Ce qu’on observe depuis ces derniers temps de la part des plus hautes autorités, c’est leur propension à abuser de la situation exceptionnelle de crise actuelle dans laquelle le pays est plongé pour s’adonner à cœur joie à la prise de décisions qui outrepassent leurs pouvoirs constitutionnels. Et dans ce cadre, l’Accord d’Alger est devenu la boîte de pandore de toutes les manœuvres de contournement et de violation de la Constitution du 25 février 1992. Au-delà, le Gouvernement est en passe de procéder à une révision constitutionnelle dans des conditions procédurales contraires à l’article 118 de la Constitution qui stipule clairement : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Or, aujourd’hui, Kidal est sous occupation rebelle. Dr Brahima Fomba, Chargé de Cours aux Facultés de Droit de Bamako analyse comment les autorités s’apprêtent à fouler au pied la Constitution du 25 février 1992.
Comment se fait-il que ces autorités se sentent si peu concernés par les obligations que leur impose le texte de la loi fondamentale ? Plus que jamais, cette question interpelle d’autant plus que l’Accord d’Alger est devenu la boîte de pandore de toutes les manœuvres de contournement et de violation de la Constitution du 25 février 1992. Un véritable supplice pour la loi fondamentale du Mali ! Aussi les Maliens ont-ils aujourd’hui de sérieuses raisons de s’inquiéter de voir ces mêmes autorités déjà en passe de substituer à notre légalité républicaine ordinaire normale, une pernicieuse « légalité d’exception », de tenter de s’attaquer maintenant à la Constitution elle-même qu’elles entendent modifier dans des conditions procédurales contraires à son article 118. Dans une relative indifférence générale, l’on s’apprête ainsi à fouler au pied la Constitution du 25 février 1992 au niveau de son Titre XVI intitulé « De la révision », où l’alinéa 3 de l’article 118 dispose : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Le Président de la République, compétent en la matière en plus des députés selon l’alinéa 1er de l’article 118, considère-t-il vraiment que le Mali ne connaît actuellement aucune situation d’atteinte à son intégrité territoriale de nature à l’empêcher d’engager une quelconque révision de la Constitution ? Par rapport à cette question, nous estimons pour notre part que toute procédure de révision constitutionnelle dans le contexte actuel qui prévaut dans les régions nord du Mali, en particulier à Kidal, ne peut que saper cette interdiction formulée à l’alinéa 3 de l’article 118 de la Constitution.
Pour tenter de conforter ce point de vue, du moins d’argumenter son bienfondé, il paraît utile de faire au préalable l’économie des deux membres de phrases de l’alinéa 3 de l’article 118. A cet effet, il ressort clairement d’une part qu’une procédure de révision constitutionnelle se trouve effectivement engagée et d’autre part, qu’il est effectivement porté atteinte à l’intégrité du territoire national du fait de l’occupation de Kidal par des groupes rebelle armés. En d’autres termes, des actes concrets sont posés qui engagent la révision de la constitution alors même que la situation d’occupation de Kidal est attentatoire à l’intégrité du territoire national. Ces deux conditionnalités pleinement remplies actuellement, achèvent de priver le processus de révision en cours de toute constitutionnalité. Pour bien s’en convaincre, le détour par un bref survol historique du fondement de l’article 118 s’avère nécessaire.
