Dans un article paru le 18 juillet 2016 sur Médiapart, le Professeur JOSEPH BRUNET-JAILLY, un fin connaisseur du Mali, fait un diagnostic, sans complaisance de l’Etat malien, de ses institutions, de son mode de fonctionnement. Et cela de l’indépendance à aujourd’hui. Selon le Professeur, l’une des défaillances de l’Etat malien est qu’ « il n’a jamais voulu analyser et nommer les causes profondes de la crise de 2012, et donc ne propose rien dans aucun des domaines d’où naissent des conflits locaux violents et où s’exprime l’insatisfaction profonde de la population : la justice, le foncier, l’emploi des jeunes, l’éducation… ». En outre, de l’avis du Professeur, notre pays « s’est montré complètement passif et dominé dans le processus d’Alger et se voit maintenant amené à satisfaire aux revendications des groupes armés avant d’avoir obtenu leur désarmement et leur cantonnement ». « C’est une parodie d’Etat qui s’est reconstruite en 2013, avec les élections souhaitées par la “communauté internationale”, avec un candidat présentant bien, capable de servir tous les régimes, et emmenant avec lui sa famille et les députés choisis par cette dernière et par le secrétaire général de son parti. La défense est assurée par la MINUSMA et par Barkhane, puisque la reconstitution d’une armée malienne est une tâche décennale, à peine commencée (quelques bataillons et une formation qui prête à discussion) ; la justice est tellement méprisée que les citoyens se vengent eux-mêmes des torts qu’ils ont subis (art. 320) et que les religieux et les cadis revendiquent un nouveau moyen d’étendre leur emprise sur la population ; l’économie est aux mains des “partenaires du développement” qui à nouveau rédigent eux-mêmes les projets de développement qu’ils vont financer ; la police est si corrompue et si décriée, l’impunité si parfaite, que l’insécurité règne sur tout le territoire… », explique le Professeur. Comment trouver une solution à un tableau si noir ? Selon JOSEPH BRUNET-JAILLY : « aujourd’hui, il est clair que les groupes armés n’ont pas plus de projet politique que le gouvernement : d’un côté comme de l’autre, on veut le pouvoir pour le pouvoir, rien d’autre… Ce qui se passe sous nos yeux, ce n’est pas une reconstruction de l’Etat, parce que la “communauté internationale” refuse de voir que le problème politique doit être traité par des moyens politiques. Au contraire, elle se contente d’administrer le pays, de le protéger tant bien que mal des agressions extérieures dont il est victime –sans pour autant oser s’attaque au cœur du problème, au nerf de la guerre : à la drogue–, de secourir quelques populations ruinées par les combats, l’insécurité, l’obscurantisme, de veiller à ce que l’incendie ne se propage pas au voisinage. Elle exerce de fait, d’ores et déjà, un protectorat, sans le dire bien sûr, sur un Etat fantôme, vide de toute ambition et de toute compétence, qui ne dispose plus que des signes extérieurs de son rôle. » Les concertations nationales prônées par l’opposition politique malienne, de l’avis du Professeur, est la solution préconisée : « Depuis des mois l’opposition demande l’organisation de concertations nationales, où l’on voit bien reparaitre le moyen qui a permis à plusieurs Etats africains de sortir des crises des années 1990. Cette formule, “mode de transition original, propre à l’Afrique”[78], suppose évidemment que soit reconnue la nécessité d’une transition vers une nouvelle organisation politique, vers un nouveau projet politique. N’est-il pas temps de reconnaître que c’est exactement ce dont le Mali a besoin ? » Lisez plutôt l’article, en entier, paru dans Mediapart
Depuis trois ans, le Mali est sous tutelle de la “communauté internationale”. est-il parvenu à reconstruire un etat capable d’assumer ses fonctions régaliennes et la gestion d’une administration efficace ? s’est-il au contraire engagé dans des voies qui le conduiront inéluctablement à disparaître ? telles sont les questions à aborder, si l’on ne veut pas voir la crise s’approfondir et se durcir. le 21 mars 2012, au Mali, l’etat s’est effondré comme un château de cartes à la suite du coup d’etat dont un simple capitaine avait pris la tête. la “communauté internationale” s’est émue, au bout de quelques mois la France est intervenue, les institutions régionales et internationales ainsi que plusieurs pays africains ou européens se sont manifestés, et finalement des élections présidentielle et législatives ont été organisées dès 2013. la démocratie, au sens où l’entend la “communauté internationale”, était rétablie ! Mais où en est-on aujourd’hui ? l’etat s’est-il