Dans la galaxie des Hommes qui ont marqué l’histoire politique du 20e siècle, il y a ceux qu’on peut classer du bon côté. Il y a aussi ceux qu’on peut mettre dans le camp des moins bons, pour ne pas en dire plus. Et il y a enfin, les “inclassables.” Ou tout au moins, les difficilement classables. C’est sans doute dans cette dernière catégorie qu’il faut chercher le portrait du premier Président de la Guinée indépendante. Tant le débat sur son œuvre n’est toujours pas épuisé. Nous nous proposons de revenir sur le parcours de celui-là, dont le nom est synonyme à la fois de rigueur et de crainte. D’admiration autant que de rejet. Jamais dans la marche du monde, un individu aura à la fois incarné le bien et le mal avec une telle habileté. C’est là toute l’ambiguïté du personnage. Ceux d’entre nous qui ont séjourné en savane ne diront pas le contraire. S’ils ont déjà été fouettés par les redoutables épines appelées les “Sékou Touré” alors ils en savent quelque chose. Dans la première partie de ce dossier, nous analyserons son cheminement jusqu’à la présidence de la république de Guinée, l’un des plus beaux pays du continent selon les analystes.
Ahmed Sékou Touré. Un nom qui sonne doublement dans la tête des Africains. Il est à la fois lié à une époque glorieuse de l’histoire pour l’émancipation politique de l’Afrique. Mais dans le même temps, elle ne fera pas occulter la tragédie qui s’est vécue (et qui continue de vivre) là-bas, dans le pays de Samory Touré, de Diallo Téli, de Camara Laye, d’Ibrahima Baba Kaké et de bien d’autres grande figures auxquelles l’Afrique sera à jamais reconnaissante d’avoir écrit de leurs plumes ou même à l’aide de leur sabre l’une de ses époques les plus glorieuses.
Selon ses biographes, Sékou Touré serait né entre 1918 et 1922 à Faranah. Très tôt, il se forge un caractère. L’ambiance familiale dans laquelle il évolue, lui est hostile. Son père ne le porte pas dans son cœur, dit-on, en raison des soupçons d’infidélité qui pèsent sur sa mère. Le jeune homme s’attache donc à sa famille maternelle, descendante de Samory Touré, l’un des plus grands guerriers africains de tous les temps. Cette relation, le futur président de la Guinée la revendique haut et fort. De l’avis de certains observateurs, la répulsion dont l’almamy a fait preuve à l’égard de la France, va se transmettre à celui-là même qui se réclame de sa lignée. De fait, Amadou Sékou Tidiane de son vrai nom, aura entretenu sur sa vie et sur son parcours autant de zones d’ombres que possibles. L’unanimité se dégage par contre sur son militantisme précoce. A l’école, il refuse de se soumettre, tant qu’il s’agit de l’honneur et de la dignité de l’Afrique. Il organise ses camarades et les poussent à résister. Il défie le corps enseignant. Au point, que les études du jeune rebelle sont très vite abrégées. Il en gardera une si grande amertume qu’il fait pendre en 1971, le fils de l’instituteur qui occasionna son renvoi. Après son éjection du système scolaire classique, Sékou s’oriente vers l’enseignement professionnel. Tour à tour maçon puis soudeur, il ronge se freins, jusqu’à son admission au concours d’entrée à l’école des postes. Il s’y révèle à nouveau par sa précocité. A peine le droit syndical est une réalité que Sékou Touré prend les rênes du syndicat guinéen des PTT. En 1946 il se rend en France. Il y polit ses armes. De retour dans son pays, il coordonne le mouvement syndical dans divers secteurs de la vie socioéconomique. Il prend en main, la formation de ses concitoyens qu’il initie à la lutte. Dès lors, il apparaît comme un subversif aux yeux du colon, qui n’hésite pas à l’embastiller au milieu des années 1950. Peine perdue. La résistance et la contestation populaire sont si fortes, que le prisonnier est aussitôt libéré. Ce qui accroît encore plus sa notoriété et son prestige d’irréductible. En 1952, Sékou Touré, fort de sa légitimité et de son courage créé un journal intitulé la Gazette. Il ne manque pas de mots pour appeler à l’unité et au resserrement des rangs. Son message sera entendu lorsqu’en 1953, une grève générale est déclenchée par les travailleurs guinées. Elle durera plus d’une soixantaine de jours. A l’issue de ce mouvement, le pouvoir colonial finit par céder aux revendications du peuple. La gloire de Sékou Touré est à son comble. Partout, l’on célèbre le héros. Jamais, un homme politique sera distingué avec autant de brio. Toute l’Afrique reste admirative de ce jeune homme parti de nulle part, et qui fait fléchir l’ancien maître. L’intéressé lui n’en a cure. Très vite, il réveille le politique qui sommeillait jusque-là en lui. La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est-elle en train de devenir la pierre d’angle ? Tout porte à la croire.
