Dans la collection « Jour J », BD de fictions uchroniques, possiblement vraies, les éditions Delcourt publient l’histoire d'une tentative malienne de dénouer la crise dynastique en France au sortir de la Guerre de Cent Ans... Pas si incroyable que cela ?
L’Uchronie, par-delà les aléas de son récit basé sur un «point de divergence» historique, repose sur une part de vrai – ou plutôt de vraisemblable. Les historiens britanniques académiques n’hésitent d’ailleurs pas à se livrer à cet exercice qu’ils qualifient eux-mêmes de « What if History ». Dès les années 1930, les départements d’histoire de Cambridge et d’Oxford initient cet exercice pour forcer à la réflexion d’histoire alternative et ainsi faire émerger des points de réflexion étouffés par une vision plus ou moins consciemment déterministe : If It Had Happened Otherwise devient la devise de ces groupes de travail. Le genre se trivialise à la fin du XXe siècle tout en maintenant une volonté historique – paradoxale, car fondée sur une réécriture littérale de l’histoire, mais réelle. Dans le domaine francophone, la récente oeuvre la plus célèbre était 1940. Et si la France avait continué la guerre... publiée aux très sérieuses éditions Tallandier en 2010.
L’action se passe en 1473. Mansa Moussa, émissaire de l’Empire du Mali, débarque à Aigues-Mortes, l’historique méditerranéen port où Saint-Louis avait embarqué pour la septième croisade. Cette fois, c’est un musulman qui débarque d’Afrique subsaharienne avec tout sa suite protocolaire, composée notamment d’un éléphant d’Afrique et d’une garde d’amazones. Son nom ne doit rien au hasard : il est directement emprunté à celui du dixième empereur du Mali qui a régné de 1312 à 1337 et qui a émerveillé les mémoires de ses contemporains et a porté l’empire du Mali à son apogée. Trois dimensions lui conféraient une place particulière. Premièrement, il a étendu les frontières de son empire d’Agadez à l’ancien Empire Ghana, en passant par le Fouta Djalon, posant un jalon essentiel d’un mythe identitaire mandingue commencé avec Soundjata Keïta (première moitié du XIIIe siècle chrétien), considéré comme le créateur de l’Empire du Mali. Deuxièmement, il était à la tête de l’Empire de l’or ; il est considéré comme le souverain le plus riche de son époque à telle enseigne que le célèbre Atlas catalan réalisé vers 1375 l’identifié grâce à la boule d’or qu’il tient dans la main. Troisièmement, il fait de son Empire une monarchie connectée, aussi bien avec les puissances musulmanes de son temps (Égypte, Tunisie, Maroc) qu’avec des royaumes chrétiens d’Occident – surtout le Portugal.
Mansa Moussa, dans cette uchronie, a reçu pour mission de son suzerain malien de gagner Paris pour aller siéger, en tant qu’observateur privilégié, aux débats de succession qui déchirent le royaume de France au lendemain de la Guerre de Cent Ans : Louis de Valois, connu sous le nom de Louis XI dans la vraie histoire de France, se dispute la couronne avec son cousin Charles de Bourgogne, mieux connu sous le nom de Charles le Téméraire. Dans la vraie histoire, Louis XI succède Charles VII et Charles le Téméraire meurt en 1477 sous les murailles de Nancy.
Ici, en 1473, Mansa Moussa n’est ni plus ni moins que l’arbitre de la querelle dynastique française, ouvertement rallié à la cause du jeune Louis de Valois, contre Charles le Téméraire. Non pas par un quelconque élan de sympathie, mais par pragmatisme politique comme il l’avoue avec lucidité : la France allié au Saint Empire Romain Germanique, à l’Angleterre ou à la Bourgogne serait « un trop grosse noix à casser », « Diaírei kaì basíleue » dit-il en grec ancien à son interlocuteur Jacopo, le banquier italien venu l’accueillir à Aigues-Mortes au nom des Valois.
L’histoire est celle de la remontée de Mansa Moussa vers Paris, escortée par une condottiere du nom de Jeanne, lontain écho à la Pucelle qui ne lui ressemble que fort peu : celle-ci est violente, vénale et d’un pragmatisme tout mercenarial. À la tête de sa Compagnie blanche de routiers, elle se retrouve aux premières loges de cette uchronie et en sert de fil rouge.
Ici, le « point de divergence » réside dans l’impact de la peste noire en Occident, aux conséquences terriblement dévastatrices. Profondément ravagé par la peste noire, le royaume de France est désemparé, ses villes et ses campagnes sont en proie à la « Grande Peur » qui traversa l’Occident et qu’a si bien décrit l’historien Jean Delumeau, ancien professeur au Collège de France (La Peur en Occident, XIVe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1978). Le culte chrétien est rapidement tombé en désuétude ; les Français se sont (plus ou moins bien) convertis au « Dieu vert » (sans bien savoir de quel millénarisme il s’agit) ; les consciences sont ébranlées et les repères perdus. Dans ce contexte, l’Empire du Mali, avec son or à profusion qui devient le meilleur gage d’arbitrage politique et de négociation autour de la dévolution de la couronne de France, constitue le plus solide point de repère dans la géopolitique du bassin méditerranéen, redessiné par plusieurs siècles de croisades et de jihad. Dans cette version, quelques années plus tôt, une première ambassade avait été envoyée sous la direction de Touré... finalement assassiné à la suite de compromissions : il a paradoxalement été corrompu par là où il devait régler le différend : l’or. Déjà le Mali se serait posé comme médiateur. Déjà, son or est tenu pour le meilleur nerf de cette guerre politique, ainsi que l’assume Mansa Moussa en 1473. Une leçon diplomatique qui semble n’avoir pas pris une ride.
Cette imaginaire est emprunté à la reconfiguration de l’historiographie de l’Afrique de l’Ouest médiévale : avec les récents travaux qui ont mis en valeur « L’Afrique des siècles d’or » pour qualifier cette période des IXe-XVe siècle, notamment sous l’impulsion de François-Xavier Fauvelle, c’est un nouveau regard populaire qui se pose sur la fin du moyen-âge pour lequel on commence à imaginer que l’Occident n’est pas nécessairement en avance sur son temps... Première pierre de la remise en cause de la « découverte » du monde par l’Europe. Et premier grand renversement des regards – qui est, finalement, l’objectif des méthodologies uchroniques initiées par Oxford. Certes, il ne s’agit que d’une BD : mais est-ce le support ou le thème qui fait penser que ce n’est pas sérieux ?
Clin d’oeil final : François Villon, le célèbre poète, joue un rôle inattendu dans cette histoire valoiso-malienne, conférant à sa célèbre Ballade des pendus un nouvel écho testamentaire.