LES FONDEMENTS DE L’INTERDICTION POSEE PAR L’ARTICLE 118 :
D’un point de vue historique, l’article 118 de la Constitution n’a pas de parcours juridique puisant à des sources locales de notre pratique constitutionnelle, mais résulte plutôt du phénomène de mimétisme à l’origine de la transposition au Mali par la constituant de 1992 d’une disposition constitutionnelle française. Du coup, on ne saurait en appréhender correctement la philosophie qu’au regard de l’expérience française à l’origine de la disposition. A cet égard, il faut rappeler qu’en France, l’interdiction qui figure à l’alinéa 4 de l’article 89 de la Constitution de 1958 date déjà de la Constitution de 1946, en réaction contre ce que la France sous occupation avait connu avec les circonstances historiques de juin 1940 lorsque la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 avait autorisé le Maréchal Pétain à modifier la Constitution de 1875. Cette autorisation évidemment arrachée sous la pression de l’occupant nazi, fut la preuve évidente de la perte de toute initiative de l’Assemblée nationale préféré renoncer à ces prérogatives après la débâcle française de 1940. C’est cette expérience malheureuse du 10 juillet 1940 qui va conduire la Constitution française de 1946 à prévoir à son article 94 l’interdiction de toute révision en cas d’occupation de tout ou partie du territoire métropolitain par des forces étrangères. La même interdiction dans une nouvelle formulation est reconduite à l’alinéa 4 de l’article 89 de la Constitution de 1958 dans les termes suivants : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire ». Autrement dit, il n’est pas possible de modifier la Constitution quand la France est envahie ou occupée lors de conflits armés, afin d’empêcher des modifications qui n’auraient peut-être pas pu été envisagées en temps normal. Par ailleurs, toute révision constitutionnelle engagée doit être stoppée en cas de survenance des mêmes circonstances. L’alinéa 3 de l’article 118 de la Constitution de 1992 reconduit mot pour mot l’alinéa 4 de l’article 89 de la Constitution française de 1958. Ce bref survol historique qui met en évidence les fondements de l’article 118 explique pourquoi la révision constitutionnelle engagée par le Président de la République ne respecte pas la Constitution du Mali.
DES ACTES CONCRETS SONT POSES QUI ENGAGENT LA PROCEDURE DE REVISION CONSTITUTIONNELLE
Jusqu’à très récemment, la question de la révision de la Constitution se posait plutôt en termes de vagues déclarations d’intention notamment de la part du Président de la République. Il est vrai que le Président de la République qui n’évoque cette révision constitutionnelle que du bout des lèvres, semble avoir pris le soin de ne laisser apparaître le moindre engouement personnel dans le projet. Or aux termes de l’alinéa 1er de l’article 118 de la Constitution, « l’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République et aux députés ». Ce qui montre bien qu’en la matière et par rapport à l’initiative en cours, c’est le Président de la République qui devrait jouer les premiers rôles au sein de l’exécutif. L’« abandon » du projet de révision constitutionnelle en sous-traitance au niveau gouvernemental sous le prétexte de la répartition des tâches gouvernementales ne peut aucunement dédouaner le Président de la République de sa responsabilité principale de portage politique d’une réforme constitutionnelle qu’il a initiée. L’on se souvient par ailleurs des assurances verbales données par le Premier ministre Modibo KEITA lors de sa Déclaration de politique générale du mai 2015 quant à « une nécessaire révision constitutionnelle pour prendre en compte certaines innovations qui sont dans l’Accord d’Alger au titre de la réforme de l’Etat ». On n’oubliera pas non plus la proposition de calendrier électoral qui a été dévoilée par le ministre de l’Administration Territoriale prévoyant l’organisation d’un référendum constitutionnel pour fin 2016.
Tant que la question de la révision de la Constitution ne se posait qu’en termes de déclarations d’intention et de simples projections, en l’absence d’actes ou de faits concrets matérialisant l’engagement d’une procédure de révision de la Constitution, il était difficile de lui opposer l’article 118. Mais dès lors que les autorités sortent des incantations verbales et commencent à poser des actes concrets dans le sens de la matérialisation du processus de révision de la Constitution, l’article 118 lui devient automatiquement opposable. A cet égard, nul ne peut nier que sont actuellement posés des actes attestant très clairement qu’une procédure de révision constitutionnelle est matériellement engagée au Mali. C’est notamment le cas du Décret n°2016-0235/PM-RM du 20 avril 2016 portant création du Comité d’experts pour la révision de la constitution. Ce décret dispose expressément que ledit comité a pour mission « d’élaborer l’avant -projet de loi portant révision de la constitution en vue, notamment de prendre en compte les clauses de l’Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali issu du processus d’Alger qui ont valeur constitutionnelle, de valoriser les acquis des précédentes tentatives de révision constitutionnelle et de corriger les insuffisances de la Constitution ». C’est également le cas du Décret n° 2016-0292/PM-RM du 05 mai 2016 d’ailleurs sitôt abrogé dans des conditions qui en disent long sur son improvisation, par le Décret n°2016-0334/PRM-RM du 18 mai 2016 portant nomination des 13 membres du Comité d’Experts pour la révision de la Constitution. Ce stade avancé d’engagement formel de la révision constitutionnelle vient d’ailleurs d’être confirmé le 16 juin 2016 depuis la tribune des Nations Unies par le Premier ministre dans le cadre de la présentation au Conseil de Sécurité du Rapport du Secrétaire Général sur la situation au Mali. Dans son intervention, le Premier ministre affirme fièrement : « Le processus de révision de la Constitution est en cours, une commission de relecture a été mise en place avec pour mission principale la prise en charge des dispositions de l’Accord pour la paix et la réconciliation ».