Très proche des masses, le RDA mobilise beaucoup de monde au sein des ex colonies. En Guinée, il trouve un écho favorable auprès de Sékou Touré qui met sur pied le Parti Démocratique de Guinée (PDG). L’homme est très habile. Il manie astucieusement l’arme syndicale et politique. Soutenu par Félix Houphouët Boigny, il incarne la résistance face à l’oppression qui s’abat sur les militants de son parti. La fin des années 1950 constituera de ce fait, un tournant important. La Guinée participe aux grands débats qui agitent le monde politique en métropole sur les rapports qui doivent s’instaurer entre l’Afrique et la France. Ou du moins, entre les pays de l’AOF et la puissance tutélaire. A cette étape déjà, les divergences commencent à se faire sentir entre Sékou Touré et Houphouët Boigny. Elles vont finir par éclater à propos, du référendum constitutionnel que De Gaulle entend soumettre aux colonies africaines. Dans le texte soumis à appréciation deux camps se dégagent. D’un côté, les partisans de la communauté franco africaine. C’est le camp des Houphouët Boigny et compagnie. De l’autre, on trouve ceux qui défendent le droit à l’autodétermination immédiate. Comme il fallait s’y attendre, Sékou Touré en fait partie. De Gaulle menace : tout territoire qui aurait répondu non au référendum “eh bien il fait sécession, il sera alors considéré comme étranger, et la France saura tirer toutes les conséquences de ce choix. ” Le leader guinéen qui reçoit ses paroles comme une menace personnelle, veut laver l’affront. Il est d’autant plus convaincu qu’il dit avoir une autre idée de ce que devraient être l’avenir de l’Afrique et de la Guinée. Il quitte donc la France, et regagne sa base. Fermement décidé à ne rien céder. Sa réponse à valeur de symbole :
” Mon amour- propre pour la dignité de l’Afrique a été choqué dit-il. On nous dit que nous pouvons prendre l’indépendance, mais que ce sera avec toutes les conséquences. Eh bien! Je réponds, moi, que ces conséquences ne sont pas seulement africaines. Elles peuvent être aussi françaises. Si le texte constitutionnel ne comporte pas le droit à l’autodétermination, et à l’indépendance, même si tous les territoires étaient d’accord pour l’accepter, la Guinée rejetterait le projet. ” C’est la surenchère ! En proposant ce choix du “oui” ou du “non”, avec toutes les conséquences, De Gaulle inquiète une partie de la communauté africaine vivant en métropole. Ces derniers lui proposent de tempérer, en ajoutant quelques nuances dans le projet constitutionnel. Ce qu’il accepte. Mais était-ce suffisant pour blanchir un homme qui est sensible à son honneur ? La suite des événements va le démontrer… Le 25 août 1958, le Général De Gaulle est en escale en Guinée. Il effectue une tournée dans les colonies françaises afin de rassembler les Africains autour de son projet. La concession qu’il a acceptée, il n’entend la dévoiler que publiquement. Dans les rues de Conakry, l’ambiance est explosive. Il y a de l’électricité dans l’air. Tous attendent l’heure de la rencontre entre le “vieux chef gaulois” et “le jeune chef africain” à la pugnacité légendaire. L’enceinte du palais de l’assemblée nationale est pleine à craquer. Les militants qui ont pris place à l’intérieur l’ont quasiment transformé en une arène. Sékou ne les trahira pas… D’une voix forte et avec des mots clairs, il porte à la face d’un général médusé, le “non” tant attendu. La Guinée entre à nouveau dans l’histoire…