Depuis trois ans, le Mali est sous tutelle de la “communauté internationale”. Est-il parvenu à reconstruire un Etat capable d’assumer ses fonctions régaliennes et la gestion d’une administration efficace ? S’est-il au contraire engagé dans des voies qui le conduiront inéluctablement à disparaître ? Telles sont les questions à aborder, si l’on ne veut pas voir la crise s’approfondir et se durcir.
Le 21 mars 2012, au Mali, l’Etat s’est effondré comme un château de cartes à la suite du coup d’Etat dont un simple capitaine avait pris la tête. La “communauté internationale” s’est émue, au bout de quelques mois la France est intervenue, les institutions régionales et internationales ainsi que plusieurs pays africains ou européens se sont manifestés, et finalement des élections présidentielle et législatives ont été organisées dès 2013. La démocratie, au sens où l’entend la “communauté internationale”, était rétablie ! Mais où en est-on aujourd’hui ? L’Etat s’est-il reconstruit ? Comment fonctionne-t-il ?
Les apparences sont sauves ! Le chef de l’Etat reçoit beaucoup de visiteurs étrangers et se déplace sans cesse à l’étranger (depuis le début de son mandat, en moyenne trois voyages internationaux chaque mois), avec tout le cérémonial que ces voyages impliquent. Les communiqués hebdomadaires du conseil des ministres sont en grande partie consacrés à des accords internationaux de financement (lus à la télévision, à la radio, publiés dans la presse écrite…), à l’adoption de textes de loi ou de décret, tous rédigés dans une langue en général inaccessible au commun des citoyens. Il semblerait que le monde entier soutienne cet Etat en lui accordant d’importants financements. D’ailleurs cet Etat achète des armes, et forme des bataillons.
Certains observateurs vont jusqu’à dire que cet Etat est même tout-à-fait moderne. Les campagnes électorales, il est vrai, s’inspirent depuis longtemps du modèle américain : caravanes, T-shirts et casquettes, pagnes, drapeaux en papier, agences de communication (pour les slogans, les affiches…), distribution de cadeaux (tasses=bassines, sacs de riz, sacs de sucre, thé, noix de cola, pagnes…) mais aussi tout simplement petites coupures, toujours bonnes à prendre. En 2013, IBK a eu recours aux agences Havas et Voodoo (celle qui avait travaillé pour Alassane Ouattara en 2010), Soumaïla Cissé à Diop&Fall (agence établie au Mali), Modibo Sidibe à CEIS (très orientée défense et nouvelles technologies), Dramane Dembele à Spirit McCann Erickson (filiale française d’une des quatre plus grandes compagnies mondiales dans le domaine). Et dès décembre 2015 un nouveau contrat a été passé par la Présidence avec Havas Worlwide (et Synergie, agence nationale appartenant à un proche de Karim Keita, le fils d’IBK) pour préparer 2018.
De même, il est question de créer prochainement une seconde chambre, comme l’a proposé dès 2008 la commission présidée par Daba Diawara, proposition reprise dans l’accord d’Alger : ce serait adopter un modèle courant dans les pays du Nord. Une autre caractéristique de nombreux Etats modernes est le désintérêt manifesté par la population à l’égard de la vie politique, et la faiblesse persistante des taux de participation électorale. Enfin, comme tous les Etats modernes, le Mali est fortement dépendant d’institutions étrangères ou supranationales (pour les uns G7, G20, OMC, Union Européenne, etc ; pour d’autres Banque Mondiale, FMI, “partenaires au développement”, et plus récemment Serval, Barkhane, MINUSMA, conférence internationale de bailleurs…) et il est entrainé de gré ou de force dans la mondialisation.
Mais examinons les choses de plus près !
Comment fonctionne cet Etat, quatre ans après la crise ?