reconstruit ? Comment fonctionne-t-il ? les apparences sont sauves ! le chef de l’etat reçoit beaucoup de visiteurs étrangers et se déplace sans cesse à l’étranger (depuis le début de son mandat, en moyenne trois voyages internationaux chaque mois)[1], avec tout le cérémonial que ces voyages impliquent. les communiqués hebdomadaires du conseil des ministres sont en grande partie consacrés à des accords internationaux de financement (lus à la télévision, à la radio, publiés dans la presse écrite…), à l’adoption de textes de loi ou de décret, tous rédigés dans une langue en général inaccessible au commun des citoyens. il semblerait que le monde entier soutienne cet etat en lui accordant d’importants financements. D’ailleurs cet etat achète des armes, et forme des bataillons. Certains observateurs vont jusqu’à dire que cet etat est même tout-à-fait moderne. les campagnes électorales, il est vrai, s’inspirent depuis longtemps du modèle américain : caravanes, t-shirts et casquettes, pagnes, drapeaux en papier, agences de communication (pour les slogans, les affiches…), distribution de cadeaux (tasses=bassines, sacs de riz, sacs de sucre, thé, noix de cola, pagnes…) mais aussi tout simplement petites coupures, toujours bonnes à prendre. en 2013, iBK a eu recours aux agences havas et Voodoo (celle qui avait travaillé pour alassane ouattara en 2010), soumaïla Cissé à Diop&Fall (agence établie au Mali), Modibo sidibe à Ceis (très orientée défense et nouvelles technologies), Dramane Dembele à spirit McCann erickson (filiale française d’une des quatre plus grandes compagnies mondiales dans le domaine)[2]. et dès décembre 2015 un nouveau contrat a été passé par la présidence avec havas Worlwide (et synergie, agence nationale appartenant à un proche de Karim Keita, le fils d’iBK) pour préparer 2018.[3] De même, il est question de créer prochainement une seconde chambre, comme l’a proposé dès 2008 la commission présidée par Daba Diawara, proposition reprise dans l’accord d’alger : ce serait adopter un modèle courant dans les pays du nord. une autre caractéristique de nombreux etats modernes est le désintérêt manifesté par la population à l’égard de la vie politique, et la faiblesse persistante des taux de participation électorale. enfin, comme tous les etats modernes, le Mali est fortement dépendant d’institutions étrangères ou supranationales (pour les uns g7, g20, oMC, union européenne, etc ; pour d’autres Banque Mondiale, FMi, “partenaires au développement”, et plus récemment serval, Barkhane, MinusMa, conférence internationale de bailleurs…) et il est entrainé de gré ou de force dans la mondialisation. Mais examinons les choses de plus près ! I. Comment fonctionne cet Etat, quatre ans après la crise ? il fut un temps où l’etat, au Mali, bien que pauvre en cadres et en ressources, fonctionnait avec efficacité et se montrait capable de décisions témoignant d’une parfaite indé- pendance par rapport à l’ancienne puissance coloniale : dès 1960, le Mali adoptait un plan de développement économique qui avait pour ambition la “décolonisation économique”[4], et dont il restera un important secteur public, qui sera conservé et développé sous Moussa traore ; à la même période, l’etat chassait toute présence militaire française de ses bases au Mali[5]. Mais la personnalisation du pouvoir et le système du parti unique, entrainant vers la même pratique néopatrimoniale du pouvoir, sous Modibo Keita comme sous Moussa traore, aboutissent à ce que, à la fin des années 1980 déjà, l’etat n’exerce plus ses fonctions : il n’est même plus capable de payer ses fonctionnaires[6]. C’est dans ces conditions, alors que les générations militantes du temps de l’indépendance ont été écartées ou éliminées par Moussa traore, que se constituent tous les mouvements politiques et associatifs qui pré- parent la crise de 1990 et la chute de Moussa traore. Comment fonctionnent aujourd’hui les principales institutions de l’etat ? la réforme essentielle de l’ère alpha oumar Konaré a été, sans conteste, la décentralisation, qui devait donner aux communes tous les pouvoirs de décision qu’elles seraient capables d’assumer, et ne laisser à l’etat, outre ses fonctions régaliennes (défense, justice, législation…) qu’un rôle de conseil, d’appui, et de redistribution. Cette réforme ne pouvait que susciter un immense espoir, et mobiliser les énergies : mais elle supposait un lent processus à installer dans la durée par des cadres convaincus et déterminés. - Les conseils communaux Dès 2003, avec l’avènement d’amadou toumani touré à la magistrature suprême, l’effort en faveur de la décentralisation et