Certains hommes ont réussi à leur corps défendant à marquer d’une pierre blanche l’histoire de leur pays. Par moments, leur action a fini par se transformer en charisme au point où leur renommée finit par marquer de nombreuses générations, laissant leur nom comme une empreinte indélébile. Parmi ces hommes figure un homme dont la personnalité marquera l’identité politique de son pays et du continent pendant de nombreuses années, Kwame Nkrumah, le père de l’indépendance du Ghana.
Un homme, un rêve, un destin qui se veut au service de l’Afrique et du monde noir ; mais aussi une tragédie et une source d’inspiration. En une phrase, telle est la vie de Kwame Nkrumah, éducateur, nationaliste, et chef d’Etat d’une envergure exceptionnelle. Comme le sphinx, Nkrumah est énigmatique, mais fascinant, avec ses pensées et ses actions orientées vers l’unité africaine. Ainsi qu’il confirme lui-même à sa secrétaire particulière, Erica Powell, « je n’ai pas d’amis, personne ne me connaît réellement “. Comme les noms de Patrice Lumumba, Nelson Mandela, Thomas Sankara, celui de Kwame fascine les peuples et les progressistes du monde. Il compte parmi les leaders du vingtième siècle, souvent oublié du présent, mais toujours porté vers le futur. Nkrumah incarne ce grand mouvement de libération et d’unité sans lequel l’Afrique risque de rester en marge de l’histoire moderne. Son nom est synonyme de l’indépendance dans l’unité. Comment l’enfant du petit village de N’Krofoul, dans l’extrême sud-ouest du Ghana est-il devenu le symbole de cette croisade.
L’unité africaine, rêve, chimère ou fantaisie ?
Des années d’études aux Etats-Unis d’Amérique, aux années glorieuses de l’indépendance du Ghana, et à l’amertume des années d’exil à Conakry, en Guinée, la question de l’indépendance et de l’unité africaine hante Nkrumah. Tout comme l’araignée à sa toile attachée, Nkrumah et son rêve de l’unité sont intimement liés ; on ne peut pas dissocier l’un de l’autre. Il personnifie la quête de l’unité aux premières ères des indépendances africaines. Véritable obsession, la vision se distingue comme celle d’une Afrique unie, indépendante, grande et puissante sans frontières et sans les autres barrières héritées du colonialisme. Tel est le rêve. Mais est-ce une illusion ? Une chimère ? Une fantaisie ? Ce rêve n’est-il pas le fruit d’une imagination fertile et de loin en avance sur son époque ? Ce rêve peut-il se réaliser ? Quelle que soit la réponse, N’krumah y consacre sa vie entière.
L’instruction formelle et ” l’école de la vie ” aident le jeune Kwame à se réaliser. Dans une certaine mesure, il suit l’exemple de son aîné, Dr Nnamdi Azikiwé, champion du nationalisme unitaire au Nigeria, qui, d’ailleurs, l’encourage à poursuivre ses études aux Etats-Unis d’Amérique. N’krumah prend conscience du rêve de l’unité, sur les bancs de l’université, dans les cafés et dans les églises des ghettos noirs de Philadelphie et de New York, loin du pays akan du Gold-Coast où il naquit un samedi, et loin même des métropoles européennes qui se sont partagé l’Afrique après le congrès de Berlin en 1885. Nkrumah prône l’idée de l’unité à Londres, quand il mène la vie d’un activiste panafricain. L’expérience à l’étranger renforce son penchant idéaliste et romantique. Il adopte l’unité comme doctrine de son parti, le parti de la Convention du peuple (Convention People’s party, CCP) qui mène la lutte pour l’indépendance du Gold-Coast, son pays auquel il donne de l’ancien empire du Ghana. L’indépendance, il la met généreusement au service du groupement et de l’unité.
Bien que chaque pays ait son panthéon d’illustres hommes et femmes, pour le bon nombre d’Africains, aucun de ces personnages n’égale Nkrumah, quand il s’agit de la saga de l’unité africaine. Quel que soit le jugement qu’on porte à son régime, par exemple, la gestion financière et le parti unique, son nom symbolise un rêve de proportion prométhéenne : la quête de l’unité africaine et le respect de l’Afrique sur la scène internationale. A plusieurs égards, son action politique se résume en un combat continu pour la réalisation du rêve de l’unité. En effet, après le vote du référendum du général de Gaulle en 1858, Nkrumah vient au secours du jeune gouvernement guinéen Ghana-Guinée. A l’éclatement de la fédération du Mali entre le Sénégal et forme l’union et le Soudan il se précipite également vers la nouvelle république du Mali. Avec les présidents Sékou Touré et Modibo Keita, il forge l’Union Ghana-Guinée-mali, qu’il conçoit comme le précurseur d’une union des Etats africains. Avec énergie, il soutient Patrice Lumumba et le gouvernement légal du Congo (Zaïre). Comme un pèlerin, il voyage de capitale en capitale pour essayer de convaincre ses pairs de la nécessité d’un gouvernement continental.