La procédure de révision constitutionnelle ainsi engagée au sens du commencement de ses opérations, est contraire à la Constitution dans la mesure où elle intervient dans un contexte d’occupation de Kidal lui-même attentatoire à l’intégrité territoriale du pays.
LA SITUATION D’OCCUPATION DE KIDAL EST ATTENTATOIRE A L’INTEGRITE DU TERRITOIRE NATIONAL
La notion d’intégrité renvoie selon les définitions convenues, à l’état d’une chose, d’un tout qui est entier, qui a toutes ses parties et qui n’a subi aucune altération. Du point de vue territorial, elle suppose l’interdiction de toute atteinte à la consistance physique du territoire d’un Etat ou à son unité politique, étant entendu que le territoire constitue le substrat matériel de la souveraineté. L’intégrité du territoire national suppose le droit pour tout Etat de déployer la plénitude de ses prérogatives, d’exercer toutes les compétences étatiques sur l’ensemble de son territoire national.
L’interdiction constitutionnelle d’engager toute révision lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire, nous amène à nous demander dans quelle mesure cette condition qui empêche constitutionnellement le Président de la République d’engager une révision de Constitution pourrait-elle être considérée comme n’étant pas remplie au Mali. Par rapport à cette interrogation, notre réponse ne peut être qu’affirmative, car nous estimons qu’au sens de cette disposition constitutionnelle, il est objectivement difficile de soutenir que la République du Mali ne souffre d’aucune forme d’atteinte à son intégrité territoriale au nord du pays et particulièrement à Kidal.
En effet, depuis l’invasion barbare du nord du Mali en 2012 par des groupes rebelles armés aux velléités sécessionnistes affichées et assumées face à la République souveraine du Mali, l’Etat vivait dans cette région, en dépit de l’Accord de Ouaga du 18 juin 2013, sous un régime de cohabitation territoriale présentée de manière hypocrite comme une forme de préservation de de l’intégrité territoriale et de la souveraineté du pays. Il ne s’agissait en fait que d’un « partage » de souveraineté et de parcelles territoriales qui ne disait pas son nom, entre l’Etat du Mali et des groupes rebelles armés. La visite imprudente meurtrière de MARA à Kidal le 17 mai 2014, qui va amener ces groupes armés à chasser l’Etat malien et à le dépouiller de sa petite parcelle de souveraineté au nord, va dévoiler cette hypocrisie générale en mettant au grand jour, la grave atteinte portée à son intégrité territoriale notamment dans la région de Kidal. Depuis la visite meurtrière, aucun doute n’est désormais permis quant à la situation constitutive d’atteinte flagrante à l’intégrité du territoire national à Kidal. Kidal fait l’objet d’occupation par des forces irrégulières non étatiques et est devenu une enclave, une sorte de sanctuaire ou « no man’s land » sur le territoire national où la République non reconnue par ces groupes rebelles qui y campent, est déclarée « personae non grata » et frappée d’interdiction d’entrée et de séjour. Les Premiers ministres Oumar Tatam Ly, Moussa MARA et Modibo KEITA en savent quelque chose ! Même le Président de la République ne peut être soupçonné de n’en être conscient lorsqu’il s’exprimait en ces termes lors de sa dernière visite à Ségou : « aucune fanfaronnade politicienne ne me fera prendre mon avion pour débarquer à Kidal et créer un incident ». Le Président de la République du Mali n’est pas le bienvenu dans une partie du territoire national ! A Kidal, le drapeau du Mali ne flotte pas ; l’hymne national du pays n’est pas fredonné ; les institutions de la Républiques et les autorités administratives représentant l’Etat sont interdites d’entrée et de séjour. A Kidal où la République se trouve ainsi aux abonnés absents, l’occupation et l’exercice des prérogatives de puissance publique par des groupes armés rebelles ne peut être que constitutive d’un état de fait de grave atteinte à l’intégrité territoriale du Mali.