de la démocratisation est immédiatement abandonné. il s’agissait d’une ambition trop grande pour celui qui préchait le consensus autour de sa personne et méprisait les partis. les Centres de conseils communaux, qui avaient pour tâche de former les cadres des collectivités à leurs nouvelles responsabilités, sont supprimés en 2007[7]. les administrations centrales reprennent tout leur pouvoir et tous leurs moyens, car le consensus, nouvelle loi du pouvoir, doit être acheté en espèces sonnantes et trébuchantes. et les conséquences sont immédiates et dramatiques. les rares études menées sur la décentralisation des compé- tences en matière d’enseignement[8] ou de gestion du foncier[9] montrent clairement que la décentralisation a été un échec. pas seulement parce que les ressources financières n’ont pas été attribuées en volume suffisant aux communes ; mais tout autant parce que ces communes n’avaient pas les cadres capables d’exercer les compé- tences transférées ; et surtout parce que les élus souhaitaient s’installer dans les positions de notables que leur offraient les nouvelles institutions plutôt que d’arbitrer entre les intérêts concurrents de leurs mandants ; et enfin parce que les administrations centrales ont eu pour seul souci de reprendre la main et d’en revenir à leurs pratiques antérieures. a la base, il faut bien admettre que l’élection n’est pas considérée par les élus comme l’acceptation d’une lourde responsabilité, celle de faire prévaloir l’intérêt général. Cette notion est d’ailleurs absente des esprits autant que des pratiques, et pour le commun des mortels l’entrée dans la réflexion politique extrêmement rare, entièrement guidée par le hasard des réseaux de relations individuelles, et fragile.[10] De fait les jeunes qui se mobilisent pour les campagnes électorales n’ont pour autant aucune chance d’accéder à un rôle politique.[11] Quant aux “partenaires au développement”, ils n’ont pas osé dire ce qu’ils voyaient : ainsi l’aMM[12] comme Citésunies entretenaient le mythe d’un Mali modèle de démocratie, un mythe qui satisfaisait les opinions publiques des pays du nord. Quelques exceptions (en commune V ou dans la région de sikasso) ne font que confirmer l’échec général, imputable au désintérêt de l’etat et en premier lieu de son Chef. - L’assemblée nationale [13] l’assemblée nationale devrait représenter la population. Mais les candidats, s’ils ne sont pas choisis par eux, doivent être soutenus par les états-majors des partis, qui ont la haute main sur le financement des campagnes électorales. seuls peuvent se passer de cet appui les candidats nouveaux riches à la recherche d’honneurs civiques ou, lorsque leur fortune a une origine douteuse, de la protection qu’apporte un mandat électoral. toutes ces candidatures sont vendues aux électeurs par les procédés habituels des bateleurs : caravanes et fêtes, cadeaux en nature et en espèces ; mais aussi depuis deux décennies par la mobilisation des milieux religieux. iBK a semble-t-il été le premier à tirer argument électoral de sa visite au cherif de nioro lors de la campagne de 2002, avant de tisser son réseau d’appuis religieux à l’aMupi, à la Ceni, à la Chambre de Commerce… Comme partout, la composition de cette assemblée montre qu’elle est beaucoup plus qualifiée et beaucoup plus urbaine que la population du pays. alors que l’agriculture occupe les trois quarts de la population, ce sont les hommes d’affaires, “opérateurs économiques” et autres commer- çants, chefs d’entreprise, gérants de société, transporteurs… qui sont les plus nombreux à l’assemblée (un tiers de l’effectif), devant les agents de l’administration et enseignants (un tiers également), qui eux-mêmes précèdent les cadres supérieurs et professions libérales (ingénieurs, pharmaciens, architectes, médecins, agronomes, économistes, experts d’élevage, juristes… au total 22 %). les populations rurales ne sont pas représentées, les intérêts du commerce et ceux de la fonction publique le sont très bien. les femmes et les jeunes ne sont pas représentés : l’assemblée ne compte que 10 % de femmes et l’âge moyen des députés est supérieur à 54 ans[14]
Un demi-siècle après l’indépendance, le sentiment national
ne s’est pas propagé. L’entrée dans la vie politique ne dé-
pend que de circonstances fortuites, familiales ou locales,
mais pas de convictions ni d’une vision politique, encore
moins d’un engagement. Le caractère familial et local de
la vie politique explique que, dans certaines circonscriptions,
malgré le nombre de postes à pourvoir, les électeurs
votent peu parce qu’aucun candidat n’est originaire de
chez eux[15].