Il fut un temps où l’Etat, au Mali, bien que pauvre en cadres et en ressources, fonctionnait avec efficacité et se montrait capable de décisions témoignant d’une parfaite indépendance par rapport à l’ancienne puissance coloniale : dès 1960, le Mali adoptait un plan de développement économique qui avait pour ambition la “décolonisation économique”, et dont il restera un important secteur public, qui sera conservé et développé sous Moussa Traore ; à la même période, l’Etat chassait toute présence militaire française de ses bases au Mali.
Mais la personnalisation du pouvoir et le système du parti unique, entrainant vers la même pratique néopatrimoniale du pouvoir, sous Modibo Keita comme sous Moussa Traore, aboutissent à ce que, à la fin des années 1980 déjà, l’Etat n’exerce plus ses fonctions : il n’est même plus capable de payer ses fonctionnaires. C’est dans ces conditions, alors que les générations militantes du temps de l’indépendance ont été écartées ou éliminées par Moussa Traore, que se constituent tous les mouvements politiques et associatifs qui préparent la crise de 1990 et la chute de Moussa Traore.
Comment fonctionnent aujourd’hui les principales institutions de l’Etat ? La réforme essentielle de l’ère Alpha Oumar Konaré a été, sans conteste, la décentralisation, qui devait donner aux communes tous les pouvoirs de décision qu’elles seraient capables d’assumer, et ne laisser à l’Etat, outre ses fonctions régaliennes (défense, justice, législation…) qu’un rôle de conseil, d’appui, et de redistribution. Cette réforme ne pouvait que susciter un immense espoir, et mobiliser les énergies : mais elle supposait un lent processus à installer dans la durée par des cadres convaincus et déterminés.
Les conseils communaux
Dès 2003, avec l’avènement d’Amadou Toumani Touré à la magistrature suprême, l’effort en faveur de la décentralisation et de la démocratisation est immédiatement abandonné. Il s’agissait d’une ambition trop grande pour celui qui prêchait le consensus autour de sa personne et méprisait les partis. Les Centres de conseils communaux, qui avaient pour tâche de former les cadres des collectivités à leurs nouvelles responsabilités, sont supprimés en 2007. Les administrations centrales reprennent tout leur pouvoir et tous leurs moyens, car le consensus, nouvelle loi du pouvoir, doit être achetée en espèces sonnantes et trébuchantes.
Et les conséquences sont immédiates et dramatiques. Les rares études menées sur la décentralisation des compétences en matière d’enseignement ou de gestion du foncier montrent clairement que la décentralisation a été un échec. Pas seulement parce que les ressources financières n’ont pas été attribuées en volume suffisant aux communes ; mais tout autant parce que ces communes n’avaient pas les cadres capables d’exercer les compétences transférées ; et surtout parce que les élus souhaitaient s’installer dans les positions de notables que leur offraient les nouvelles institutions plutôt que d’arbitrer entre les intérêts concurrents de leurs mandants ; et enfin parce que les administrations centrales ont eu pour seul souci de reprendre la main et d’en revenir à leurs pratiques antérieures.
A la base, il faut bien admettre que l’élection n’est pas considérée par les élus comme l’acceptation d’une lourde responsabilité, celle de faire prévaloir l’intérêt général. Cette notion est d’ailleurs absente des esprits autant que des pratiques, et pour le commun des mortels l’entrée dans la réflexion politique extrêmement rare, entièrement guidée par le hasard des réseaux de relations individuelles, et fragile. De fait les jeunes qui se mobilisent pour les campagnes électorales n’ont pour autant aucune chance d’accéder à un rôle politique.
Quant aux “partenaires au développement”, ils n’ont pas osé dire ce qu’ils voyaient : ainsi l’AMM comme Cités-Unies entretenaient le mythe d’un Mali modèle de démocratie, un mythe qui satisfaisait les opinions publiques des pays du Nord. Quelques exceptions (en commune V ou dans la région de Sikasso) ne font que confirmer l’échec général, imputable au désintérêt de l’Etat et en premier lieu de son Chef.
