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Mort d’Edgard Pisani, résistant et ancien ministre de De Gaulle et de Mitterrand
Publié le vendredi 24 juin 2016  |  Le Républicain




Avec la disparition d’Edgard Pisani, mort lundi 20 juin, à l’âge de 97 ans, c’est une page d’histoire de la République qui se tourne, un demi-siècle d’action au cœur de l’appareil d’Etat et des institutions. C’est aussi une haute silhouette, un légendaire collier de barbe, une voix puissante, un regard passionné pour l’Europe, l’agriculture, l’Afrique et son développement, et un homme resté libre de sa parole, un brin utopiste. Mais son caractère hautain, ses manières tranchées, ses jugements catégoriques et une carrière dans les marges lui attirèrent de nombreuses inimitiés.
Né le 9 octobre 1918 à Tunis, d’origine maltaise et, donc, né « sujet britannique » – ce qui lui valut de subir une campagne nauséabonde lors de sa nomination comme préfet –, il fut un résistant de la première heure. Il a été proche de Charles de Gaulle jusqu’en 1967 et de François Mitterrand à partir de 1974, deux chefs d’Etat qu’il voyait comme « deux plasticiens ». Le premier, « un Rodin travaillant le marbre à grands coups de ciseau » ; le second « caressant indéfiniment la glaise ».

Gaulliste devenu socialiste, européen et tiers-mondiste convaincu, c’était un homme qui avait une vision du monde et de véritables fulgurances. A la Libération, il annonce que va s’ouvrir la période de la décolonisation. En Nouvelle-Calédonie, lors de la violente crise des années 1980, il propose un concept inédit, qui sera repris par la suite, celui d’indépendance-association. L’agriculture, l’aménagement du territoire, les problèmes Nord-Sud, la question foncière, l’énergie, le commerce extérieur… autant de domaines où il a voulu, selon son expression, « inventer des idées » et « changer le paysage ».

Otage administratif au Mont-Dore

Son arrivée dans le service de l’Etat date de la fin de la seconde guerre mondiale. Quand celle-ci éclate, il est alors étudiant à Sciences Po et exerce une activité de pion. Arrêté à Paris, en mars 1944, avec des parents et des proches depersonnalités de la Résistance, il est envoyé en tant qu’otage administratif au Mont-Dore, en Auvergne, mais n’est pas identifié comme membre d’un réseau radio transmettant des informations à Londres. Il a alors 26 ans. Le 7 juin, au lendemain du Débarquement, une attaque sur l’hôtel où les otages sont retenus est organisée par un commando de la Résistance. Ils rejoignent le maquis puis remontent sur Paris, où il arrive le 20 juin.

Il intègre alors un réseau intitulé la Nouvelle Administration publique, destiné àpréparer la transition. Le 19 août, il est averti qu’il doit se trouver au matin place du Châtelet. Installé à la terrasse d’une brasserie, il voit des centaines d’hommes, des gardiens de la paix en civil, converger vers la Préfecture de police. Bientôt, le drapeau tricolore flotte sur le bâtiment. Il y file immédiatement et rejoint le cabinet du préfet, où Charles Luizet, gaulliste de la première heure, s’installe dans ses nouvelles fonctions. Convoqué à une réunion du Comité parisien de libération, celui-ci appelle Edgard Pisani : « Edouard [son pseudonyme dans la résistance], je suis obligé de sortir. Vous allez rester là, vous garderez la maison. Il ne se passera rien, je reviens dans un instant. »

En 1961, de Gaulle l’appelle pour qu’il devienne ministre de l’agriculture dans le gouvernement de Michel Debré. Il conservera cette fonction dans le gouvernement de Georges Pompidou, jusqu’en 1966, établissant un record de longévité à ce poste exposé. Il est l’artisan de la grande mutation du monde agricole pour faire en sorte que l’agriculture française devienne autosuffisante et compétitive. En mettant en place les lois d’orientation agricole, qui modernisera ce secteur, il va redonner confiance à la paysannerie. C’est lui, aussi, qui pilotera les débuts de la politique agricole commune. Il reste une des grandes figures ayant laissé une trace de son passage Rue de Varenne.