Par ailleurs, quel est exactement le rôle de l’Assemblée
Nationale ? Depuis longtemps, il est mineur. L’Assemblée a
pu voter une réforme du code de la famille que le président
ATT n’a pas osé promulguer, laissant à la rue la charge de
faire la loi. Et plus récemment, comme l’a rappelé Adam
Thiam récemment, l’Assemblée n’a pas été consultée sur
l’accord de paix , et ne s’en est pas elle-même saisie[16].
En un mot : elle n’a ni rôle ni autorité.
Il faut d’ailleurs tenir compte de la capacité des élus à penser
les problèmes du Mali au niveau national et international,
plutôt qu’au niveau des per diem ou autres bénéfices.
Un seul exemple : Karim Keita, homme d’affaires parmi
bien d’autres, mais fils du nouveau président, bien que
nouveau venu en politique est aussitôt élu député, puis aussitôt
porté à la présidence de la commission de la défense
et de la sécurité, et reconnait lui-même le 27 avril 2016
que cette commission n’a fait aucune proposition dans son
domaine de compétence[17] ; interrogé de façon pressante
et précise par Lilianne Nyatcha quelques jours plus tôt sur
BBC Afrique, il avait indiqué que la Commission était
consultée, mais le seul sujet qu’il avait pu citer était celui
du DDR[18] ; puis il avait insisté sur ses bons rapports, anciens
et amicaux, avec le ministre de la défense[19],
confirmant sa conception exclusivement familiale de la société
et de la vie politique. D’ailleurs, sitôt élu, il avait
propulsé son beau-père à la présidence de l’Assemblée nationale
; aujourd’hui, sans oser s’en débarasser, elle en est
réduite à faire grève contre lui, et elle ne s’honore pas par
le motif de cette grève[20].
- Les ministères
Le Mali souffre depuis des décennies d’une grande faiblesse
de son administration : négligence, manque de conviction,
soumission totale aux instructions politiques, elles-mêmes
médiocrement inspirées. Gregory Mann a écrit tout un livre
sur l’infiltration de l’administration dès le milieu des années
1970 par certaines ONG, notamment par l’ONG amé-
ricaine Care, et sur les conflits de cette dernière avec les
ministres des transports et de l’éducation[21] ; le sous-titre
de son livre dit bien que, depuis lors, l’Etat au Mali est sur
la voie d’une in capacité à se comporter en Etat.
Plus récemment, Idrissa Dante et alii ont rappelé que dans
les années 1990 la préparation des DCPE[22] se faisait à
Washington, et que c’est seulement dans les années 2000,
pour rédiger les CSLP[23], que les services maliens ont été
impliqués, et conviés à rédiger les documents, mais “sous
haute surveillance”[24]. Quant aux documents présentés à
Bruxelles pour la réunion des bailleurs de mai 2013, documents
qui devaient être préparés par les parties à l’accord
d’Alger, ils ont en fait à nouveau été rédigés par les bailleurs
eux-mêmes[25]… Cinquante ans après son indépendance,
le Mali ne dispose pas de hauts cadres compétents
clairement engagés dans la conception, la défense, l’exé-
cution et l’évaluation de stratégies nationales.
