Alors que son opérationnalisation sur le terrain paraît pour le moins hypothétique comme on le constate à Gao, Kidal et ailleurs, l’engagement signé le 19 juin 2016 entre le gouvernement Modibo KEITA et les groupes rebelles de la Plateforme et de la CMA dénommé « Entente sur la mise en place des autorités intérimaires » restera dans les annales comme un coup sévère contre les institutions de la République. Elle jette par-dessus bord la Loi n°2016-013 du 10 mai 2016 sur les autorités intérimaires et le Décret n°2016-0332/P-RM du 18 mai 2016 fixant leurs modalités de mise en place. La vedette peu glorieuse de ce manquement grave à la Constitution du Mali est un ministre de la République. C’est lui qui a pris sur lui d’assumer personnellement la responsabilité historique de fouler ainsi au pied, les institutions de la République du Mali. D’autant plus que le document, juridiquement inqualifiable, défie la Constitution et les lois de notre pays pour les principaux motifs suivants :
– l’Entente étale au grand jour l’incompétence notoire d’un ministre à engager l’Etat en la matière ;
– l’Entente va au-delà de l’Accord d’Alger en termes de « mesures exceptionnelles » prévues à son Annexe 1 ;
– l’Entente consacre un statut juridique autonome pour les régions du Nord.
« L’ENTENTE » ETALE AU GRAND JOUR L’INCOMPETENCE NOTOIRE D’UN MINISTRE
Au regard des principes élémentaires de droit qui régissent tout Etat y compris celui qui se trouve dans un statut approximatif de souveraineté comme le Mali, tout acte d’une autorité publique se doit de respecter un minimum de conditionnalités de fond et de forme. Le ministre s’est royalement assis sur ces principes républicains. Car, du point de vue de la forme et du contenu, le ministre n’avait pas qualité pour agir comme il l’a fait en signant l’Entente. Son incompétence matérielle prend ici la forme d’une usurpation de pouvoir de sa part, mais aussi celle d’un empiètement sur les champs de compétences de deux autres ministres. S’agissant de la première irrégularité relative à l’usurpation de pouvoir de sa part, il s’agit d’un affront à l’Assemblée nationale. Il faut rappeler que l’Entente porte sur des questions qui relèvent essentiellement du domaine de la loi sur lesquelles le gouvernement n’a nullement compétence, sauf autorisation expresse dans les conditions prévues à l’article 74 de la Constitution relatif aux ordonnances. Les rôles et attributions d’autorités intérimaires devant être instituées dans les collectivités territoriales des régions de Tombouctou, Gao, Kidal, Taoudénit et Ménaka à la place des organes élus, ne peuvent être que du domaine de la loi conformément à la Constitution. Il en est de même en ce qui concerne la mise en place de collèges transitoires dans les nouvelles circonscriptions administratives. C’est bien en considération de l’exigence constitutionnelle de répartition des domaines de la loi et du règlement que les autorités intérimaires ont fait l’objet d’une loi modificative du Code des Collectivités Territoriales votée par l’Assemblée nationale et promulguée par le Président de la République après son contrôle de constitutionnalité (loi n°2016-013 du 10 mai 2016). Même les modalités d’application de cette loi avaient déjà fait l’objet du décret n°2016-0332/P-RM du 18 mai 2016 fixant les modalités de mise en place des autorités intérimaires dans les collectivités territoriales. Une loi et un décret superbement ignorés par l’Entente. Mais le ministre en question ne porte pas que le chapeau de l’usurpateur de pouvoirs. En s’improvisant candidat à la signataire de cette fameuse Entente, son incompétence résulte également du fait d’avoir empiété sur les champs de compétences de deux de ses collègues. Cette intrusion dans des matières relevant d’autres Départements ministériels méconnaît le Décret n°2016-0131/P-RM du 07 mars 2016 fixant les attributions spécifiques des membres du gouvernement. Comme il ressort de l’article 1er de ce Décret, rien dans les attributions qui sont assignées au ministre ne l’autorise à signer l’Entente. L’intervention irrégulière du ministre dans ce dossier sans aucune considération pour les attributions de ses collègues est la meilleure preuve d’une cacophonie gouvernementale évidente reflétant un déficit réel de leadership du Premier ministre. Car, même la casquette de membre du Comité national de coordination de la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation nationale créé par le Décret n°2015-0488/PM-RM du 27 juillet 