La Banque mondiale veut étendre cette expérience qu’elle a testée une seule fois dans les régions du Nord de notre pays et dont les résultants sont mitigés. Elle veut l’appliquer dès cette campagne sans donner le temps aux acteurs de mieux
comprendre les tenants et aboutissants de la mesure. Les paysans des zones visées (les deux plus grands bassins de production céréalière, à savoir les régions de Ségou et Sikasso) contestent la méthode
L’économie malienne repose essentiellement sur le secteur agricole qui occupe plus de 80% de la population active et contribue au Produit intérieur brut (PIB) à hauteur de 38% et 15% du budget national y est alloué. A ce titre, le secteur agricole est sollicité pour assurer l’autosuffisance alimentaire et la sécurité nutritionnelle, favoriser la création d’emplois, générer plus de revenus aux paysans et réduire la pauvreté.
Pour atteindre ces objectifs, notre pays a développé une politique agricole volontariste basée, entre autres, sur le développement de la maîtrise de l’eau d’irrigation, l’accroissement des exploitations agricoles, la croissance de la productivité et de la production agricoles et le développement de la recherche et du conseil agricoles. Pour y parvenir, le président de la République, Ibrahim Boubacar Kéita a décidé d’allouer plus de 15% des ressources budgétaires nationales au secteur agricole et d’ériger au rang de priorités absolues toutes initiatives susceptibles d’amorcer le décollage véritable de ce secteur. Dans le domaine des intrants, l’engagement présidentiel a été total.
En effet, de 12.500 Fcfa en 2012, le sac d’engrais est cédé aujourd’hui à 11.000 Fcfa. En termes de chiffres, la subvention des intrants et équipements agricoles a coûté 54.100.014.000 Fcfa pour la production végétale au titre de la campagne 2016/2017, répartie entre les intrants des productions végétales qui a coûté 41.500.014.000 Fcfa, ce qui représenté plus de 400.000 tonnes d’engrais et de semences de maïs hybride et 12,6 milliards de Fcfa pour le Programme de subvention des équipements agricoles.
Depuis la campagne agricole 2007-2008, le gouvernement a expérimenté avec beaucoup de succès la subvention des intrants agricoles (engrais, semences améliorées et équipements agricoles de production et de transformation). Les producteurs ont de plus en plus plaidé pour le maintien de ce dispositif qui se perfectionne d’année en année. Il a surtout permis d’augmenter considérablement la production céréalière du pays et cela malgré les aléas climatiques et les attaques des déprédateurs. Le Mali conforte de plus en plus sa place de leader en matière de production céréalière dans la sous-région. Cette politique forgée dans les veines des structures concernées commence à faire des émules et le département en charge de l’Agriculture s’efforce de verrouiller avec succès toutes les tentatives de fraudes sur la délivrance des cautions relatives aux engrais. Le ministre de l’Agriculture Kassoum Denon en a fait son cheval de bataille pendant toute la campagne agricole passée. Et le message a porté ses fruits. Le mécanisme est maintenant suffisamment rodé.
La moralisation de la subvention d’engrais. C’est ce moment que choisit la Banque mondiale à travers son programme « E-voucher » pour demander au Mali d’expérimenter dès cette campagne une pratique dont la pertinence reste à prouver. La méthode « E-voucher » suppose d’abord que le nombre exact de producteurs et de fournisseurs qui seront touchés par la pratique soit connu et que la campagne de livraison soit suffisamment rodée. Car, les paysans doivent s’approvisionner à travers des messageries téléphoniques qu’ils recevront sur leurs portables et qui leur indiqueront le lieu et les quantités d’engrais mises à leur disposition. L’institution financière mondiale qui constitue un des partenaires clés du secteur agricole malien, envisage d’appliquer cette nouvelle recette et cela, dès cette année, dans les deux plus grands bassins de production céréalière du pays, à savoir les zones de grande production des régions de Sikasso et de Ségou.
Selon les initiateurs de cette nouvelle technique, il s’agit d’assurer l’efficacité, la transparence et la traçabilité de l’octroi de ces paquets sous forme de subventions qui pourraient constituer un fonds revolving intrants.
Le gouvernement a décidé avec l’appui de la Banque mondiale d’introduire au Mali le système de subvention électronique appelé « E-Voucher » qui consiste à développer une base de données électroniques des bénéficiaires (codification) et à leur envoyer des bons électroniques par sms leur indiquant les subventions qui leur ont été octroyées et le lieu, où ils doivent les recevoir. C’est dire donc que le « E-voucher » est un système de distribution de coupons électroniques directement destinés aux bénéficiaires à l’aide des textes sms téléphoniques.
L’objectif, selon la note technique élaborée par le département de l’Agriculture, est de mettre en place un programme de distribution électronique fonctionnel des subventions d’intrants agricoles au Mali en vue d’améliorer l’efficacité, la transparence et un meilleur suivi-évaluation de l’octroi des subventions. La méthodologie du système s’articule autour de la mise en place et l’interaction entre trois ensembles. D’abord la mise en place d’une plateforme électronique, ensuite, l’établissement d’une base de données fiable des producteurs enregistrés électroniquement et enfin, la constitution d’un répertoire de fournisseurs d’intrants et d’équipements agricoles.