La brêche ouverte par les ONG dans la capacité de l’Etat à
diriger la stratégie du pays a été une aubaine pour les coopérations
bilatérales et multilatérales. Sur l’exemple de
la santé pendant la récente crise, le Dr Balique montre le
rôle qu’ont joué les intervenants extérieurs dans ce délabrement
de l’autorité de l’Etat : se comportant comme en
pays conquis, ils ont empêché l’Etat –ici le ministère de la
santé– de jouer son rôle de leader dans la définition et
l’exécution des stratégies nationales. Le Dr Balique prétend
que dès juin 2012, le ministère de la santé était en mesure
de reprendre son rôle. Mais il en était fermement empêché
par le cluster santé, regroupant à l’initiative et selon la
méthode des Nations-Unies tous les intervenants extérieurs
: symboliquement, les réunions se tenaient à l’OMS, pas au
ministère de la santé ; pratiquement, le ministère n’était
pas toujours invité[26]. Quatre ans plus tard, la présence
d’une administration internationale est toujours aussi pesante
et paralysante.
L’administration gère-t-elle au moins les services publics ?
Dès avant la crise, on pouvait observer que le ministère de
l’éducation n’exerçait aucune tutelle sur les établissements
scolaires[27] ; et la malheureuse expérience des
marchés ruraux de bois[28] comme la dilapidation du foncier
communal rural[29] montrent que la tutelle était
inexistante –si elle ne participait pas elle-même au trafic–
dans ces domaines aussi. La crise de 2012 n’a fait qu’aggraver
cette situation : aujourd’hui, il n’y a plus aucune
activité de l’administration en matière d’agriculture ou
d’élevage –à part les Offices et la CMDT. Ne parlons pas de
l’enseignement supérieur, naufragé avec la participation
active des syndicats d’enseignants.[30] Ne parlons pas du
ministère des finances, puisqu’un document récent nous
apprend que 80 pour cent des importateurs, soit environ
un millier d’entreprises, déclarent à la DGI un chiffre d’affaires
inférieur au montant de leurs importations tel qu’il
est connu des douanes, soit une sous-évaluation de l’ordre
de 500 milliards de FCFA par an ; et que plus de 90% des
adjudicataires de marchés publics déclarent des chiffres
d’affaires inférieurs au montant des marchés qu’ils ont obtenus
; ou encore que la moitié seulement des entreprises
assujetties à la TVA la paient effectivement.[31]
Le Mali a été le “chouchou” des bailleurs : il s’est montré
non seulement docile, mais complètement dépendant à
leur égard[32]. Aujourd’hui, il n’a plus d’administration.
L’UNESCO signale que le Mali a été incapable de lui fournir
un rapport sur l’état des sites du patrimoine mondial, une
incapacité qui vient d’aboutir à ce que Djenné soit classée
comme site en péril.[33]
- La Présidence
Ibrahim Boubakar Keita, vieux routier de la politique malienne,
est parvenu en 2013 à se faire passer pour une victime
du “système”, et grâce à une campagne fondée
sur des slogans habilement choisis par des conseils en communication,
il a obtenu une majorité exceptionnellement
élevée, d’autant plus remarquable que la participation au
vote a été relativement forte compte tenu de ses niveaux
historiques au Mali.
Depuis qu’il est aux affaires, un trait fondamental de sa
gestion est, d’accord avec les partenaires au développement,
le refus d’identifier et de nommer les causes profondes
de la crise survenue en 2012 et de se donner les
moyens de les traiter. “Nous avons fait notre diagnostic et
la réponse est dans le programme d’activité du gouvernement”
nous disait-on fin 2013, alors que ce programme
n’est qu’un copié-collé des documents précédents adressés
aux bailleurs. Il faut dire que les bailleurs ont soutenu de
tout leur poids ce black-out. A la réunion organisée par le
ministère des affaires étrangères et du développement international,
à Lyon, en mai 2013[34], le mot d’ordre de la
France, exprimé par Laurent Fabius, était : reprenons la
coopération le plus vite possible, sans rien y changer, seulement
en y consacrant si possible des moyens un peu plus
importants. “Business as usual.” C’est que, parmi les
causes de la crise, la responsabilité des bailleurs aurait dû
être elle aussi révélée et évaluée, ce dont ils ne voulaient
surtout pas.
