Questions à Elara Bertho, auteure d’une thèse sur les mémoires postcoloniales des figures de résistants africains dans la littérature et dans les arts (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle).
Qui était Samori ?
Samori Touré est considéré comme l’un des plus grands résistants africains à la conquête coloniale, à la fin du XIXe siècle. Pendant vingt ans, il a tenu tête, sur plusieurs fronts, aux armées coloniales françaises et britanniques. Il était au départ simple marchand : seul, il s’est forgé un empire qui s’étendait de Siguiri et des régions Sud de l’actuel Mali jusqu’aux régions forestières de Moyenne Guinée, autour des deux de ses grandes capitales : Kankan et Bissandougou.
Il fut d’abord marchand dioula, ce qui lui assura d’importants réseaux d’amitiés et une connaissance sûre des routes commerciales et des places d’échanges de la région. Lorsque sa mère fut prise comme captive lors d’une razzia, il se fait soldat pour la racheter – la légende dit pendant sept ans, sept mois et sept jours. Mais rapidement après le rachat de sa mère, il devient un chef de guerre particulièrement efficace et apprécié par ses compagnons d’armes et il s’affranchit très vite de ses anciens maîtres et «protecteurs». Il constitue une armée de métier – dont les cavaliers étaient appelés les «sofas» – qu’il rémunère sur les prises de guerre.
À la fin des années 1860, son territoire comprenait environ deux millions d’habitants sur 400 000 km2 et il contrôlait les routes commerciales de cola, d’or et d’esclaves principalement. À partir de 1881, où commencent les premiers affrontements avec les Français, jusqu’en septembre 1898, date de son arrestation à Guélémou dans le Nord de l’actuelle Côte d’Ivoire, par Henri Gouraud, il n’a cessé de lutter pour empêcher l’expansion de l’armée française et pour conserver son propre territoire.
En 1887, il conclut le pacte de Bissandougou avec les Français, qui fixe une frontière commune entre les deux territoires. Une fois la paix conclue avec les Français et ce front sécurisé, Samori lance son armée, en 1888, à l’assaut de la ville fortifiée de Sikasso dont le «tata» (le mur d’enceinte) est l’un des plus hauts de la région. Mais la ville, tenue par Tiéba puis par Babemba, son frère, mène une résistance farouche : le siège s’éternise et tourne finalement au désavantage de Samori. Une révolte menée par ses fils le force à revenir à Bissandougou et à abandonner les hauts murs de Sikasso. Cette opposition entre deux rois africains, alors que les colonisateurs sont à leurs portes, a constitué un thème majeur de la littérature des années 1970 (Sikasso ou la dernière citadelle de Djibril Tamsir Niane; La passion de Babemba de Abdoulaye Mamani; Une Si Belle Leçon de patience, de Massa Makan Diabaté).
Pourtant la paix est de courte durée et les hostilités contre les Français et les Britanniques ont vite repris. Résigné, Samori a adopté une autre méthode pour lutter contre leurs armées. À partir de 1895, il a décidé de déplacer son empire, en migrant vers l’Est et s’est établi dans la région située entre Korhogo et Kong, en englobant Dabakala dans sa marge méridionale, dans l’actuelle Côte d’Ivoire. La politique de la terre brûlée lors de cette migration pour fuir la pénétration française, la prise de nombreuses villes musulmanes (notamment Kong, Kankan), les razzias nécessaires pour alimenter le commerce des esclaves et l’expansion de l’empire sont restées dans les mémoires des populations assujetties, et expliquent les récits particulièrement hostiles sur Samori dans ces régions tardivement conquises. Pourtant, dès les années 1960, Samori est considéré comme un précurseur du mouvement panafricaniste, du fait de la lutte particulièrement longue qu’il a opposée aux armées françaises et britanniques.
Comment et pourquoi un mythe s’est-il créé ?
Dès la période coloniale, Samori a été l’une des grandes figures présentes dans les récits et les mémoires d’officiers français. Tour à tour tyran sanguinaire ou «Napoléon des savanes», il est soit honni soit loué, selon les objectifs et les circonstances des discours de chacun, selon que l’on veuille augmenter le prestige de sa prise en vantant ses mérites militaires ou au contraire porter l’accent sur la mission civilisatrice de la France en le dépeignant comme esclavagiste.
Quoi qu’il en soit, cette profusion de discours et d’images, de cartes postales, d’illustrations dans les journaux, toute cette «imagerie» au sens propre a contribué à faire de Samori Touré un personnage de légende.
Plus tard, Sékou Touré se dira petit-fils de Samori Touré pour servir son programme anticolonial, en dressant un parallèle entre la lutte de Samori contre les armées impériales françaises et britannique et sa propre lutte pour l’acquisition de l’indépendance. La Guinée obtient l’indépendance en 1958 en votant «non» au référendum de De Gaulle, et Sékou Touré intègre pleinement le personnage de Samori dans un arsenal de propagande anti-occidentale, en en faisant une figure de proue du panafricanisme. Ainsi, cette figure africaine devient l’un des précurseurs de l’union africaine contre la menace (néo-)coloniale.
Cette figure de Samori Touré comme émancipateur des peuples noirs a également traversé l’Atlantique. Ta-Nehisi Coates, dans son très bel ouvrage Une colère noire. Lettre à mon fils, s’adresse à son fils, prénommé précisément Samori, en référence à Samori Touré et à son combat contre la colonisation.
Quelles formes artistiques ce mythe a-t-il pris ?
De nombreuses chansons des groupes nationaux guinéens célèbrent cette vision de l’histoire instaurée par Sékou Touré : «Retour sur le passé» du très célèbre Bembeya Jazz National,
«Keme Bourema» dans la version de Sory Kandia Kouyaté,
«Épopée du Manding» de l’Ensemble Voix de la Révolution, dirigé par le même Sory Kandia Kouyaté, entre de nombreux autres exemples… Ces chansons d’orchestres nationaux servent la propagande de Sékou Touré, à la fois nationaliste, socialiste et panafricaine, tout en offrant de magnifiques exemples de mise en scène de Samori Touré en héros.
Sur cette période particulièrement faste pour la musique guinéenne, l’ethnomusicologue Graeme Counsel a mis en ligne sur son site Radioafricade très nombreux albums et titres introuvables ailleurs.
En outre, les écrivains s’emparent de cette figure de grand conquérant africain : il est l’un des personnages de Monnè, Outrages et défis d’Ahmadou Kourouma, mais il est surtout le personnage principal des pièces de théâtre Le fils de l’Amamy de Cheik Aliou Ndao, Les sofas de Bernard Zadi Zaourou ou encore de Une hyène à jeun de Massa Makan Diabaté. Traversant les frontières, Samori Touré devient un personnage littéraire qui, à l’instar des premiers écrits coloniaux sur sa personne, reconduit cette ambivalence : il est à la fois loué comme un grand un héros panafricain et honni pour les dévastations qu’il a opérées.