Après l’enthousiasme qui a accompagné la proclamation de l’indépendance, les difficultés économiques font leur apparition. L’US-RDA est traversée par deux courants antagonistes, celle des « modérés » et celle des « radicaux ». Avec la signature des Accords monétaires franco-maliens, Modibo Keïta donne satisfaction aux premiers. Les seconds lui en veulent, font circuler contre lui, sous forme de tract, un violent réquisitoire. Il réplique, en les traitant de « perroquets du marxisme ». Cependant, il perçoit le parti qu’il peut tirer de leur existence : s’appuyer sur eux pour se débarrasser de la vieille garde du parti. A cette fin, il adopte une série de mesures dont la dernière est la dissolution de l’Assemblée Nationale.
LA DISSOLUTION DE L’ASSEMBLEE NATIONALE
La quatrième et dernière mesure contre les modérés est prise le 17 janvier 1968. Ce jour, l’Assemblée Nationale est convoquée pour sa première session ordinaire de l’année. Elle est cernée par les éléments de la milice du parti comme pour parer à toute éventualité ou intimider les parlementaires.
A peine a-t-elle fini d’élire son bureau que le député de Koulikoro, Mamadou Diarrah, demande la parole. Il entraîne ses collègues dans un discours-fleuve (une « motion préjudicielle déposée au nom des organisations populaires- travailleurs et Commission Nationale de la Jeunesse de l’Union Soudanaise RDA ») émaillé de citations de Lénine avant de déclarer : « Il nous faut donc dire aujourd’hui, solennellement, que nous ne pouvons plus de manière irréfutable, nous considérer comme les authentiques représentants du peuple et délibérer en ses lieu et place. Nous ne le pouvons pas et nous ne devons pas le faire. Une seule attitude nous reste : partir et rendre l’initiative aux masses » (L’Essor, organe central de l’union soudanaise RDA, hebdomadaire du lundi 22 janvier 1968.)
Le discours du député de Koulikoro est suivi du dépôt d’un projet de loi par Gabou Diawara, « intervenant au nom de la Jeunesse du Parti, de la vaillante Jeunesse du Parti, conduite par la valeureuse Commission Nationale de la Jeunesse ‘(C.N.J.). Le contenu de la déclaration est sans équivoque. Elle stipule :
« Les Députés de l’Assemblée Nationale de la République du Mali […]
« Convaincus du fait que la véritable souveraineté appartient au peuple et au peuple seul,
« Sûrs que la maturité et de la sagesse séculaires de notre peuple l’ont toujours conduit sur le chemin de la grandeur et de la dignité,
« Entendent rendre l’initiative au peuple et retourner aux masses. » (Idem)
Ainsi se trouve imposée la démission collective de l’Assemblée Nationale, décision appuyée par les interventions des députés Samba Soumaré, Mamadou Sarr et par Mamadou Famady Cissoko, Secrétaire général de l’Union Nationale des Travailleurs du Mali, « au nom de l’ensemble du prolétariat malien et de son avant-garde organisé, la classe ouvrière, »
Et les élus du peuple d’obtempérer. Dans une intervention qui dure moins d’une minute, le président de l’Assemblée Nationale, Mahamane Allassane Haïdara déclare : « Mes chers camarades, à partir de demain, vous cessez d’être des députés, nous cessons d’être des députés. » (Ibidem) Intervenant le dernier, Modibo Keïta prend acte de la démission collective des députés en ces termes : « Je prends acte de la loi qu’à l’unanimité, l’Assemblée vient de voter. Le C.N.D.R. sera incessamment saisi. Et comme toujours, la direction nationale du parti (qui, du point de vue juridique, avec la dissolution du BPN, n’existait plus) fera au chef de l’État les propositions pour que puisse être assurée d’une manière permanente la représentation populaire » (Ibidem)
Ainsi, les Députés ont « voté », à l’unanimité, la loi qui dispose :
« Vu la décision historique du 22 Août 1967 du C.N.D.R. portant dissolution de l’ex-bureau politique national et tous les actes ultérieurs de rénovation des organes du Parti et de l’État ;
« Décident solennellement de se démettre de leur mandat de députés à l’Assemblée Nationale et de donner tous pouvoirs à M. Modibo Keïta, Président du C.N.D.R. et Chef de l’État ;
« 1. d’instituer par ordonnance la permanence du pouvoir législatif en attendant la mise en place de nouvelles institutions parlementaires ;
« 2. de procéder à la rénovation de toutes les institutions de l’État.
L’INSTITUTION DE LA DELEGATION LEGISLATIVE
La dissolution de l’Assemblée Nationale peut être prévue par la Constitution. Mais, quand elle se produit, la démocratie recommande de consulter, à nouveau le peuple, à travers de nouvelles élections, et ce, dans les meilleurs délais. Ce ne sera pas le cas sous l’US-RDA. S’en remettre au peuple pour de nouvelles élections comporte un risque : celui de se voir obligé de composer avec une chambre que l’on ne contrôlerait pas, de donner l’occasion à tous ces responsables éliminés progressivement de se réorganiser pour reconquérir les positions perdues. Voilà pourquoi la dissolution de l’Assemblée Nationale n’est pas suivie de nouvelles élections. Ainsi, à terme, l’objectif est atteint. Désormais, Modibo Keïta concentre entre ses mains la totalité du pouvoir.