Il est difficile de savoir quelle a été la part de responsabilité
du président dans l’évolution du processus d’Alger, et
dans quelle mesure il a été contraint par d’encombrants
amis et médiateurs. L’Algérie fustige aujourd’hui le mutisme
des membres de la délégation malienne.Mais les
consignes rendues publiques parmi celles qui ont été données
par le président à cette délégation, depuis les négociations
de Ouagadougou (à savoir : intégrité territoriale,
unité nationale, forme républicaine et laïque de l’Etat, …)
étaient beaucoup trop sommaires et l’Algérie a eu la bride
sur le cou. Le résultat est là : un accord inapplicable, et
des groupes armés revendiquant toujours plus de pouvoir
hors de tout contrôle démocratique, tant au Nord qu’à Bamako.
Quant à la capacité de ce président à tracer les grandes
orientations de la politique de son gouvernement, et à la
faire partager par la population qui l’a élu, elle est visiblement
très limitée si l’on en juge par exemple par son dernier
discours de nouvel an[35]. Il faut dire qu’il a fort à
faire pour étouffer une succession de scandales qui mettent
en cause ses proches, et parfois lui-même.
- Les juridictions
La pluralité des systèmes juridiques est une caractéristique
durable de la situation au Mali ; dans ce contexte, l’insouciance,
l’incompétence ou la corruption des juges et des
avocats ouvrent la voie à des arguties sans fin, qui sont la
vraie cause de la défiance que la population éprouve à
l’égard de la justice.
La Cour constitutionnelle n’a été consultée ni sur l’accord
d’Alger, ni sur la loi du 30 mars 2016 organisant des autorités
interimaires. Dans les deux cas, les observateurs ont
immédiatement relevé les points sur lesquels les dispositions
de ces textes pourraient être contraires à la Constitution[36]
[37]. C’est tout récemment qu’un comité
d’experts a été créé par décret pour préparer la révision
constitutionnelle qui s’impose.[38] Quant à la loi relative
aux autorités interimaires, la Cour ne s’est prononcée sur
sa constitutionnalité qu’à la suite d’un recours de l’opposition.
Un seul point de sa décision mérite d’être signalé ici. Personne
ne conteste que l’art. 98 de la Constitution dispose
explicitement que les collectivités s’administrent librement
par des conseils élus. Personne ne conteste que la loi
créant les autorités interimaires prévoit que les membres
en seront nommés. L’opposition a donc soulevé un motif
d’inconstitutionnalité, mais la Cour a jugé l’argument infondé
! Faut-il croire que le bon peuple avait tort de distinguer
entre une nomination par une institution sans
existence légale et une élection ? Sans s’embarrasser de
pareilles considérations, le chef du gouvernement a voulu
tout récemment convaincre le Conseil de sécurité du fait
que “La conformité des dispositions de cette loi à la Constitution
malienne a été établie par l’organe juridictionnel
compétent, mettant ainsi fin à toutes formes de contestation”[39].
Mais sans donner à ses auditeurs aucune explication
plus convaincante.
