question. Iront-ils jusqu’au bout ?
Voilà plus de deux ans que l’on en parle à Bamako et que la question revient à chaque session parlementaire : faut-il juger Amadou Toumani Touré (ATT) ? « Un serpent de mer », déplore un parlementaire de la majorité, qui estime qu’« il y a d’autres priorités dans le pays ». Pourtant, une fois encore, les 147 députés, qui ont fait leur « rentrée » le 4 avril, vont être assaillis de questions à ce sujet.
Aujourd’hui âgé de 67 ans, l’ex-président, renversé par un coup d’État le 22 mars 2012 et qui vit depuis en exil à Dakar, est menacé de poursuites pour « haute trahison » depuis la fin de 2013. Une commission parlementaire constituée de quinze députés, chargée de l’examen de la mise en accusation de l’ancien chef de l’État, a mené l’enquête dès juillet 2014.
À LIRE AUSSI :Mali: « ATT est à la résidence du Sénégal à Bamako » selon Macky Sall
Elle a achevé sa mission huit mois plus tard, après avoir entendu plusieurs officiers, anciens ministres et ex-secrétaires généraux de la présidence.
Les députés examineront-ils enfin ce rapport dans les semaines à venir ? Selon Aïcha Belco Maïga, la vice-présidente de l’Assemblée nationale, « c’est au programme, mais cela dépendra du nombre de lois que nous aurons à voter ». La question, admet-elle, est sensible : il ne faut donc pas se précipiter. Et si le dossier est présenté en séance plénière, les députés soutiendront-ils la procédure lancée contre ATT en 2013 ? « Tout dépendra des conclusions du rapport », assurent nombre d’entre eux.
Une chose est sûre : au-delà de leur appartenance politique, les députés sont aujourd’hui divisés sur la question. Si certains estiment, comme cet élu de Bamako, que, « sans la gestion calamiteuse d’ATT, jamais nous n’aurions vécu un tel cauchemar », d’autres se demandent, à l’image de cet élu du Nord, « pourquoi juger ATT quand on a besoin de réconcilier l’ensemble des Maliens, et pourquoi lui reprocher des pratiques qui ont encore cours ».
Que lui reproche-t-on ?
En décembre 2013, lors du déclenchement de la procédure, le gouvernement avait accusé ATT d’avoir laissé les indépendantistes touaregs et les jihadistes s’installer dans le Nord et de n’avoir pas donné à son armée les moyens suffisants pour les en déloger. Mahamadou Boiré, le procureur général de la Cour suprême du Mali, avait parlé de « haute trahison », dénonçant une « faillite du chef de l’exécutif ».
Pour lui, « l’entrée de groupes armés sur le territoire national, leur accueil et l’aide publique en argent et en subsides [qui leur avait été] accordée sur ordre de l’ancien président de la République [procédaient] d’une complaisance, d’une naïveté ou d’une négligence coupables ».
À LIRE AUSSI :Mali: incertitude sur le sort du président Touré,la rébellion touareg poursuit l’offensive
Le rapport de la commission d’enquête va-t-il aussi loin ? À première vue, non – du moins pas dans la version que Jeune Afrique a pu se procurer. Le document, qui compte moins d’une dizaine de pages, résume « les faits susceptibles d’être retenus contre l’ancien président ». D’après les témoins auditionnés par la commission (ils seraient « plus d’une dizaine », selon Bréhima Béridogo, le rapporteur), ATT aurait contribué à la déstabilisation du pays « en n’opposant aucune résistance » à « la pénétration et à l’installation des forces étrangères ».
Il aurait « laissé entrer des centaines d’hommes armés [venus] de Libye avec armes et bagages » et fait échouer les actions de sécurisation « à cause du manque de moyens » déployés.
Plus loin, le document évoque – sans avancer de preuves – « l’infraction d’avoir détruit et détérioré volontairement l’outil de défense national » et reproche à ATT « d’avoir participé à une entreprise de démoralisation de l’armée » en procédant à des « nominations de complaisance ».
L’ancien chef de l’État est aussi accusé d’avoir fait appel aux services du colonel-major El Hadj Ag Gamou, qui dirigeait alors la milice Delta, plus ou moins intégrée à l’armée. Mais le rapport omet de préciser que c’est Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), l’actuel président, qui l’a élevé au grade de général en septembre 2013 et qu’il a lui aussi eu recours à sa milice, rebaptisée Gatia depuis deux ans.
À LIRE AUSSI :Mali : ATT seul à porter le chapeau?
ATT aurait en outre « fragilisé le commandement tactique de l’état-major général des armées, et les cas d’incidents à Aguelhok, à Tessalit et à Ménaka [des localités tombées sous le contrôle des rebelles et des islamistes dès le début de la guerre] sont cités comme attestant de cette infraction de haute trahison ».
Rien de très précis en somme, même si Bréhima Béridogo assure que les membres de la commission ont « fouillé partout » et sont allés jusqu’à Niamey, où ils ont été reçus par le président de l’Assemblée du Niger. Le rapport admet d’ailleurs que « l’analyse de ces infractions […] est juridiquement délicate et politiquement complexe », et conclut en disant ne pas être parvenu à « une réelle appréciation objective des faits », faute de preuves suffisantes.