2015 ne pourrait aucunement servir de fondement juridique valable au ministre pour franchir le pas. Ce décret qui témoigne de la volonté du gouvernement d’assurer ne serait-ce qu’un semblant de leadership dans la mise œuvre de l’Accord, est à cet égard assez explicite à son article 3 qui précise bien que sa mission est de « coordonner la mise en œuvre des engagements souscrits par le gouvernement dans l’Accord pour la Paix et la Réconciliation au Mali ». Le Comité national de coordination de la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation nationale est à l’image du Comité de Suivi de l’Accord (CSA). Le CSA qui reconnait la compétence des autorités constitutionnelles pour édicter ses mesures d’application, a été créé conformément au chapitre 19, articles 57 et suivants de l’Accord d’Alger avec comme missions d’« encourager le gouvernement à prendre toutes les mesures jugées nécessaires à la mise en œuvre effective des dispositions de l’Accord …..». Ce qui confirme que le CSA, à l’instar du Comité national de coordination de la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation nationale, est bien une institution de monitoring de la mise en œuvre de l’accord d’Alger et non un organe responsable de sa mise en œuvre.
« L’ENTENTE » VA AU-DELA DES MESURES EXCEPTIONNELLES DE L’ANNEXE I DE L’ACCORD D’ALGER
Comme pour attester que le Mali demeure malgré tout un Etat souverain, aucune disposition dans l’Accord d’Alger ne méconnait les compétences constitutionnelles des institutions de la République du Mali notamment en matière d’édiction de mesures constitutionnelles, législatives ou règlementaires allant dans le sens de sa mise en œuvre. Ainsi, dans le Titre I intitulé « Principes, engagements et fondements pour un règlement durable du conflit », il est écrit au point (a) de l’article 1er du chapitre 1 : « Les parties, dans l’esprit de la feuille de route, réitèrent leur attachement aux principes ci-après : a) respect de l’unité nationale, de m’intégrité territoriales et de la souveraineté de l’Etat du Mali, ainsi que de sa forme républicaine et son caractère laïc ».
Conformément à cet esprit de reconnaissance de la souveraineté du Mali, l’article 3 stipule : « les institutions de l’Etat malien prendront les dispositions requises pour l’adoption des mesures réglementaires, législatives, voire constitutionnelles nécessaires à la mise en œuvre des dispositions du présent Accord en consultation étroite avec les parties et avec le soutien du Comité de suivi prévu par le présent Accord ».
Dans le paragraphe introductif de l’Annexe 1 de l’Accord, il est écrit : « En attendant la mise en place des mesures prévues dans le présent accord, les mesures intérimaires ci-après sont convenues… ».
Cette disposition précise bien que les mesures envisagées dans le cadre de la période intérimaire ne se justifient que pour le temps que les dispositions de l’Accord se mettent en place. Par définition, le propre d’une période intérimaire est d’éviter de prendre des mesures pouvant engager l’avenir de manière significative et de ne s’occuper que des affaires courantes dans le sens de la continuité, le temps du retour à la normalité. Une période intérimaire est une période qui doit naturellement rimer avec les mots « provisoires » et « temporaire ». C’est normalement dans cet esprit que les objectifs de la période intérimaire sont ainsi formulée dans l’Accord : « Durant cette période, et en attendant l’adoption et l’entrée en vigueur des dispositions légales et de gouvernance énoncée dans le présent Accord, des mesures exceptionnelles en ce qui concerne l’administration des régions du Nord du Mali sont prises et mises en œuvre. Ces dispositions ont pour objectifs : -de garantir l’adoption de textes réglementaires, législatifs, voire constitutionnelles permettant la mise en place et le fonctionnement du nouveau cadre institutionnel et politique…- de réviser la loi électorale de manière à assurer la tenue aux niveaux local et régional, au cours de la période intérimaire, d’élections en vue de la mise en place des organes prévus par le présent Accord… ». Or, il se trouve que « l’Entente » qui vient d’être signée n’est pas conforme à ce que l’Accord qualifie de « mesures exceptionnelles d’administration des régions du Nord ayant pour objectifs de garantir l’adoption de textes réglementaires, législatifs, voire constitutionnelles et de réviser la loi électorale ». Elle va largement au-delà de cet esprit à travers au moins deux excès.