Au préalable, une série de contrats est nécessaire avec une société pour la mise en place d’une plateforme électronique et la confection d’un système de codification des producteurs et leurs organisations pour la mise en œuvre d’un suivi électronique des subventions d’intrants agricoles. Par ailleurs, l’Autorité malienne de régulation des télécommunications et de la Poste (AMRTP), pour l’obtention et les conditions de fonctionnement du numéro court 36026 est sollicitée. Les opérateurs de téléphonie mobile sont aussi sollicités pour l’intégration du numéro court 36026 dans leur réseau sms et l’acheminement des textes sms entre la plateforme et les bénéficiaires d’une part, et d’autre part, entre les fournisseurs et la plateforme. Un bureau d’enquête pour le recensement électronique exhaustif des exploitations agricoles, des fournisseurs pour la livraison des produits subventionnés au niveau des bénéficiaires doit être mis en place.
Les réserves du monde paysan. Cependant, dès l’annonce de cette nouvelle mesure qui risque de bouleverser totalement l’architecture traditionnelle de distribution d’engrais, les paysans sont montés au créneau avec des interrogations et les messages d’opposition fusent de partout pour dénoncer la pratique.
En effet, les paysans de ces zones concernées ont fait remonter des messages inquiétants en direction du département pour lui demander de renoncer à une pratique qui pourrait mettre en péril la campagne agricole 2017-2018, donc le nerf de la sécurité et de la souveraineté alimentaire du pays. Ils s’indignent du fait que le département puisse accepter l’expérimentation d’une telle pratique dont la pertinence n’est pas avérée. « Nous refusons d’être un laboratoire d’expérimentation hasardeuse qui pourrait compromettre notre production agricole qui pourtant a pris cette année une bonne envolée », ont entonné certains d’entre eux en conseillant au département de ne pas accepter la mesure.
Le président de la faîtière des riziculteurs de l’Office riz Ségou, Abdoulaye Kéita a saisi l’opportunité de la présence du ministre de l’Agriculture Kassoum Denon dans leur zone pour lui transmettre les inquiétudes de ses camarades. Il a expliqué que les paysans des zones de production de l’Office riz Ségou sont très inquiets de l’application de la nouvelle méthode de distribution des engrais qui pointe à l’horizon. Maîtriseront-ils ce nouveau système d’achat d’engrais par sms quand on sait que les ¾ d’entre eux sont des analphabètes, s’est-il interrogé. Certaines zones agricoles n’ont pas accès aux réseaux de téléphonie mobile, dont l’Office riz Ségou fait partie, a-t-il fait remarquer.
« Nous sommes persuadés que certains riziculteurs passeront toute la campagne sans avoir accès à un seul grain d’engrais. Monsieur le ministre, soyez notre porte-parole afin d’éviter le pire dans notre pays où nous cherchons la paix totale à tous les niveaux. Plus de 99% d’entre nous ne savent même pas bien manipuler un téléphone à plus forte raison lire des messages ou même mener une telle opération. Je pense que notre évolution n’est pas encore arrivée à ce niveau. S’ils veulent que ça réussisse que l’on prenne le temps de nous former sur ce procédé, sinon, nous sommes sceptiques », a plaidé le président de la faîtière.
Dans la région de Sikasso, l’angoisse des paysans est totale. D’ores et déjà, leurs responsables ont saisi le département pour faire remonter leurs inquiétudes. Tous dénoncent la mesure et soutiennent leur impréparation et leurs incapacités à décoder les messages électroniques et surtout la faible couverture téléphonique de leurs zones agricoles. « Mieux, la référence d’un paysan, c’est l’encadrement agricole, à ce jour, aucun de nos animateurs ou animatrices n’a été capable de nous expliquer cette méthode. En réalité, ils n’en savent rien. Nous demandons donc au ministre de l’Agriculture qui est un fin connaisseur du monde paysan, de prendre le temps de bien étudier nos inquiétudes, sinon la campagne à venir sera un échec si notre approvisionnement doit être lié aux messages téléphoniques », s’inquiète Barthélemy Sanou, producteur dans la région de Sikasso.
Les dés sont donc jetés du côté des producteurs qui annoncent déjà la menace qui plane sur la campagne agricole à venir si le département ne renonce pas à cette mesure et qui est source de péril pour notre agriculture qui commençait juste à prendre son envol. Le niveau de mobilisation et l’engouement suscité par la subvention y est pour beaucoup dans l’accroissance agricole amorcé par notre pays, s’il faut bouleverser ce schéma, le ministère de l’Agriculture avec la Banque mondiale ne doivent-ils pas prendre du temps pour mieux préparer cette mutation ? Le département ne prendrait-il pas le risque de tuer la poule aux œufs d’or ?
M. COULIBALY