Créée il y a plus d'un an et mise en place en octobre dernier, la Commission Vérité, justice et réconciliation (CVJR) du Mali n'a pas encore véritablement mis la main à la pâte. Cette institution, dont le mandat est de trois ans (2015-2018), vient juste de peaufiner son « Plan d'actions 2016-2018 », son « Programme d'activités 2016 », sa « Stratégie d'intervention 2016-2018 » et son «Règlement intérieur ». Les Maliens, en particulier les victimes des grandes crises qui ont marqué l'histoire du pays, de l'indépendance à nos jours, ont cependant hâte de la voir à l'œuvre.
« Il est compréhensible que les victimes s'impatientent. Elles ont été entendues à maintes reprises par plusieurs organisations de défense des droits humains et des ONGs. Ce qui peut même aggraver le traumatisme de certaines d'entre elles », reconnaissait dernièrement, lors d'une conférence de presse à Bamako, le président de la CVJR Ousmane Oumarou Sidibé. A deux ans et demi de la fin théorique de son mandat, la Commission vient seulement de mettre en place ses antennes régionales et s'apprête à démarrer les auditions proprement dites. Pourtant la mission est immense : traiter les graves violations des droits de l'homme perpétrées lors des différentes crises qui ont émaillé l'histoire politique du Mali de 1960 à 2013 : trois coups d'Etat et quatre rébellions.
A côté de l'inquiétude liée au délai, certains observateurs s'interrogent aussi sur l'indépendance de la Commission. Ils se fondent sur une récente explication du président de la CVJR selon laquelle, le budget de l'institution « est logé au ministère de la Réconciliation », qui lui-même se plaint de contraintes budgétaires et doit compter sur la « bonne disponibilité des partenaires ». Or, certains Maliens craignent que l'actuel ministre de la Réconciliation, Zahabi Sidi Ould Mohamed, un ancien rebelle des années 90, n'entretienne encore des accointances avec les communautés arabes et touarègues du septentrion, en particulier dans sa région d'origine de Tombouctou.
Par ailleurs, si la loi instituant la CVJR fixe à 15 le nombre de ses membres, le décret d'application du texte a décidé d'augmenter l'effectif des commissaires jusqu'à 25 membres, ce qui n'est pas encore fait. La nomination des dix nouveaux commissaires se heurte au manque de consensus sur les noms mais aussi sur la représentativité des milieux concernés (armée, associations de victimes, organisations des droits humains, etc.). Sans oublier que de nombreuses victimes redoutent que des bourreaux ou leurs proches puissent siéger à la CVJR.
Les enquêtes sur les crimes sexuels s'annoncent délicates
Le président de l'Association malienne des droits de l'homme (AMDH), Maître Moctar Mariko a toujours insisté sur ce point. « Il ne faut pas qu'il y ait de présumés bourreaux dans cette Commission. Parce que ce sera compliqué, voire impossible pour les victimes de venir devant elle pour témoigner, pour décrire les atrocités qu'elles ont vécues».
Pour cet avocat très engagé dans la défense des droits humains, il importe de rassurer les victimes, les protéger, les encourager. « Ce sont les victimes qui viennent à l'AMDH pour exprimer des inquiétudes, disant qu'elles ont entendu tel et tel nom comme membre de la CVJR. Et que ces personnes auraient participé ou cautionné la perpétration des crimes dont elles ont souffert. Si jamais, il y a des bourreaux dans la Commission, les victimes ne viendront jamais témoigner et il nous sera difficile d'aller à la réconciliation », explique Maître Mariko.
Par ailleurs, pour une Commission dont le travail reposera essentiellement sur des témoignages, l'oubli est un écueil à l'établissement de certaines responsabilités. « Certaines violations des droits humains ont été simplement rangées dans le compte des oubliettes et du refoulement. Nul n'osera déterrer ces drames si enfouis dans le passé douloureux du peuple », explique l'historien Amadou Poudiougou.
Les enquêtes sur les crimes sexuels, surtout durant la crise de 2012-2013, s'annoncent tout aussi délicates. Le chercheur Boubacar Ba parle de nombreux cas de viols, d'agressions sexuelles, de mariages forcés, de détournements de mineures. Mais lorsqu'il s'agit de crimes de ce genre, les langues des Maliens, qu'ils soient victimes, bourreaux ou proches des unes ou des autres, ont du mal à se délier : honte, timidité. Comme le rappelle l'imam Mohamed Almamy Traoré, « l'évocation d'une infraction touchant au sexe est tabou ». Le responsable religieux ajoute qu'il est répugnant d'évoquer ces questions devant une structure d'Etat. En clair, il est quasiment impossible aux femmes violées, encore marquées par le traumatisme, de raconter leur calvaire. « Ce serait aussi remuer le couteau dans une plaie peut-être en voie de cicatrisation », estime le philosophe Mohamed Lamine Ouattara.
La Grande Muette
Chez les hommes en uniforme, Amnesty International rapporte de multiples cas de sodomie entre militaires et policiers suite à ce que l'on a appelé « le contre coup d'Etat d'avril 2012 ». « Des policiers et militaires détenus au Groupement mobile de sécurité (GMS) de Bamako avaient été contraints, armes pointés sur eux, à se déshabiller et à se sodomiser à plusieurs reprises », lit-on dans le document d'Amnesty International. Ces victimes pourront-elles en témoigner ? Rien n'est moins sûr.
Il faudra aussi compter avec le fatalisme de la société malienne où des dignitaires religieux très influents prêchent que « tout ce qui arrive à l'être humain doit être accepté comme tel et que Dieu doit en être remercié». Ces chefs spirituels prônent ainsi le pardon et le refoulement.
Enfin, les crises maliennes ont été marquées par un rôle déterminant joué par les forces de défense et de sécurité. En particulier, les trois coups d'Etat de 1968, de 1991 et de 2012 sont le fait de militaires insurgés. Souvent des règlements de compte meurtriers s'en sont suivis ainsi que des opérations de purges au sein des corps de l'armée. Or, l'une des règles d'or au sein de cette « Grande Muette », c'est justement le silence. Les militaires, en particulier les officiers (supérieurs) pourront-ils être librement auditionnés pour la manifestation de la vérité ?
A toutes ces difficultés réelles ou prévisibles, s'ajoute la lenteur du processus de mise en œuvre de « l'Accord pour la paix et la réconciliation au Mali issu du processus d'Alger ». Le combat n'est pas gagné d'avance.
Bruno Djito SEGBEDJI, Correspondance, Bamako