Depuis le début de l’année 2017, le climat social malien est perturbé par des revendications syndicales sans précèdent. Face à cette situation , nous sommes allés à l’école du doyen Issaga Traoré, président en exercice de l’Association CNID et non moins ancien secrétaire général adjoint du syndicat national de l’éducation et de la culture. A titre personnel, le vieil enseignant à la retraite, met l’accent sur la problématique du dialogue social, fustige la gestion des acteurs du mouvement démocratique au pouvoir et donne ses impressions sur la nouvelle équipe gouvernementale. Faites bonne lecture de son interview.
Le Pouce : Quelle analyse faites-vous de la gestion actuelle des grèves syndicales ?
Issaga Traoré, « C’est vraiment dommage. En réalité on nous dit dans toutes les grandes écoles syndicales, que la grève est l’arme ultime. Tant qu’on peut l’éviter, il faut l’éviter. Mais quand c’est obligatoire, on y va en prenant toutes les dispositions selon les textes juridiques de chaque pays. Ce que je pourrais d’abord conseiller aux pouvoirs publics, c’est de faire une analyse objective de la situation. C’est-à-dire se poser la question de savoir pourquoi ces multiples grèves. En se posant les questions, il ne faut pas d’emblée condamner les organisations syndicales comme le pouvoir a tout l’habitude, en disant qu’ils sont manipulés. Les pouvoirs publics doivent se poser la question de savoir ce qu’ils ont eux-mêmes fait pour que le peuple arrive à cette situation. Je m’en vais vous faire une petite sortie. Il y a quelqu’un très proche de la présidence qui est venu me voir dans ma pauvre maison. Il me demande en ces termes : « doyen, qu’est-ce que vous comprenez dans cette affaire. Il faut parler aux jeunes ». En réponse, je lui dis ceci : « Je n’ai pas fait une analyse approfondie, mais j’ai un petit truc à te faire remarquer. Vous êtes chef de famille comme moi. Chaque matin, vous êtes en basin brodé ou en cravate. Chaque six mois ou chaque année, vous avez une voiture. Si votre enfant vient vous dire Papa, payez moi un pantalon, et que vous lui répondez en disant fiston, je n’ai pas d’argent, est ce que cet enfant qui vous voit habillé en basin brodé tous les jours, peut croire que vous n’avez pas d’argent ». Il dit non. Je lui dis de regarder le train de vie du président de la république, du premier ministre, du président de l’Assemblée nationale, des députés, des ministres. Même pour prendre leur tension, ces patrons vont à l’extérieur. Je lui ai encore souligné que ce même peuple ne croira pas que l’Etat n’a pas d’argent. Le monsieur me dit, doyen je n’avais pas pensé à ça.
C’est dire que quand, il y a grève, c’est le peuple qui en souffre. Bref, je voudrais dire que le gouvernement doit faire son autocritique. Il s’agit de comparer son train de vie et celui du peuple, pour pouvoir comprendre les actions des syndicats. Sinon le problème ne sera résolu. Pour le moment, c’est mon point de vue sur ce point ».
Le Pouce : Qu’en est-il du dialogue social dans la résolution de ces conflits sociaux ?