Après l’indépendance du Ghana, Nkrumah organise la première conférence des Etats indépendants africains, ainsi que la première conférence des peuples africains pour asseoir l’idée d’unité. Sans aucune réserve, il encourage les organisations d’étudiants et accorde de l’aide aux mouvements de libération pour hâter le processus de l’indépendance. Et quelques années plus tard, malgré de grandes différences avec ses pairs, il accepte la création de l’Organisation de l’unité africaine à Addis-Abeba. L’OUA lui apparaît comme une étape dans la réalisation de son rêve gigantesque.
La politique de Nkrumah vise à promouvoir l’indépendance et à assurer l’unité des Etats africains par le biais d’un gouvernement. Devant ingérence croissante des puissances étrangères dans les affaires africaines, il aspire à résoudre les problèmes africains tels que la crise du Congo dans le cadre africain et par les Africains eux-mêmes, avec assistance de l’ONU. Basée sur le principe de la neutralité, sa politique étrangère est anticolonialiste et antiraciste. Nkrumah veut forger un consensus entre les Etats indépendants sur les questions brûlantes, et ainsi préparer les conditions de l’unité. Aux yeux du leader ghanéen, l’unité est nécessaire pour que l’Afrique puisse se développer et jouir de son indépendance, dans la liberté et le respect du droit. Voilà son credo. Malgré les embûches qui jalonnent son chemin, et malgré les maladresses dans l’exécution de son rêve, il ne cesse d’y croire ; c’est le but de sa vie. Réussira-t-il ? Telle est la question. Quoi qu’il en soit, il lance un défi à sa génération, à la nôtre et à celle à venir.
Le panafricanisme ou la genèse d’un rêve
En mai 1945, Nkrumah, originaire du Gold-Coast, s’embarque à New York pour Liverpool, en Angleterre. Il est rempli de joie et d’émotion. Il se réjouit de terminer ces études commencées il y a dix ans, en 1935 dans les conditions difficiles. Quel long trajet et quelle expérience ! C’est l’exaucement des prières de sa mère et des aïeux, c’est la victoire de la volonté sur l’adversité ; et il rend hommage à Dieu. Le trajet de Nkrumah à bord du bateau lui a sans doute éveillé l’esprit. Quelles sont les idées qui ont émerveillé l’esprit du passager solitaire ? La première, sans être tout à fait nouvelle, ne manque pas pour autant de puissance ni d’intérêt. Expression d’une conscience historique véritable, elle renvoie aux dernières années d’indépendance des royaumes africains à la fin du dix-neuvième siècle. Elle représente l’image de la résistance noire contre l’envahisseur blanc. Akan authentique, tout comme les Baoulé, les Agni et les Abron de la Côte d’Ivoire, il se souvient de Prempeh I, l’Ashanti HENE, roi de la grande confédération ashanti ayant pour capitale
Koumassi, vaincu et exilé par les Anglais en 1896. Il se rappelle également les faits d’armes de Samory Touré, grand conquérant et résistant des savanes soudano- guinéennes. N’krumah ne peut pas oublier que Prempeh I et Samory ont envisagé de former un front commun contre les conquérants européens. Il lui vient encore à l’esprit l’action de nombreux autres souverains dont les noms symbolisent les belles pages de l’histoire africaine, à la fin de ce dix-neuvième siècle plein de signification historique pour le monde noir. Plus que jamais pour le voyageur solitaire, cette vision première appelle à la libération de l’Afrique, divisée et colonisée. A la différence des bâtisseurs d’empire et des héros de la résistance, pense- t-il, sa génération dispose d’une arme aussi puissante et dangereuse que celle du colonisateur. Cette arme, c’est l’instruction moderne, à l’obtention de laquelle il vient de consacrer dix années de sa vie, loin de son pays natal. Le savoir, estime-t-il, est source de noblesse, et pour l’individu et pour sa société. Et l’école moderne se conçoit comme le nouveau champ de bataille où se joue la destinée de l’Afrique et du monde noir, et où l’Africain doit savoir emprunter sans pour autant se perdre, comme il l’a examiné dans ces cours de sociologie et des sciences de l’éducation à l’université de Pennsylvanie. L’école représente pour Nkrumah une arme fatale, et il exprime le vœu de pouvoir un jour développer l’éducation au Gold- Coast.
