Cinémafrika, le Festival de cinéma africain et sa diaspora, ne cesse de grandir depuis sa naissance en 1998. Les premières années, on avait peur que ce nouveau-venu dans le panorama culturel suédois ne soit pas viable. Mais, lentement, sûrement, au-delà du simple attrait de l’exotisme, qui, certes, demeurera toujours, il a poussé en intérêt ; il a multiplié en salles de projections : aux salles Zita et Rio du commencement, se sont ajoutées Klara, la Cinémathèque du Musée Moderne, la salle de la Maison de la Culture, Debaser Medis à Medborgarplats, la salle du musée de la Danse, et ABF.
Chaque année depuis sa naissance, la direction l’agrémente d’un invité d’honneur. Cinemafrika a 18 ans aujourd’hui. Pour fêter sa majorité, l’invité d’honneur est de taille. Il s’appelle Souleymane Cissé. Prisé ici et ailleurs, primé en 1979 à Ouagadoudou, en 1983 à Carthage, à Cannes, à Sutherland, à Bergamo, à Nantes, bref, son palmarès de cinéaste compte 12 récompenses et quatre nominations de par le monde. Ce Malien de naissance est un nom, une renommée. Il est l’une des figures de proue dans le cinéma africain. Une légende –même. On le connaît à Moscou, à New York, au Québec, à Berlin ; il est peu de pays où il n’ait été invité et prisé. Les Suédois viennent de le découvrir. Et c’est aussi son premier voyage en Suède. Monsieur Souleymane Cissé a enfin mis pied sur le sol de l’aéroport Arlanda. Il est fin, et sa minceur et son port semblent allonger sa taille. Ses cheveux sont blancs. Sa peau est noire comme le jour au crépuscule. Il reconnaît l’agente venue l’accueillir et lui offre un sourire qui découvre des dents étincelantes… Les voici dans la voiture qui le conduit à l’hôtel ; le paysage enneigé au dehors lui est familier et lui arrache cette exclamation joviale et bon enfant : «Oh ! C’est tout blanc comme à Moscou !» Sa joyeuse surprise est communicative. L’étrangeté cède la place aux correspondances : le blanc de la neige du dehors rappelle le blanc de la neige du passé moscovite de l’étudiant d’alors, et s’assimile au blanc des cheveux de Cissé, le passager du véhicule et l’invité d’honneur. Le souvenir de Moscou date des années 70, autrement dit, près d’un demi-siècle, lorsqu’il était étudiant. L’instant est saisi, magique. Les distances sont annihilées par l’instant. Comme dans les contes africains : on actualise le passé. On l’assimile au présent. Le temps entre dans l’intemporel. L’intemporel, comme dans les deux films qu’il nous donnera à voir Samedi et Dimanche, en l’occurrence, Ô Ka (Notre Maison), et Yeelen (La lumière).
O Ka, (Notre maison), est projetée au cinéma Zita à 16h30. Mais une heure avant l’heure, une longue fille d’attente. On a raison de prédire qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde. Mais un espoir déraisonné fait croire à l’impossible à certains. Un désistement de dernière minute, par exemple. La raison n’aime pas entendre raison quand il y va de son intérêt. Il leur est répété que les places sont limitées et prises... Et, qu’il n’y a pas de désistement. À contre-cœur, on voit des dizaines de personnes rentrer chez eux, vivement mécontents. Deux ou trois inconditionnels, réussissent pourtant à se faufiler en dernière minute dans la salle de projection, pour s’apercevoir qu’il n’y a pas plus de place. Ils s’assoient sur chacune des marches à même le sol, l’un derrière l’autre. Tout à coup, le cinéaste, assis à la première place, se retourne et voit l’une de ces personnes derrière lui, à même le sol. Il se lève et cède sa place au spectateur qui, gêné, a finalement accepté sur l’insistance du Grand Homme. Le grand homme aux cheveux blancs de sagesse a suivi son film debout, près de la porte d’entrée. Oui, j’ai eu le privilège d’assister aussi à cette scène où le géant du septième art, laisse sa place à un spectateur : inoubliable souvenir pour les témoins. Tel un père qui s’assure que chacun de ses nombreux enfants a bien sa part de nourriture autour de la table et sa place sous le toit qu’il a construit, ce n’est qu’après cela, que le film a commencé. «Oka», «la Maison».
Après avoir vu le film, je n’ai pu m’empêcher de faire le rapport avec le geste magnanime de Papa Souleymane et la réalisation de ce film/documentaire. C’est l’histoire de l’expropriation de ses quatre sœurs aînées de la maison familiale dans leur ville natale. À travers ce documentaire, nous suivons avec lui le combat des siens contre cette expropriation, et la corruption et l’injustice qui, telle une mauvaise plante, sont allées s’enracinant chaque fois davantage pendant les dizaines d’années qu’a duré le procès. Le titre «maison» a plusieurs figures symboliques. C’est d’abord, la propriété individuelle, que le voisin convoite, ou que l’homme chargé de diriger la contrée, le village, la nation, s’en accapare avec ses sbires. «O KA», la maison, quelle richesse ! Riche de sens, riche de beautés, riche d’enseignements. Le mal ne vient pas seulement de l’autre. Le mal vient du fait que l’on ne réagisse pas. Au préalable, il est impératif que le lésé prenne conscience. Sinon il ne peut réagir. L’éducation aide à la prise de conscience.
«Ö ka», cette maison individuelle, privée, est aussi par extension le bien public, la nation. Son détournement crée des troubles et des guerres effroyables qui sèment à leur tour des situations d’injustices pérennes. Le monde est fragile, tel cet œuf d’autruche dans une scène du film, dans lequel le père le confie à l’enfant. L’enfant, par réflexe, ou par esprit ludique, lance l’œuf sur le sol de sable. Les adultes suivant la scène prennent peur que l’œuf ne se casse. Fort heureusement, ou par miracle, l’œuf symbolique ne se cassera pas. L’œuf représente la fragilité de la terre qui nous a été confiée. Je voudrais aussi souligner la dimension féministe -pour employer le terme à la mode- qui sous-tend le film. Il aide ses sœurs à récupérer la maison familiale que leurs parents leur ont laissée. C’est le rappel des valeurs culturelles du vieux continent où, contrairement au cliché négatif véhiculé aujourd’hui, on a toujours eu un respect pour la femme. Cette femme a plusieurs attributs : mère porteuse de l’embryon de l’humanité ; cette sœur aînée que l’on craint autant que la mère, ou cette sœur cadette que l’on protège, enfin, cette femme, partenaire du couple. Il y a dans cette geste une portée féministe, qui vient naturellement, oui, qui est naturelle, pour ne pas dire innée, qui peut sembler incongrue pour des ignorants et qui vient du fin fond de cette culture africaine. Oh ! Que j’ai aimé ce film conçu par ce géant lumineux. Comme il m’a éclairée ! Au bout de cette longue traversée d’obstacles, qui empêche un continent d’avancer, de se nourrir à sa faim, qui crée des sans-logis, des errants, de développer et faire montre de ses cultures et de son savoir, il y a une lueur, une lumière certaine comme dans cet autre chef-d’œuvre de Souleymane, «Yeelen», qui nous a aussi été donné à voir et à applaudir. Il est des films qui ne sont pas à raconter, mais à voir : Yeleen, «La lumière magique», en fait partie. Il y a dans ce film mille et une leçons de sagesse, un puits d’optimisme et des beautés qui côtoient le merveilleux.
Merci, ô géant lumineux !
Merci, Monsieur Souleymane Cissé. Revenez vite en Suède…
Brigitte GACHA