Que peut-il rétorquer ?
Ces accusations, l’ex-président les reçoit comme un boxeur qui aurait les mains liées et ne pourrait répondre aux coups portés par son adversaire. Dans la résidence dakaroise qui lui sert de prison dorée depuis quatre ans, il attend – « avec sérénité », selon ses proches – de connaître le sort que lui réservent les députés de Bamako.
Entouré de sa famille et de son fidèle aide de camp, le commandant Aliou Bagayoko, l’ancien chef de l’État ne se fait guère d’illusions. « Il n’a pas vraiment confiance en la justice malienne, explique un proche. Il espère néanmoins que cette commission parlementaire est indépendante. »
Le silence quasi monacal qu’ATT s’impose depuis sa chute – « pour ne pas gêner le gouvernement », dit-on dans son entourage, mais aussi pour ne pas ruiner toute chance de trouver un accord avec son successeur – lui coûte cher. Il brûle de se défendre et de laver son honneur. « Il dit être prêt à rentrer au Mali dès le lendemain du jour où il sera mis en accusation », assure un collaborateur.
L’ancien président est persuadé d’être victime des rancœurs de l’entourage d’IBK. « Il y a le temps des hommes et le temps de Dieu », a-t-il récemment confié à l’un de ses visiteurs. S’il reconnaît avoir commis des erreurs lorsque la guerre a éclaté, il s’offusque d’être accusé d’avoir laissé tomber l’armée. Chiffres à l’appui, il affûte sa défense.
« Entre 2002 et 2012, le budget du ministère de la Défense est passé de 35 milliards à 75 milliards de F CFA [de 53 millions à 114 millions d’euros], et celui de la Sécurité de 8 milliards à 30 milliards de F CFA, précise l’un de ses collaborateurs. Durant cette période, un grand effort a été fait pour équiper les camps dans le Nord. Il y a eu beaucoup de recrutements, de nombreuses formations et des achats de matériel… Mais, en 2012, les soldats ont fui face à l’ennemi.
Des erreurs stratégiques ont été commises lors de l’offensive des rebelles, à Aguelhok notamment. De cela, ATT n’est que partiellement responsable. » Tout cela fait dire à un partisan de l’ex-président, qui lui rend régulièrement visite à Dakar : « Le sommer de s’expliquer, c’est la moindre des choses, mais le juger serait une faute. »
Emile Régnier/J.A.
Et si, malgré tout, les députés décidaient de l’inculper ?
Selon l’article 95 de la Constitution, la mise en accusation devrait être votée à la majorité des deux tiers des députés, ouvrant la voie à une procédure d’inculpation. La Haute Cour de justice serait alors habilitée à ordonner une comparution. Dès lors, deux cas de figure : soit l’ancien président accepte de comparaître et se rend de son plein gré à son procès à Bamako ; soit il refuse, et le Mali devrait alors formuler une demande d’extradition. Là, les choses se compliquent. Au Sénégal, une loi de 1971 permet l’extradition, mais son article 5 en limite la portée : elle « n’est pas accordée lorsque le crime ou délit a un caractère politique », est-il précisé.
ATT n’est pas protégé par un statut de réfugié politique, puisqu’il n’en a jamais fait la demande, mais il bénéficie d’une immunité diplomatique d’ancien chef d’État, et les extraditions au sein de la Cedeao sont extrêmement compliquées – la convention d’Abuja du 6 août 1994 est l’une des plus strictes en la matière.
Qu’en pense IBk ?
« Je n’y suis pour rien. J’ai toujours dit [à ATT] que je ne faisais pas partie de ces politiciens dont il pouvait craindre les jeux troubles. » C’est par ces mots, lors d’une interview à Jeune Afrique en décembre 2015, qu’IBK a commenté la procédure en cours. N’a-t-il vraiment aucune responsabilité ? « En décembre 2013, quand l’accusation a été lancée, le président a appris la nouvelle en regardant la télévision, assure l’un de ses plus proches collaborateurs. Il était même furieux, parce qu’il ne pouvait plus revenir en arrière. » Vrai ou faux ?
« Je crois en effet qu’IBK a été pris de court, confie un ministre de l’époque. L’accusation visant ATT n’a jamais été discutée en Conseil des ministres. Le président a été mis devant le fait accompli. Et comme, quelques mois plus tôt, il avait fait campagne en clamant que personne n’était au-dessus des lois, il n’a pas cru devoir freiner. »
À l’origine, on le sait, c’est le procureur général de la Cour suprême qui a lancé la procédure. Mais il n’a pas pris cette initiative tout seul. « Derrière lui, il y avait le ministre de la Justice de l’époque, Mohamed Aly Bathily [l’actuel ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières], chuchote un familier du palais de Koulouba. En 1991, quand ATT a renversé Moussa Traoré, Bathily est devenu son directeur de cabinet. Mais par la suite, les deux hommes ont eu un grave différend. »
... suite de l'article sur Jeune Afrique