Ceux qui seraient tentés de mettre en doute l’atteinte à l’intégrité du territoire national dans la région de Kidal doivent se souvenir que des voix plus autorisées que la nôtre attestent clairement de cette évidence. C’est ainsi que dans le Communiqué final de sa 49ème session ordinaire de la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement qui vient de se tenir le 4 juin dernier à Dakar, la CEDEAO « exprime son indignation face à la situation à Kidal où, un an après la signature de l’Accord, le Gouvernement et les Forces de Défense et de Sécurité du Mali n’ont toujours pas accès pour une sécurisation complète du territoire national et exige que cette situation prenne fin ». Encore plus récemment, l’une des recommandations de la Commission d’enquête parlementaire sur la visite meurtrière de MARA à Kidal le 17 mai 2014 et qui propose l’ouverture d’une enquête judiciaire à son encontre, se fonde expressément sur le fait que sa visite a été à l’origine de « l’éviction de l’État de Kidal ». Si l’Etat est « évincé de Kidal » comme cela ressort de la bouche des élus de la nation qui incarnent l’expression même de la souveraineté nationale cela ne peut signifier autre chose qu’une atteinte à son intégrité territoriale. Il n’y a guère de doute : une révision constitutionnelle est engagée alors qu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire national.
LE PROCESSUS DE REVISION CONSTITUTIONNEL EN COURS EST CONTRAIRE A LA CONSTITUTION
Nous sommes bien conscients que la révision constitutionnelle qui vient d’être engagée procède davantage d’un diktat de l’Accord d’Alger que d’une exigence interne, même si la Constitution actuelle est loin d’être exempte d’insuffisances que l’on a déjà tentées d’ailleurs par deux fois sans succès de corriger. Il faut cependant souligner que les clauses de l’Accord d’Alger ayant vocation à être constitutionnalisées ne peuvent être en tout état de cause que de simples préconisations au peuple souverain du Mali qui demeure libre le cas échéant de les rejeter. Telle est la volonté souveraine de notre peuple exprimée depuis 1992 où elle fait obligation de faire approuver uniquement par voie de consultation populaire (référendum), n’importe quel projet de réforme constitutionnelle. Mieux, l’exigence de démocratie suppose en la matière, la préservation de la liberté de choix du peuple souverain. C’est bien pour cette raison que la Constitution interdit d’engager toute révision de la Constitution dans le contexte actuel d’occupation de certaines régions du Nord en particulier la région de Kidal.
Le but recherché par le constituant de 1992 et qui est le même que celui à l’origine de la disposition depuis 1946, est d’éviter, au moment où les citoyens et surtout les autorités ne sont plus libres de leurs décisions comme on le voit bien, un tripatouillage de la Constitution sous la pression et pour les seuls besoins des troupes d’occupation rebelles.
Le Président devrait, dans le respect de la Constitution tel que prôné notamment par son serment d’entrée en fonction de l’article 37 de la Constitution, éviter d’engager formellement comme c’est actuellement le cas, une révision de la constitution dans le contexte kidalois d’atteinte à l’intégrité territoriale du pays du fait que le Mali se trouve amputé de facto de cette région. L’alinéa 3 de l’article 118 de la Constitution réconforte cette position. Au nom de la Constitution, la révision actuellement engagée doit être stoppée jusqu’à la réintégration de la région de Kidal dans le giron de la République ne serait-ce qu’au niveau minimum d’intégrité territoriale plus ou moins sauf dans les autres régions du nord en général.
Dr Brahima FOMBA
Chargé de Cours aux Facultés de Droit
Coordinateur Scientifique du Groupe de recherche ODYSSEE