Le Ministère de la Justice et des Droits de l’Homme vient de fournir la liste des membres retenus pour animer l’Office Central de Lutte contre l’Enrichissement Illicite au Mali. Cette structure aura particulièrement pour mission de recevoir les dénonciations faites et enregistrées en son niveau par les citoyens, concernant des cas de pratiques corruptibles liées à l’enrichissement illicite dans le pays. En mettant en place cet Office, le Gouvernement entend corser la lutte contre la corruption au Mali à travers cet outil que l’on pourrait dire dissuasif.
Sans nous aventurer dans les spéculations sur les autres structures déjà existantes dans le cadre de la lutte contre la corruption ici, dans notre pays, nous pouvons nous interroger sur l’efficacité et l’efficience de cette nouvelle structure dans le combat que nous menons tous, aujourd’hui, pour venir à bout de cette pratique.
En essayant de répondre à cette question, nous devrions d’abord donner quelques précisions sur ce que le Gouvernement attend des citoyens maliens à travers la création de cet Office. Ensuite, nous dirons quelles pourraient être l’utilité et les conséquences, c’est-à-dire les avantages et les inconvénients liés à la création de cette structure dans le contexte purement malien.
L’Office Central de Lutte contre l’Enrichissement Illicite est donc une structure qui attend des maliens qu’ils dénoncent ceux, parmi eux, précisément les fonctionnaires, qui vivent au-dessus de leurs moyens. Un exemple : si Monsieur KEITA, citoyen malien, doute de Monsieur KONATE qu’il connait bien, et qui sait donc que Monsieur KONATE est fonctionnaire, aide-comptable, titulaire d’un Certificat d’Aptitude Professionnelle (DEF+2 ans d’études), exerçant au sein de la Fonction Publique depuis seulement peu de temps, mais que Monsieur KONATE dispose déjà de trois voitures de luxe et de deux belles maisons en étage chacune, marié à deux femmes, alors Monsieur KEÏTA est appelé à dénoncer Monsieur KONATE auprès de L’Office Central de Lutte contre l’Enrichissement Illicite. Pour faciliter la tâche à Monsieur KEÏTA dans sa dénonciation, il est mis à sa disposition un numéro de téléphone gratuit, numéro vert, qu’il peut appeler et l’anonymat lui est garanti. Après dénonciation faite par Monsieur KEITA, l’Office mènera quelques enquêtes concernant Monsieur KONATE, avant de saisir la justice pour ouvrir une enquête judiciaire proprement dite contre ce dernier si l’information donnée par Monsieur KEÏTA est vraie. La justice va donc chercher à vérifier la source des biens ou du moins une partie des biens supposés mal acquis de Monsieur KONATE. Pour cela, et contrairement aux textes qui étaient en vigueur, l’Etat ne sera plus obligé de réunir des preuves (trop coûteux) contre Monsieur KONATE, qui devrait lui-même se charger, conformément à la nouvelle règlementation élaborée, de prouver qu’il est un fonctionnaire honnête.
Le résultat attendu de la mise en place de cet Office est donc de faire peur, de décourager la corruption et amener ainsi les fonctionnaires à s’abstenir de vivre des deniers publics, ou tout au moins à les pousser à réfléchir à deux fois avant de s’adonner à de pratiques corruptives qui pourraient désormais être facilement repérées.
Alors, pour que l’Office puisse espérer atteindre ses objectifs, il est indispensable, en un premier moment, que les gens soient informés de son existence et qu’ils sachent qu’ils peuvent désormais se dénoncer entre eux, lorsqu’ils estiment que certains fonctionnaires parmi eux, vivent au-dessus de leurs moyens.
Cela veut dire donc, en français facile, que les collègues de service, les voisins du quartier, les amis de « grin », les frères ennemis dans les familles et même les époux entre eux devraient maintenant se méfier les uns des autres. Cela veut dire aussi que n’importe quel fonctionnaire, soupçonné par l’Office à la suite de la dénonciation d’un citoyen, pourrait accuser un collègue de service avec lequel il a des rapports difficiles, un voisin du quartier qui pourrait lui envier, un ami du « grin » qu’il ne supporte pas, une épouse qui a des relations tendues avec lui, de l’avoir dénoncé. Et tout cela pourrait déboucher sur des conflits ethniques et même religieux dans un pays où la paix et l’entente sont aujourd’hui vivement souhaitées.
Deuxièmement, l’Office aura besoin de prouver sans attendre sa crédibilité. Cela veut dire que les membres de ladite structure, devraient eux-mêmes d’abord passer à la déclaration de leurs biens et justifier si c’est nécessaire leur provenance. La publication du casier judiciaire de chaque membre de la structure devrait également être faite pour amener le public à avoir, a priori, confiance en eux.