En 1966, il devient ministre de l’équipement dans le gouvernement de Georges Pompidou. Il en démissionne en avril 1967 lorsque le premier ministre demande depouvoir gouverner par ordonnances, procédure à laquelle il est opposé. En mai 1968, la rupture est consommée. La gorge nouée, Edgard Pisani prononce à la tribune de l’Assemblée nationale un véritable réquisitoire contre Georges Pompidou, vote la censure et démissionne de son mandat de député : « Ce faisant, déclare-t-il en s’adressant au premier ministre, j’ai le sentiment d’être plus fidèle que vous à l’homme que j’ai soutenu depuis la Résistance. » Nommé préfet en disponibilité spéciale depuis 1968, il est admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1973 et adhère au Parti socialiste en 1974.

La Nouvelle-Calédonie sur le pied de guerre

Il sort alors du tunnel où l’a entraîné sa rébellion contre Pompidou et est réélu sénateur, sous l’étiquette Gauche démocratique, de la Haute-Marne avant de devenir membre de l’Assemblée des communautés européennes en 1979. Mais il n’est pas vraiment un fin stratège politique, n’appartient à aucun courant. Lui, persuadé que François Mitterrand ne se représentera pas en 1981, a parié sur Michel Rocard, avec qui il a noué une vieille complicité, pour la présidence de la République.

Sans doute s’imaginait-il un destin de premier ministre, voire plus. En 1981, après l’élection de François Mitterrand, il est nommé commissaire européen chargé du développement. Il dirige alors un corps de 600 fonctionnaires qui distribuent chaque année 2 milliards de dollars à quelque soixante pays du tiers-monde liés à la Communauté par la convention de Lomé, dont il conduira la renégociation.

Fin 1984, la Nouvelle-Calédonie est au bord de la guerre civile. L’autorité de l’Etat a pratiquement disparu en dehors de Nouméa. Les Kanak tiennent des centaines de barrages dans l’île. Il atterrit le 4 décembre sur le Caillou, paré du titre de haut commissaire, avec pour mission de rétablir l’ordre et de proposer un projet pourdénouer la crise. Le lendemain, c’est la tuerie de Hienghène : dix morts, dont les deux frères de Jean-Marie Tjibaou, le leader du FLNKS. La mission de paix semble impossible. Pourtant, dès la première rencontre, le respect et la confiance s’installent entre les deux hommes.

Le 7 janvier 1985, Edgard Pisani prononce son fameux discours sur la place des Cocotiers, à Nouméa, où, pour la première fois, il évoque l’indépendance-association. A peine quatre jours plus tard, tout est sur le point de s’effondrer après l’assassinat du fils d’un éleveur européen, Yves Tual, dont les Mélanésiens sont accusés, et le lendemain la mort d’Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro, deux leaders kanak abattus par les tireurs du GIGN. L’état d’urgence est déclaré. L’île est sur le pied de guerre.

Pourtant, Edgard Pisani refuse de se résigner au pire. Il raconte : « Il me fallait l’accord des Kanaks et j’ai engagé des négociations avec Jean-Marie Tjibaou. Il m’invite alors dans sa tribu de Hienghène, où on déjeune à trois à table devant 60 à 70 personnes assises par terre. Tjibaou voulait une discussion en présence des siens. L’échange terminé, il me demande de le suivre. Il marche devant moi, silencieux, pendant une dizaine de minutes puis s’arrête devant un énorme séquoia. Sans se retourner, presque au garde-à-vous, la tête inclinée, il me dit :“Devant mes ancêtres, je vous réponds oui.” Puis, sans un mot de plus, nous retournons vers le présent. »

De retour à Paris, quatre mois après le début de sa mission, il propose à François Mitterrand un projet de régime transitoire jusqu’à l’organisation, au plus tard le 31 décembre 1987, d’un scrutin d’autodétermination. « C’est le temps qui est donné à tous les Calédoniens pour réinventer une manière de vivre ensemble mais autrement », défend-il. L’accord est cependant fragile, menacé par de nouvelles violences. Lui-même, à force de raideur, de gaffes et de négligences, a focalisé la vindicte des métropolitains sans convaincre les indépendantistes. Il est lâché par le premier ministre, Laurent Fabius. Sa nomination au poste de ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie ressemble à une promotion-sanction…

Patrick Roger
Journaliste au Monde
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