* * *
Evidemment, il faut éviter d’évaluer le fonctionnement
de l’Etat au Mali à l’aide de nos modèles : ni la démocratie
athénienne, ni la démocratie ou la décentralisation à
la française (parmi d’autres réalisations occidentales) ne
peuvent servir de modèle. L’Etat au Mali est une
construction originale, à partir d’héritages spécifiques
[40] :
- De la période précoloniale, la conception du pouvoir
comme force, fanga, subsiste jusqu’à ce jour ; en même
temps qu’une recherche permanente de consensus, mais
seulement entre ceux qui ont droit à la parole ;
- De la période coloniale résulte l’ambiguité de la position
des autorités traditionnelles, compromises avec l’administration
coloniale ou mises en place par elle ; en même
temps, est apparue une nouvelle élite, ceux qui ont béné-
ficié d’une éducation moderne –plus précisément : d’une
double culture– et d’une expérience dans l’administration
coloniale ; c’est cette élite qui animera le débat politique
pendant les dernières années de la période coloniale et la
première décennie de l’indépendance ; de cette période il
reste l’habitude de vivre sous plusieurs autorités (coutumières,
religieuses et légales) et plusieurs systèmes juridiques
(traditionnel, islamique, et légal), le cantonnement
des pouvoirs traditionnels et la méfiance de la population
à l’égard de l’administration qui décide de tout ;
- De la première période de l’indépendance, où l’Etat
s’organise et tente de promouvoir la Nation, en empruntant
à l’histoire (les grands empires, Soundjata…) et à la mythologie
(l’existence d’une Nation avant la période coloniale)[41],
et en s’appuyant sur la centralisation
(l’administration reprenant les cadres coloniaux de commandement)
et sur le parti unique, mais aussi sur une personnalisation
extrême du pouvoir qui replace le Chef de
l’Etat dans la tradition des souverains pré-coloniaux ; si
l’Etat ne se construit pas pendant cette période, c’est
parce que le régime socialiste et le régime militaire ont eu
la même nature néo-patrimoniale et ont “vidé l’Etat de
tout contenu”.[42] Après une décennie marquée par une
tentative de démocratisation, c’est bien à cette gouvernance
néo-patrimoniale qu’en est revenu le Mali.
Gregory Mann ajoute d’autres éléments : la génération qui
a lutté pour l’indépendance et a organisé l’Etat était marquée
par une culture politique forte et contraignante (hé-
ritée du centralisme français et de la culture du PCF et de
la première US-RDA), mais la dérive autoritaire a été rapide;
ensuite, à la faveur des sècheresses, les ONG et notamment
les grandes ONG sont parvenues à vendre à
l’administration leurs propres projets, et sinon à diriger
l’Etat, du moins à diriger avec lui et souvent à sa place[43].
Virginie Baudais semble moins pessimiste que Gregory Mann
quant à la capacité du Mali à se reconstruire un Etat. Il y a
dans ces héritages des ressources et des travers : il devrait
être possible de bâtir sur les ressources pour contrecarrer
les travers. Mais il faut bien admettre que rien n’a été fait
en ce sens depuis le début du nouveau millénaire, alors que
le pays doit faire face à des choix extrêmement risqués,
sous l’œil cynique ou détaché de trop nombreux partenaires.
II. Les dossiers dangereux pour la reconstruction de
l’Etat
Cette reconstruction devrait inévitablement intervenir, aujourd’hui,
dans une période de crise de l’Etat, partout sur
la planète, mais tout spécialement en Afrique. En effet :
- les Etats sont de plus en plus nombreux, de puissance de
plus en plus inégale; et les plus puissants s’ingénient à entretenir
la zizanie dans les plus faibles (voir Crimée, Polisario,
Palestine…) ; seule l’Europe a réussi jusqu’à présent
à constituer un bloc, mais bien péniblement, et comme
vient de le montrer le Brexit, la partie n’est pas définitivement
gagnée ;
- des acteurs privés (investisseurs, fournisseurs…) disposent
de moyens plus importants que ceux de beaucoup d’Etats
;
- les organisations internationales imposent aux Etats les
régles qui conviennent aux plus puissants d’entre eux (OMC
: accords commerciaux internationaux, TRIPS…; Fonds Mondial
: politique de lutte contre le vih-sida ; Banque Mondiale
et banques régionales : ajustement structurel, “lutte
contre la pauvreté”, grands travaux…) :
- les Etats les plus puissants accordent une attention soutenue
au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, attention
suspecte puisque ce droit est exploité par les Etats et
même par les groupes privés pour avancer leurs pions (y
compris à la commission des droits de l’homme des NationsUnies,
ou à l’Organisation des Nations et peuples non représentés…)
- la grande vague de décentralisation implique inéluctablement
une diminution des moyens gérés centralement par
les Etats, et en particulier une diminution de leur capacité
de redistribution (avec les risques que cet affaiblissement
représente)
A suivre