L’assemblée nationale
L’Assemblée Nationale devrait représenter la population. Mais les candidats, s’ils ne sont pas choisis par eux, doivent être soutenus par les états-majors des partis, qui ont la haute main sur le financement des campagnes électorales. Seuls peuvent se passer de cet appui les candidats nouveaux riches à la recherche d’honneurs civiques ou, lorsque leur fortune a une origine douteuse, de la protection qu’apporte un mandat électoral. Toutes ces candidatures sont vendues aux électeurs par les procédés habituels des bateleurs : caravanes et fêtes, cadeaux en nature et en espèces ; mais aussi depuis deux décennies par la mobilisation des milieux religieux. IBK a semble-t-il été le premier à tirer argument électoral de sa visite au cherif de Nioro lors de la campagne de 2002, avant de tisser son réseau d’appuis religieux à l’AMUPI, à la CENI, à la Chambre de Commerce…
Comme partout, la composition de cette assemblée montre qu’elle est beaucoup plus qualifiée et beaucoup plus urbaine que la population du pays. Alors que l’agriculture occupe les trois quarts de la population, ce sont les hommes d’affaires, “opérateurs économiques” et autres commerçants, chefs d’entreprise, gérants de société, transporteurs… qui sont les plus nombreux à l’Assemblée (un tiers de l’effectif), devant les agents de l’administration et enseignants (un tiers également), qui eux-mêmes précèdent les cadres supérieurs et professions libérales (ingénieurs, pharmaciens, architectes, médecins, agronomes, économistes, experts d’élevage, juristes… au total 22 %). Les populations rurales ne sont pas représentées, les intérêts du commerce et ceux de la fonction publique le sont très bien. Les femmes et les jeunes ne sont pas représentés : l’Assemblée ne compte que 10 % de femmes et l’âge moyen des députés est supérieur à 54 ans.
Un demi-siècle après l’indépendance, le sentiment national ne s’est pas propagé. L’entrée dans la vie politique ne dépend que de circonstances fortuites, familiales ou locales, mais pas de convictions ni d’une vision politique, encore moins d’un engagement. Le caractère familial et local de la vie politique explique que, dans certaines circonscriptions, malgré le nombre de postes à pourvoir, les électeurs votent peu parce qu’aucun candidat n’est originaire de chez eux.
Par ailleurs, quel est exactement le rôle de l’Assemblée Nationale ? Depuis longtemps, il est mineur. L’Assemblée a pu voter une réforme du code de la famille que le président ATT n’a pas osé promulguer, laissant à la rue la charge de faire la loi. Et plus récemment, comme l’a rappelé Adam Thiam récemment, l’Assemblée n’a pas été consultée sur l’accord de paix, et ne s’en est pas elle-même saisie. En un mot : elle n’a ni rôle ni autorité.
Il faut d’ailleurs tenir compte de la capacité des élus à penser les problèmes du Mali au niveau national et international, plutôt qu’au niveau des per diem ou autres bénéfices. Un seul exemple : Karim Keita, homme d’affaires parmi bien d’autres, mais fils du nouveau président, bien que nouveau venu en politique est aussitôt élu député, puis aussitôt porté à la présidence de la commission de la défense et de la sécurité, et reconnait lui-même le 27 avril 2016 que cette commission n’a fait aucune proposition dans son domaine de compétence; interrogé de façon pressante et précise par Lilianne Nyatcha quelques jours plus tôt sur BBC Afrique, il avait indiqué que la Commission était consultée, mais le seul sujet qu’il avait pu citer était celui du DDR; puis il avait insisté sur ses bons rapports, anciens et amicaux, avec le ministre de la défense, confirmant sa conception exclusivement familiale de la société et de la vie politique. D’ailleurs, sitôt élu, il avait propulsé son beau-père à la présidence de l’Assemblée nationale ; aujourd’hui, sans oser s’en débarrasser, elle en est réduite à faire grève contre lui, et elle ne s’honore pas par le motif de cette grève.