« Il ne voulait pas reconnaître Angela, mais après la naissance, il a accepté de lui verser une pension alimentaire. » Une histoire d’abandon de famille et de remords.
J’ai rencontré Sephora* une nuit sans lumière. Une coupure avait plongé dans le noir tout le quartier de Golf, sur la rive droite de Bamako. Dans la cour de mon logement, je l’ai aperçue avec ma lampe de poche. Elle m’avait vu m’agiter devant les fusibles du panneau électrique. Tout juste arrivé dans la capitale malienne, je ne réalisais pas qu’un long délestage était normal, surtout durant la saison chaude. Parce qu’elle avait sans doute un peu pitié de moi, elle m’a invité à prendre une bière dans son petit restaurant tout neuf. Une pièce à l’angle de la rue. « L’Angela », titrait la devanture. C’est le nom de sa fille de 9 ans, une métisse claire coiffée de fines tresses. Sa fille unique dont l’histoire passera peut-être par la région parisienne.
Sephora est née de mère congolaise et de père malien. Elle a grandi à Kinshasa avant de déménager en 2004 à Bamako pour retrouver sa famille malienne. « Je n’ai pas aimé le Mali au début, lance-t-elle. La culture y est moins ouverte qu’à Kinshasa. Il m’était impossible de boire ma Flag [célèbre bière ouest-africaine] sur le perron de ma maison sans attirer les regards méchants des voisins, ni de mettre des pantalons lors des visites familiales au lieu des boubous traditionnels. » Son milieu, à Sephora, c’est la nuit. Celle des clubs et de la pénombre qui affranchit des conventions. Elle y travaille comme serveuse quelque temps avant de se reconvertir dans le vêtement. Elle vend des accessoires, des tissus, bazin et Wax. Mais elle se rend vite compte que « les Maliens ne sont pas attirés par la mode comme les Congolais, pour qui la sape est tout un art, maîtrisé par les sapeurs », ces dandys excentriques et bigarrés.
15 000 euros, le prix du remords
De ce monde, Sephora a conservé quelques reliquats. Sous ses cheveux courts et peroxydés, elle porte de grandes créoles dorées et a peint ses ongles en violet. Il y a un mois, en avril 2015, elle a décidé de transformer son échoppe en restaurant. Elle a remplacé les tringles et les présentoirs par des tables basses et du mobilier de cuisine. Un investissement possible grâce à l’argent que lui a laissé son mari avant de rentrer en France.
15 000 euros versés anonymement sur un compte. Fabrice a payé le prix du remords. Celui d’avoir abandonné Sephora enceinte au Mali, où il avait un poste de comptable militaire. « Nous avons vécu une année ensemble, à nous endormir puis nous réveiller côte à côte, glisse Sephora. Il me confiait son désir d’enfant. Nous avons essayé. Je suis tombée enceinte juste avant qu’il s’envole. Il est parti sans le savoir ». Sans donner d’explications non plus. Le couple s’était pourtant marié comme il se doit, dans la famille malienne de Sephora avec amis, festin et tenues d’apparat. « Dix ans déjà », souffle-t-elle posant une casserole de frites sur le réchaud installé à même la rue sablonneuse de son échoppe.
Au comptable qui a repris le poste de Fabrice, elle demande l’adresse française de son mari. Elle dit vouloir lui envoyer des affaires. En fait, elle lui enverra une échographie. Sensible au geste, ou pressé d’apaiser le foyer naissant, Fabrice lui répond, la rassure. « Il ne voulait pas reconnaître l’enfant mais après la naissance d’Angela, il a accepté de lui verser une pension alimentaire ». Ils ont gardé un lien téléphonique et épistolaire durant plusieurs années, même si elle regrette « qu’il ne soit jamais venu voir sa fille ». Un jour, cinq ans après son départ, alors que Sephora tente de l’appeler, une femme répond à sa place. « Qui êtes-vous ? », demande Sephora. « Je suis l’épouse de Fabrice », répond la femme. « Moi aussi », lui rétorque-t-elle. Secret éclaté. A partir de ce moment, Fabrice coupe les ponts, ne répond plus au téléphone ni aux lettres.