Par ailleurs, le passager Nkrumah considère un autre atout dont dispose sa génération. Après 1885, se remémore-t- il, l’Europe puissante et arrogante conquiert l’Afrique. Mais à présent, en 1945, constate-t-il, la situation est différente. Bien que victorieuses de l’Allemagne hitlérienne, la France et l’Angleterre sont affaiblies. D’ailleurs, elles doivent beaucoup à l’effort de guerre des colonies africaines. Une réforme du régime colonial, croit-il, est possible. De plus, lui, Nkrumah, mieux que la plupart des gens de sa génération, savent que sans la participation des Etats-Unis, la victoire sur les forces allemandes serait difficile. Or, malgré son capitalisme et son racisme virulent, l’Amérique a une tradition anticoloniale, ainsi qu’il ressort de la lecture de LA DECLARATION DE L’INDEPENDANCE, document clé de la révolution américaine. Ainsi s’explique pourquoi, à la suite du président Franklin Roosevelt, le président Harry Truman, une pression sur Winston Churchill en vue de la décolonisation. Désormais, il appartient aux Africains, conclut le voyageur, de s’organiser, à l’instar des peuples d’Asie et du Moyen Orient, pour gagner leur indépendance et lancer le développement de leur continent. Il veut se consacrer à cette tâche ; ce sera sa mission.
Quant à la seconde idée qui harcèle Nkrumah sur le paquebot, plus grandiose encore, elle porte sur le futur de l’Afrique, son avenir dans l’unité et le respect. Paradoxalement, c’est une idée d’origine américaine. Nkrumah décide en prend conscience à l’école, quand il décide d’obtenir des diplômes en sociologie et en économie à l’université Lincoln, établissement noir, et à la célèbre université de Pennsylvanie créée par le philosophe et homme d’Etat Benjamin Franklin. Le marxisme l’aide à connaître l’origine du colonialisme et de l’impérialisme moderne. Il dévore des livres sur les grandes questions historiques et sociologiques pour satisfaire sa curiosité intellectuelle et aussi pour mieux apprécier les causses de l’essor américain. Car, depuis longtemps, l’étudiant africain essaie de s’expliquer pourquoi un nouvel Etat comme USA est arrivé à se développer et à dépasser l’Europe.
S’inspirer du rêve américain
Question passionnante. La puissance américaine, apprend-il, relève concrètement de l’abondance de ses ressources et de son poids démographique (l’étudiant note avec plaisir comment son Afrique natale est riche, elle aussi). N’y a-t-il pas une autre explication, peut-être plus pertinente ? Nkrumah se rappelle ses lectures en histoire.
Ce qui est remarquable dans les colonies anglaises d’Amérique du nord en 1776, c’est le consensus politique que les rebelles, qui vont devenir les pères fondateurs de la nation américaine, réussissent à forger, malgré les différences de région, de tempérament, de religion et même d’idéologie. En effet, le contraste est clair entre le Sud à économie rurale et esclavagiste et le Nord à économie mercantiliste bourgeoise. Et quelle différence entre le groupe de Thomas Jefferson, Benjamin Franklin, John Adams et James Madison, disciples des philosophes éclairés, et celui de George Washington et d’autres seigneurs des plantations peu intéressés aux questions intellectuelles. Pourtant, dépassant les mesquineries personnelles, ils arrivent à s’entendre et à créer la première république moderne basée sur un document constitutionnel.
Quelle est la leçon pour Nkrumah, l’étudiant africain intéressé à la philosophie et au développement ? Tout au long de son voyage, Nkrumah rêve des Etats-Unis d’Afrique, futur géant et restaurateur de la dignité des Noirs. Comme pour se conforter, il se souvient de ses débats avec les étudiants du Nigeria, et comment l’analyse léniniste des sous- développements l’a aidé à faire adopter l’idée d’unité par association des étudiants africains en Pennsylvanie. Il ébauche déjà un plan qui, espère- t-il, fera l’unanimité entre les dirigeants africains. Quand l’occasion se sera présentée. Pour le voyageur solidaire, il est difficile d’oublier <>, celle des Noirs et des déshérités. Etudiant pauvre qu’il fut, il connaît la souffrance ” des damnés de la terre ” et ” des laissés- pour-compte “. Il a eu également des contacts fructueux avec différentes organisations et a donné des cours sur l’histoire africaine- américaine à Lincoln et à Philadelphie. De ses discours avec les membres de l’Association nationale pour avancement des gens de couleur (NAACP) de W.E.B. Du Bois, de la ligue urbaine et de l’association pour amélioration des Noirs (UNIA) de Marcus Garvey, il retient les sentiments d’admiration et de fierté qu’ils éprouvent pour l’Afrique. Malgré l’hostilité qui caractérise les rapports entre Garvey et du Bois, leurs doctrines se complètent. Chacune, à sa manière, laisse une influence considérable sur l’homme du Gold Coast. Fidèle à cet enseignement, le voyageur s’imagine vêtu d’un bel ensemble en Kenté, habit d’appart pour les Akan et Evhé de sa région, en train de souhaiter la bienvenue à Accra à ses frères et sœurs de la diaspora. Il s’engage sur la voie du panafricanisme militant et veut en faire une doctrine au service de la libération et de l’unité. Aussi, sa pensée s’envole-t-elle vers les grands hommes dont les actions jalonnent l’histoire du panafricanisme.
K. E