D’une part, l’Entente met en place un tout nouveau cadre juridique et institutionnel dans les régions du Nord dont chacun perçoit clairement qu’il n’aura rien d’exceptionnel, ni de temporaire ou provisoire.
D’autre part, l’Entente a été un acte irrégulier de substitution aux autorités constitutionnelles et légales compétentes, d’autorités de fait constitués d’un ministre incompétent s’étant indûment arrogé des prérogatives gouvernementales en dehors de son portefeuille et de deux groupes armés qui défient la République.
Ces deux dérives qui caractérisent l’Entente ont ainsi eu pour résultat de mettre en échec la loi n°2016-013 du 10 mai 2016 sur les autorités intérimaires et le décret n°2016-0332/P-RM du 18 mai 2016 fixant ses modalités d’application.
Comment ne pas alors se demander dans quelle République sommes-nous désormais, si un ministre de cette République ose poser un acte qui annihile tout l’effet d’une loi votée par l’Assemblée nationale, promulguée par le Président de la République après son contrôle de constitutionnalité et enfin publié au Journal officiel, ainsi que celui d’un décret d’application de cette loi ?
Comment ne pas qualifier une fois de plus cette République de bananière lorsqu’un ministre substitue une vulgaire Entente avec des groupes armés à toute une loi et à son décret d’application ! Et dire que le ministre de la Décentralisation et de la Réforme de l’Etat s’était battu pour faire passer à l’Assemblée nationale son projet de loi sur les autorités intérimaires ! La loi modificative n°2016-013 du 10 mai 2016 n’aura été en définitive, qu’un tripatouillage inutile du Code des collectivités territoriales.
« L’ENTENTE » CONSACRE UN STATUT JURIDIQUE AUTONOME POUR LES REGIONS DU NORD
Il y a belle lurette que la ligne rouge de l’autonomie si chère au Président de la République a complètement viré au vert foncé ! L’Entente signée le 19 juin 2016 consacre au Mali, le statut d’un Etat sous l’égide de deux lois fondamentales dont l’une, illégitime, est constituée de l’Accord d’Alger applicable au Nord du pays ; et l’autre, authentique, qui est la Constitution du 25 février 1992, applicable uniquement au reste du pays. Si telle est la lecture intuitive qui découle de l’Entente sur les autorités intérimaires, il reste que dans le fond, il y a une connivence certaine entre cette Entente et le statut particulier des régions du Nord qu’elle consacre de facto. Cette connivence se manifeste à travers deux indices identifiables dans l’Entente : le principe d’effet direct qu’elle attribue à l’Accord d’Alger et le principe de dérogation au droit commun national qui prévalent pour les régions du Nord.
En ce qui concerne le principe d’effet direct conféré à l’Accord d’Alger par l’Entente, il se fonde sur le mépris total des exigences constitutionnelles, législatives et règlementaires qui conditionnent sa mise en œuvre. C’est ainsi que l’Entente ne s’embarrasse guère de considérations liées au fonctionnement régulier de l’Etat du Mali qui suppose que des compétences sont constitutionnellement attribuées à des organes devant les exercer dans le respect de procédures bien définies. Dans ces conditions, l’Entente qui a valeur légale et règlementaire, joue à la fois au législateur et au gouvernement en s’arrogeant irrégulièrement et de manière grotesque leurs prérogatives constitutionnelles. Conformément à ce principe d’effet direct, l’Accord d’Alger est ainsi directement mis en application sans qu’il soit nécessaire de le « transposer » dans le droit national ne serait-ce qu’à travers « l’adoption de textes réglementaires, législatifs, voire constitutionnels » permettant son application. L’immédiateté du contenu de l’Accord d’Alger faisant l’économie de tout acte intermédiaire de réception nationale, tout ce passe comme si l’Accord en lui-même faisait désormais partie intégrante du droit interne en dépit de ses nombreuses tensions avec la Constitution du Mali. C’est l’Entente qui signe ce glissement, pour ne pas dire cette dérive anticonstitutionnelle, alors même que l’Accord d’Alger qui constitue avant tout un accord politique, est dépourvu des exigences minimums requises d’un acte pour produire de tels effets : clarté, inconditionnalité et précision.