« Il s’est fait passer pour mort… véritablement ! », s’indigne Sephora. Quelques mois plus tard, elle reçoit un email d’une adresse inconnue. Un homme se présentant comme un ami de Fabrice y explique que ce dernier est décédé. Avant de mourir, il lui a demandé d’honorer sa mémoire en versant régulièrement à Sephora et à sa fille, une somme laissée à leur intention sur un compte. Sephora est convaincue que derrière ce mystérieux ami se cache son mari bien vivant, qui souhaite échapper à ses responsabilités. « Une fois, ce prétendu ami a versé un peu d’argent avec l’ancien compte personnel de Fabrice, raconte-t-elle. Je voulais en avoir le cœur net, alors j’ai fait appel à ma sœur ».
Nationalité française
La sœur de Sephora travaille dans la restauration à Paris où elle vit avec un Congolais. « Je lui ai demandé d’aller enquêter sur le terrain pendant son temps libre ». La sœur se rend dans la ville de Fabrice et fouille dans les registres mortuaires, mais n’y trouve pas son nom. Elle décide alors de monter une planque devant sa maison supposée. Elle ne l’aperçoit pas. Peut-être a-t-il changé d’adresse ? Elle se décide à l’appeler. Fabrice répond, dévoile son nom complet. Elle raccroche. Le mari est bien vivant.
Mais Sephora n’osera pas le confronter au téléphone de peur de briser le dernier lien qui les unit. « Tout ce que je veux, c’est le revoir et le regarder dans les yeux. Ne rien lui dire. Les mots ne suffiront pas, de toute façon. Je veux juste le regarder pour comprendre ». Elle détourne la tête pour dissimuler les larmes. Tout ce qu’elle dit espérer de Fabrice, c’est qu’il reconnaisse Angela comme sa fille, lui permettant ainsi d’obtenir la nationalité française. « Je veux qu’Angela puisse étudier dans une université française. Qu’elle grandisse là-bas où elle aura un avenir meilleur que le mien. Même si elle doit partir seule. Quelle mère ne voudrait pas ce qu’il y a de mieux pour son enfant ? ».
Depuis des mois, Sephora économise pour le billet d’avion, réunit les documents du visa, planifie le nécessaire dont sa fille aura besoin une fois arrivée chez sa tante, à Paris. Elle espère que Fabrice l’acceptera dans sa vie. Sinon, là-bas, peut-être pourra-t-elle demander à faire un test de paternité. A Bamako, elle l’a inscrite dans une école privée qui prépare au bac français. « Elle étudie la géographie de la France plutôt que celle du Mali, sourit Sephora. Même ses problèmes de math sont en euros plutôt qu’en francs CFA ». Angela est sa France par procuration. Un espoir dont elle caresse les tresses, les yeux grands ouverts aux lumières de Paris.
« La chance d’être métisse »
Elle le sait, sa fille a déjà « la chance d’être métisse ». Le teint clair ? « Un avantage certain ». En Afrique, les Blancs sont encore considérés comme « ceux qui savent tout », ajoute-t-elle. Si un jour Sephora rejoint sa fille en France, elle le jure, l’hôtel-restaurant qu’elle ouvrira portera le nom de son trésor, son sésame : « Angela ».
En attendant, dans la gargote « Angela » de Bamako, il faut retirer les patates et le poulet du feu. L’électricité n’est toujours pas revenue, les ventilateurs sont immobiles. Il n’y a pas d’air. Mon t-shirt est constellé de sueur. Elle illumine mon repas en posant une lampe torche à la verticale. Les moucherons, prisonniers du faisceau, remontent en spirale jusqu’au plafond. Dehors des nuages noirs masquent la lune tandis que des orages éclairent le sud lointain. « Il pleut en Côte d’Ivoire », glisse Sephora. Au-dessus de nous, la partie découverte du ciel laisse apparaître des étoiles scintillantes, visibles comme en rase campagne. La coupure a éliminé toute pollution lumineuse.
La Flag est vide. Le ciel est beau, mais ce n’est pas la France. Quand les travaux de son restaurant seront terminés, Sephora achètera un écran plat qu’elle accrochera là, sur le mur. Il sera muni du décodeur. Des dizaines de chaînes, pour enfin, dit-elle, « accéder à toute la France ». A distance.