Troisièmement, l’Office devrait s’attendre à ce que les premières dénonciations à travers le numéro vert ou par d’autres outils, concernent IBK, son fils Karim (même s’il n’est pas fonctionnaire), sa famille, sa belle-famille, les éléments de son parti politique, les familles ou les proches des membres de l’Office lui-même, les ministres et leurs familles, les députés, les magistrats, les policiers etc. Dans ce cas, l’Office serait-il véritablement indépendant pour jouer son rôle? Ou devrait-il choisir, au risque de créer des cas d’injustice, entre les dénonciations portant sur les personnes intouchables et celles qui pourraient concerner les petits poissons ?
A supposer que l’Office arrive à jouer véritablement son rôle, aura-t-il les moyens de pressions sur la justice pour ouvrir des enquêtes judiciaires ? Nous savons que le Bureau du Vérificateur est aujourd’hui confronté à ce problème. Ses rapports sont d’abord triés à la présidence qui doit décider des dossiers de corruption devant être déposés ou pas au niveau de la justice.
Nous pourrions aussi nous interroger sur les moyens mis à la disposition de l’Office dans le cadre de ses activités lorsque nous savons que ce sont encore les contribuables qui devraient mettre la main à la poche pour le financer ? Quel est son budget de fonctionnement ? Quels salaires ou quels avantages en nature et en numéraire seront accordés à ses membres? Et pour quels résultats attendus, quantifiés, en termes de diminution éventuelle d’enrichissements illicites au sein de la fonction publique malienne ? Quel est le code de conduite imposé aux membres dudit Office ? L’Office aurait-il les moyens de traiter des milliers d’appels qu’il pourrait recevoir par mois sinon par semaine ? Et comment va-t-il faire pour procéder à la vérification préalable de toutes ces dénonciations reçues ? Voilà des questions auxquelles les citoyens et contribuables maliens pourraient souhaiter avoir des éléments de réponse.
Nous pourrions également nous poser des questions quant à l’utilité réelle de cet Office ? Pourquoi nos juges ne s’intéresseront-ils pas, comme on le voit dans d’autres pays, aux dénonciations révélées dans la presse ? Nos journalistes font quand-même du bon boulot dans ce cas précis, tous les jours que Dieu fait, nous avons des informations diffusées dans la presse et liées aux pratiques corruptives dans nos services publics. En France et dans bien d’autres pays, des enquêtes judiciaires sont toujours ouvertes à la suite de la publication de pareilles informations. Pourquoi faudrait-il que les citoyens passent par l’Office pour dénoncer l’Enrichissement illicite ? Ne pourraient-ils pas le faire par le canal de la presse qui pourrait aussi leur garantir le même anonymat s’ils le souhaitaient ? Et la presse, plus professionnelle et la mieux indiquée dans ce cadre, saura comment publier l’information.
Avant de finir, Il serait peut-être mieux de donner quelques informations sur cet outil (Office) que le Gouvernement vient de mettre en place. Le modèle est inspiré de la stratégie mise en place par le juge Efren Plana, nommé en 1975, Directeur de l’administration fiscale des Philippines et chargé de débarrasser ce service des pratiques corruptives qui l’avaient envahi. Plana Mit donc en place une stratégie dont l’un des éléments portait sur la collecte d’informations concernant la corruption au sein du service des impôts des Philippines. Il créa une commission où il fit appel à quelques officiers de renseignements composés de militaires et de civils. Certains parmi ces officiers se devaient de collecter des informations relatives au train de vie des hauts fonctionnaires de l’administration fiscale du pays. Il s’agissait ainsi pour ces officiers de savoir si le genre de vie desdits fonctionnaires était d’abord compatible, c’est-à-dire conciliable avec leurs salaires au sein de la fonction publique. De cette façon, le juge Plana est arrivé à faire identifier de nombreux fonctionnaires de l’administration fiscale des Philippines ayant, au regard de leurs patrimoines, un actif plus que proportionnel par rapport à leurs revenus qui pouvaient être connus de la fonction publique.
Ce qu’il faut retenir de cette stratégie de Plana, c’est que lui-même était réputé intègre et incorruptible, et les agents auxquels il a fait appel pour mener à bien sa mission, étaient également reconnus irréprochables en tous points de vue. Ensuite, il y a lieu de noter que la mission confiée au juge Plana ne concernait que l’administration fiscale des Philippines et les officiers de renseignements chargés de démasquer et de dénoncer les fonctionnaires qui auraient pu s’enrichir illicitement, étaient dans leur rôle dans l’exercice de leur fonction.
La différence entre la commission mise en place par le juge Plana pour démasquer et dénoncer les fonctionnaires corrompus et cet Office créé par le Gouvernement du Mali, c’est que, le rôle joué par les Officiers de renseignements philippins est confié, dans le cas de l’Office Central de Lutte contre l’Enrichissement Illicite au Mali, aux populations appelées à se dénoncer entre elles. Et là, nous pourrions nous attendre à des conflits sociaux dont il faudra pouvoir gérer les conséquences.
Amadou Garan KOUYATE
Groupe de Recherche et de Réflexion sur la Corruption (G.R.R.C)