S’agissant du principe de dérogation qui prévaut pour les régions du Nord par rapport au reste du pays, il se traduit par le recours anticonstitutionnel à une « législation » parallèle pour les régions du Nord qui est dérogatoire au droit commun national. Cette « législation » parallèle pour le Nord est édictée par une sorte de parlement de fait constitué du Gouvernement, de la CMA et de la Plateforme, engagé dans un vaste programme de modification-tripatouillage de la législation nationale du Mali, portant notamment sur le Code des collectivités territoriales, la Loi sur la libre administration des collectivités territoriales et la Loi portant principes fondamentaux de l’organisation administrative du territoire. Ce tripatouillage juridique permet à des autorités de fait (CMA et Plateforme), irrégulièrement hissées au même niveau que l’autorité légitime du gouvernement, de désigner de façon consensuelle les membres des autorités intérimaires. Il attribue des compétences illégales aux autorités intérimaires comme la participation à la révision des listes électorales et à la préparation et l’organisation des opérations électorales et référendaires. Dans les circonscriptions administratives, le tripatouillage invente de toute pièce des postes de « conseillers spéciaux » de la Plateforme et de la CMA auprès des représentants de l’Etat dans les Régions, Cercles et Arrondissements, à raison de deux auprès du Gouverneur et d’un auprès du Préfet et du Sous-préfet. Ces « conseiller spéciaux » doivent entre autres participer à la préparation et à l’organisation des élections. Le tripatouillage va plus loin et plus fort : il instaure une nouvelle forme de tutelle se traduisant par le caractère exécutoire des délibérations des autorités intérimaires dès leur publication et leur transmission aux représentant de l’Etat qui ne peuvent exercer à l’égard des actes administratifs des collectivités territoriales du Nord qu’un contrôle de légalité a posteriori. L’effet direct attribué à l’Accord d’Alger, conjugué à ce tripatouillage, dresse les grandes lignes, quoique grotesques pour l’instant, de la configuration institutionnelle du statut autonome du Nord qui se met tout doucement mais sûrement en place. Il faut cependant le préciser une fois de plus que par principe, la Constitution du Mali en l’état (sauf révision éventuelle) qui ne reconnaît pas de statut autonome ou particulier, s’oppose à l’aménagement de tout dispositif institutionnel ou juridique spécifique même transitoire sur une partie du territoire national y compris dans les régions du Nord. Elle ne contient pas non plus de dispositions autorisant un partage équitable de l’exercice du pouvoir d’Etat entre le gouvernement de la République et des groupes armés comme la CMA et la Plateforme. Pour se convaincre de cette donnée fondamentale du caractère unitaire de notre pays, il faut se reporter à l’article 25 de la Constitution selon lequel le Mali est une République indivisible. La république indivisible implique l’indivisibilité de la souveraineté, c’est-à-dire une seule source de souveraineté sur l’ensemble du territoire national comme c’est écrit à l‘article 26 de la Constitution : « la souveraineté nationale appartient au peuple et aucune fraction de ce peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Elle implique enfin une homogénéité du droit applicable sur le territoire national.
L’Entente du 19 juin 2016 entre le gouvernement et les groupes armés de la Plateforme et de la CMA qui n’aurait évidemment jamais été possible sans la caution du Premier ministre et du Président de la République, est un défi à la République gravement atteinte dans sa Constitution, ses lois et ses règlements.
Dr Brahima FOMBA
Chargé de Cours Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako(USJP)