Comme pour la constitution du CNDR, il va, par voie de cooptation, nommer les membres d’une Délégation Législative qui lui sera fidèlement soumise et qui, du reste, restera purement nominative, ne se manifestera par aucun acte concret allant dans le sens de résolution des problèmes internes. Tout se passe comme si cette sa création n’était que l’expression d’une fuite en avant, d’une volonté déguisée de se dédouaner d’une accusation d’enfreinte à la démocratie.
L’Ordonnance n°1 PG-RM du 22 Janvier 1968 créant en République du Mali une délégation législative qui assume les attributions dévolues à l’Assemblée Nationale par la Constitution, en son article 2, en donne la composition. Sont membres de la délégation législative : Mahamne Alassane Haïdara, Yacouba Maïga, Alioune Sissoko, Ibrahima Sangho, Kounady Traoré, Amadou Thioye, Mohamed Sylla, Youssouf Dembélé, Tjiécoura Coulibaly, Dossolo Traoré, Gabou Diawara, Alassane Touré, Mamadou Famady Sissoko, Mamadou Sarr, Tiécoura Konaté, Mamadou Doucouré, Séga Sissoko, Facourou Coulibaly, Mamadou Diarrah, Samba Soumaré, Théfing Koné, Daouda Traoré, Kassim Dissa, Farabé Kamaté, Pathé Touré, Amadou Maïga, Alhousseïni Touré, Mohamed Aly Ag Assaleh.
LE CULTE DE LA PERSONNALITE
La concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul homme s’accompagne du culte de la personnalité comme dans les démocraties populaires de l’époque. Par l’intermédiaire d’organes et d’instance à sa dévotion, il s’instaure, avec le slogan : « une seule option, le socialisme ; un seul parti, l’Union Soudanaise RDA ; un seul guide, Modibo ».
La Révolution active en donne le ton qui sera amplifié par Mamadou Diarrah lors de la présentation de sa motion préjudicielle devant l’Assemblée Nationale le 17 janvier 1968. Modibo Keïta y est présenté comme « notre seul guide », « le seul guide incontesté et incontestable de notre peuple », « l’incarnation la plus achevée de notre option socialiste ».
La formation idéologique est inscrite aux programmes d’études des établissements d’enseignements secondaire et supérieur. Elle porte essentiellement sur le marxisme-léninisme enseigné comme paroles d’Évangile à des catéchumènes, affecté du coefficient le plus élevé. Ainsi, en classe terminale, option sciences exactes, la mathématique et la formation idéologique avaient le même coefficient : 8. A l’École Normale Supérieure, Mamadou Sarr, « professeur » chargé de la formation idéologique, présente le secrétaire général du parti comme « le meilleur des Maliens. »
Lors de la Semaine de la Jeunesse de juillet 1968, la troupe théâtrale de la région Sikasso le sacre « Président-Jigiseme » (Président-Espoir). Le quotidien national l’Essor ouvre ses colonnes aux poètes en herbe pour chanter ses louanges tandis que le Chant de la Révolution proclame : « La voix de Modibo a sonné le salut ».
En définitive, l’US-RDA a engagé le Mali dans la voie de la construction du socialisme. C’était en 1960. Deux ans après, les difficultés commencent à se faire jour à cause de la manière dont l’option du parti est appliquée. Le coup d’État intervenu au Ghana en 1966, sonne comme une alarme : bien qu’en 1962, le régime, avec l’arrestation de Fily Dabo Sissoko, Hammadoun Dicko et Maraba Kassoum Touré ait jugulé toute forme d’opposition, ouverte ou latente, la preuve est faite qu’il n’est pas à l’abri de soubresauts pouvant lui être fatal.
Se sentant pris dans l’étau des difficultés économiques et des contradictions politiques, il amorce ce qui s’assimile à une fuite en avant. Il lâche du lest en renouant avec la France et en acceptant de passer sous les fourches caudines des Accords monétaires franco-maliens. Mais, ce qui est lâché sur le plan économique est récupéré sur le plan politique.
Progressivement, de mars 1966 à janvier 1968, Modibo Keïta exploite un ensemble de dispositions pour faire le vide autour de lui aidé en cela par une jeunesse enthousiaste mais dépourvue d’expérience. A partir de cette seconde date, rien ne s’oppose plus à son omnipuissance. Ceux qui ont fait l’US-RDA se trouvent éliminés de l’US-RDA. Voilà qui permet au Pr Makan Moussa Sissoko de tirer la conclusion suivante : « Le parti était devenu l’instrument des thuriféraires et des troubadours incapables de se faire élire dans leur village. » (Sur le site de afribone.com, le 15 avril 2012)
Des décennies après le déclanchement de la Révolution active, Aoua Keïta, dans son autobiographie, est revenue, très brièvement, sur ses méfaits, en particulier, sur ce qui s’assimile à une forme d’ingratitude envers les militants de la première heure, à travers le cas particulier du secrétaire général de la section de Nara, Fabou Keîta.
Voici en quels termes elle relate la manière dont un militant authentique fut éliminé de la scène politique après avoir tout sacrifié au parti : « Toutes nos réunions se tenaient chez notre vénérable président, l’adjudant-chef Fabou Keïta, ce courageux combattant de la Seconde Guerre mondiale, titulaire de la médaille militaire et d’autres décorations, ce premier militant de notre parti à Nara, ce responsable engagé dont aucune promesse, aucune tractation n’ébranla la conscience, est resté égal à lui-même jusqu’à la libération politique du pays. Vers les années 1967, il fut écarté par de jeunes démagogues dont l’action n’a fait que nuire au parti et au pays. (Femme d’Afrique, page 251).
Telle était la situation politique dans notre pays à la veille des événements de novembre 1968.