Avant la longue chute du castrisme, «Fidel» fut le héros romantique des peuples du Sud qui essaima chez les progressistes de tous les pays. Il faut d’abord se souvenir, de la révolte, du rêve, de la folle croyance en un monde meilleur. Il y a beaucoup de mal à dire de Castro et nous en dirons à juste titre. Mais on ne comprend rien à la légende de Fidel si on ne rappelle pas son origine vif-argent.
Sur une île qui aurait dû être un petit paradis, un régime corrompu, faussement pluraliste, est tenu d’une main de fer par une bourgeoisie veule et ses parrains yankees ou mafieux. C’est alors qu’un avocat libéral qui luttait pour plus de justice et de liberté, voyant que les moyens légaux n’arrivaient à rien, a décidé un jour des années 50 de se rebeller les armes à la main. Il fait face à un pouvoir brutal qui a transformé son pays en terrain de conquête pour les émules d’Al Capone et de Meyer Lansky, qui a fait de Cuba un casino tropical et un lupanar pour les rois du dollar et de d’arrogance américaine. Avec une petite centaine de partisans, il réunit un armement disparate, achète un bateau poussif et tente l’impossible libération. Le débarquement commence par un désastre où la plupart des militants sont massacrés par l’armée. Réduits à une poignée, les survivants se replient dans la montagne. Ils survivent à grand-peine, affamés, sales et épuisés, en butte à la répression d’une armée tortionnaire et à l’hostilité des paysans enfermés dans les anciens préjugés.
Mais ils deviennent peu à peu le symbole de la liberté aux yeux d’un peuple encore hanté par le souvenir lumineux de José Martì, le Bolívar des Caraïbes, héros de l’indépendance cubaine dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Les intellectuels se changent en soldats, les militants en guérilleros. Ils apprennent sur le tas le dur métier de révolutionnaires.
De coups de main en attaques sporadiques, ils tiennent en échec les sbires en uniforme du dictateur Batista et deviennent le symbole agissant de l’émancipation cubaine. Réussissant là où l’opposition traditionnelle végétait, là où le Parti communiste cubain s’empêtrait dans les rigides prescriptions de la tactique stalinienne, ils inventent une nouvelle stratégie que Régis Debray théorisera sous le nom de «foquisme», l’établissement de «foyers» (focos) révolutionnaires. Ils rallient progressivement des partisans, croissent en efficacité militaire et gagnent le respect des couches populaires. Le régime fantoche de Batista finit par s’effondrer malgré l’appui américain. Les barbudos entrent en vainqueurs à La Havane. Par son inépuisable énergie, grâce à une personnalité chaleureuse et foisonnante, armé d’un talent oratoire hors du commun, Fidel devient le héros romantique des peuples du Sud, la figure d’espérance de tous les révoltés d’Amérique latine.
Main de fer et langue de bois
Dans l’idéal, la révolution cubaine aurait dû instaurer une démocratie sociale ouverte et progressiste. Mais nous sommes en pleine guerre froide. Paranoïaques et chauffées à blanc par le maccarthysme, les autorités américaines ne comprennent pas grand-chose à l’aurore cubaine qu’ils tiennent pour une nouvelle menée communiste. Les exilés cubains partis à la chute de Batista forment un lobby agressif et réactionnaire.
L’administration de Washington traite aussitôt les révolutionnaires cubains en ennemis, raidissant symétriquement le nouveau pouvoir. Les marxistes du mouvement castriste gagnent en influence, parmi lesquels le frère d’armes de Castro, Ernesto Guevara, dit «le Che», joue le rôle d’un Saint-Just tropical. Le Parti communiste passe une alliance avec Castro et infiltre la troupe déjà légendaire des barbudos.
Rejetée par Washington, la révolution cubaine se tourne vers Moscou. On croit souvent à cette époque que le système soviétique est un modèle autoritaire mais viable. Converti au marxisme-léninisme, Castro couvre de son autorité et de ses discours fleuves l’établissement d’une économie collectivisée et d’une dictature de parti unique vouée à la main de fer et à la langue de bois.
A l’extérieur, la légende cubaine essaime chez les progressistes de tous les pays. Les jeunes révoltés de Paris ou de San Francisco collent un poster du Che dans leur chambre d’étudiant, faisant du révolutionnaire, fusilleur à ses heures, une icône pop qui prend place dans le panthéon adolescent des sixties auprès de Mick Jagger et de Marilyn Monroe.
A l’intérieur, le régime met en place les réformes sociales qui sont la seule réussite des régimes communistes : un système de santé égalitaire, une école pour tous et un plein-emploi réalisé à coups de trique. Ces institutions survivent encore aujourd’hui et font de Cuba un modèle en regard des sociétés archaïques et misérables qui caractérisent les îles voisines, laissées aux affres du sous-développement et de la cruelle injustice.
Mais les tares de l’économie étatisée ne tardent pas à se manifester comme partout dans le monde. L’utopie de Karl Marx se dégrade en bureaucratie arrogante et inefficace. Les Cubains vivent sous le poids d’une administration pléthorique où la corruption s’infiltre comme un virus. Le refus de toute initiative privée fait chuter la productivité dans une économie handicapée par l’implacable blocus américain. L’aide de l’URSS ne suffit pas à compenser les échecs du système.
Tête-à-tête mortifère avec l’ennemi yankee
Pendant trente ans, un îlot communiste survit à quelques encablures des Etats-Unis. La révolution est trahie par le dogme. Les prisons poussent sous les palmiers. L’émigration devient massive avec ses flottilles de boat people, attiré par les enseignes de néon qui brillent sur les côtes de Floride. La férule de la surveillance policière et de la propagande officielle étouffe toute créativité sociale ou économique.
Le rêve démocratique devient cauchemar totalitaire même si l’ampleur de la répression, souvent féroce contre les opposants, les esprits libres ou les homosexuels, n’atteint jamais les horreurs du système stalinien ; même si l’humeur bénévolente et joyeuse de tant de Cubains compense la tristesse communiste.
Enivré de sa propre gloire, arc-bouté dans un tête-à-tête mortifère avec l’ennemi yankee, Castro vieillissant ne cède rien et devient à son tour le patriarche médaillé qui était naguère la figure diabolique de la tyrannie sud-américaine dénoncée par García Márquez. Légende dorée, légende rouge, légende noire. Le castrisme est une longue chute. Mais on manque l’essentiel si on oublie l’héroïque sommet où il s’est d’abord hissé.
Par Laurent Joffrin, directeur de la publication de «Libération»