Robert Arnaud ne faisait de cadeau à personne. Il posait un œil cassant sur tous, les dominants et les dominés. Il écrivait ce qu’il pensait, sans langue de bois. Né en Algérie en 1873, Robert Arnaud fait l’Ecole coloniale, et participe, au début du XXème siècle, à la mission COPPOLANI, «mission française de découverte» du territoire qui allait devenir la Mauritanie. Il fait toute sa carrière d’administrateur colonial en AOF (Afrique de l’Ouest française).
En 1920, il est inspecteur des affaires administratives, c’est-à-dire l’un des principaux adjoints du Gouverneur de la colonie. À la fin des années 20, il prend sa retraite. De retour dans son pays de naissance, il vit de sa plume au sein de «l’Algérianisme», le courant littéraire des écrivains français nés en Algérie, qui s’y est développé pendant la période coloniale. Robert Arnaud, alias Robert Randau, en fut l’un des grands maîtres. Francis Simonis est maître de conférences de l’Histoire de l’Afrique, à Aix-Marseille Université, dans le sud de la France, et Président de l’Association des Amis des archives d’outre-mer (AMAROM). Il y a dix ans, en dépouillant le «fonds» des Archives Privées des Colonies, il découvre une trentaine de cartons, donnés par la famille de Robert Arnaud, un administrateur colonial pas comme les autres. Francis Simonis et André Brochet, conservateur en chef du patrimoine à la retraite, qui anime l’AMAROM avec lui, ont été particulièrement intéressés par la richesse et la variété des documents découverts dans ces cartons. Robert Arnaud écrivait beaucoup.
Des lettres à son épouse, à sa famille. Il tenait quotidiennement un «journal» qui foisonne de détails et de remarques personnelles. Ils en ont trouvé deux versions qu’ils publient aujourd’hui. La première est celle que Robert Arnaud tenait au jour le jour, sans réellement rédiger les phrases. La deuxième, pratiquement identique quant aux faits relatés, et à ses réflexions, est une version plus élaborée littérairement, probablement celle qu’il souhaitait publier. Ils ont décidé d’y travailler afin d’en tirer un ouvrage fidèle à la forme, à l’esprit et au style de Robert Arnaud. Ils l’ont intitulé Le Roman vrai de Tabi. Ce livre vient d’être édité par l’AMAROM.
En 1920, au Soudan français (l’actuel Mali), un village résiste à l’administration coloniale, refuse de payer les impôts et ne veut plus donner de tirailleurs. C’est le village de Tabi, situé à l’extrémité Sud-Est du pays Dogon, au Sud de Hombori, dans l’actuel cercle de Douentza. Tabi dépend alors de la Région de Tombouctou. Accessible par une unique cheminée creusée dans la roche escarpée, Tabi, le village dogon, ne craint rien. Les habitants ont de l’eau, des vivres, ils résistent.
Dans son journal, Robert Arnaud décrit l’expédition militaire qu’il accompagne. Le commandant militaire de Tombouctou, avec 150 hommes, deux canons, et une mitrailleuse, mate le village de Tabi après bien des difficultés, ce qui marque la fin de la conquête de l’Afrique de l’Ouest. Les détails donnés sur une expédition militaire par un civil sont précieux, car extrêmement rares. C’est la première partie de Le Roman vrai de Tabi. Mandaté par le Gouverneur du Soudan français pour aller vérifier la situation en pays Dogon, Robert Arnaud, toujours accompagné et guidé par le même ancien tirailleur dogon originaire de Tabi, se rend ensuite jusqu’à Sangha, sur la falaise de Bandiagara.
Tout le long du chemin, il prend des notes, dessine, apprend des mots dogons, souligne les différences linguistiques d’un village à l’autre, décrit les danses, les masques. De Tabi à la grande falaise, il est impressionné par leur culture, leur système de défense, leur courage. À chaque ligne de son journal, il manifeste une grande admiration pour eux. C’est cette étude ethnographique approfondie du peuple Dogon qui constitue la deuxième partie de Le Roman vrai de Tabi.
Ce qui fait la différence entre les écrits des autres administrateurs coloniaux et ceux de Robert Arnaud, c’est le ton qu’il utilise. Il est «rabelaisien». Il décrit tout avec humour et ironie. Sa langue de vipère écorche les Européens, et les défauts du système colonial. Il n’épargne ni ses pairs, ni sa hiérarchie. Sa verve très caustique jauge les Africains dont il décrit les stratégies pour s’adapter au système colonial. Il ne fait de cadeau à personne. Il pose un œil cassant sur tous, les dominants et les dominés. Amadou Hampâté Ba a eu l’occasion de le remarquer lors de sa rencontre avec Robert Arnaud en 1925 en Haute Volta (l’actuel Burkina Faso). Dans ses mémoires, Oui, mon commandant (1933), Hampâté Ba rappelle que si l’administrateur était sévère avec les Africains, il l’était tout autant avec les Européens. Francis Simonis et André Brocher ont décidé de publier les écrits de Robert Arnaud, cet administrateur colonial qui n’avait pas de sang sur les mains, car ce sont des sources exceptionnelles, puisque très critiques à l’égard de la colonisation.
Robert Arnaud était un homme libre qui décrivait ce qu’il voyait, disait ce qu’il pensait, sans se préoccuper des répercussions néfastes que cela allait avoir sur la progression de sa carrière administrative. Francis Simonis et André Brocher sont des passionnés. Travailler sur des archives «vivantes» originales, comme celles de Robert Arnaud, les toucher, les décrypter, leur a procuré l’émotion du texte manuscrit. Ils reconnaissent sa calligraphie, son style, ses dessins, ils ont l’impression extraordinaire d’être intimes avec quelqu’un qui a vécu un siècle avant eux. Très sensibles à la véritable passion de Robert Arnaud pour les cultures africaines, ils ont mesuré la qualité littéraire des documents laissés par cet administrateur, qui n’est autre que celle de l’écrivain qu’il était.
Les lecteurs de Le Roman vrai de Tabi apprécieront la description acérée que Robert Arnaud fait des coloniaux, et découvriront une fresque étonnamment précise de la vie des Dogons en 1920, dix ans avant celle de Marcel Griaule, illustrée des nombreux dessins et croquis de Robert Arnaud, et d’une rare photo de masques, qu’il a prise lors de cette expédition. L’AMAROM qui vient d’éditer cet ouvrage en France souhaite qu’il soit lu au Mali aussi. Conscients que le prix de vente est beaucoup trop élevé pour qu’il y soit accessible, Francis et André cherchent actuellement un éditeur malien à qui ils donneront l’ensemble de leurs fichiers. Il n’aura plus qu’à imprimer l’ouvrage rapidement, et le vendre à un prix réduit, afin qu’il puisse être acheté par le plus grand nombre.
Françoise WASSERVOGEL