Issaga Traoré, « Le constat amer qu’il faut faire, c’est qu’il y a déficit de dialogue franc et sincère entre le gouvernement et les acteurs sociaux. C’est le régime de 1992 qui continue. Ce régime a eu comme objectif principal de fragiliser le mouvement syndical. Ces acteurs du mouvement démocratique pensaient que le mouvement syndical est tel aujourd’hui, qu’il est incapable de mener une lutte conséquente comme en 1990-1991.C’est sur ça qu’ils se sont basés. A leur analyse, il faut toujours laisser les grévistes agir, au bout d’une semaine, ils vont s’essouffler, la population va sortir. Aucune population ne va sortir. Car ce sont eux qui sont à la base de la souffrance du peuple. C’est pourquoi, ils ont trainé les pieds. Mais quand, ils ont commencé à rencontrer les centrales syndicales et que les deux plus grandes centrales ont donné un ultimatum, les acteurs du mouvement démocratique qui se trouvent encore aux affaires ont dit attention. Ils savent le poids réel de ces deux centrales syndicales. Beaucoup de ces hommes politiques sont au pouvoir aujourd’hui, grâce à la grève illimitée de l’Union Nationale des Travailleurs du Mali de 1991. Le souci principal des acteurs du mouvement démocratique, c’est de ne jamais voir l’UNTM et la CSTM se rapprocher. On m’a dit que Hamadoun Amion Guindo de la CSTM était à la Bourse du Travail à côté de Katilé de l’UNTM. C’est pour dire que ce n’est pas un gouvernement qui réfléchit, mais qui a plutôt peur. Alors qu’il faut réfléchir et anticiper les évènements pour mettre en place une stratégie de dialogue social. En effet, dans la pratique, chacune des deux parties n’a que ce mot sur la bouche. Mais au fond, aucune ne l’applique. Je viens de Ségou d’une mission syndicale, où j’ai dit aux jeunes que l’acteur principal qui reçoit les avantages et les désagréments du dialogue social, ce n’est ni les organisations syndicales, ni le patronat, ni le gouvernement, mais c’est le peuple. La grève du syndicat national de la santé doit servir de leçon et pour les organisations syndicales et pour le patronat et pour le gouvernement. Aucun proche de quelqu’un qui est au pouvoir, n’est passé à l’hôpital, mais ils sont partis dans les cliniques privées. En plus ceux qui sont morts, ne sont que les parents des gens pauvres. Ce ne sont pas les parents de ceux qui sont au pouvoir. Le vrai acteur bénéficiaire du dialogue social, c’est le peuple. Quand toutes les parties vont prendre conscience de ça, et lorsqu’ils vont comprendre que s’ils sont au pouvoir, c’est parce qu’il y a eu une majorité écrasante de pauvres qui votent pour eux, en ce moment, ils ne respecteront pas le syndicat, mais ils vont apprendre à respecter ce peuple misérable qui n’a rien aujourd’hui. A ce niveau, déjà j’apprécie les propos du nouveau premier ministre à la télé, qui dit qu’il faut revoir le terrain de vie du gouvernement, autrement dit réduire les dépenses des ministres. Si tel est le cas, je le dis, bravo. La question c’est de savoir s’il sera à mesure de le faire, parce que c’est un pouvoir de la petite bourgeoisie. Mais l’intention est très bonne. Si le Chef du gouvernement veut amener le Bourgeois Chef d’Etat à penser au peuple, je veux bien le croire. Comme on dit qu’il très proche de la famille présidentielle, peut-être, à cause de ça on va l’écouter. Sans quoi, c’est la bourgeoisie compradore. C’est une honte pour mon pays de voir le train de vie du président de la république, du premier ministre et du président de l’Assemblée par rapport à la situation précaire du peuple. Nous avons des dirigeants qui n’ont aucun souci de l’amélioration des conditions de vies du peuple. Je pense que le cadre idéal pour équilibrer la situation, c’est social. On n’a besoin de faire de la grande littérature, pour que les organisations syndicales sachent que le dialogue social n’est pas pour leur intérêt, mais pour l’intérêt du peuple. Je demande au gouvernement de revoir sa copie, de donner un contenu réaliste au dialogue social, à partir des exemples concrets. Dans cet exercice, il doit user de tous pouvoirs pour profiter des compétences des personnes ressources qui ont l’avenir de ce pays et qui peuvent amener les jeunes à comprendre les réalités de l’Etat. Du côté des syndicats, il ne faut pas se voiler la face, leur dernier souci, c’est la formation de leurs militants. N’est pas syndicaliste qui le veut. Il faut apprendre. La formation syndicale n’existe même pas en république du Mali. Beaucoup de gens viennent au syndicat, à l’idée que le seul rôle du syndicat c’est la revendication. Pour pouvoir bien revendiquer, il faut avoir une bonne formation sur les techniques de négociations. Je lance un appel aux organisations syndicales, qu’il est temps qu’elles mettent au premier plan la formation de leurs militants ».
Le Pouce : A votre avis, l’espoir est-il permis avec le nouveau gouvernement ?
Issaga Traoré, « Je vais vous surprendre. Je suis très loin de ces gouvernements, ancien et présent. Je ne peux pas faire un jugement de valeur. Mais je dis ce que je vois. Je crois que depuis l’élection de l’actuel président de la république en 2013, je ne suis pas satisfait. J’ai l’impression que l’efficacité du gouvernement n’est pas le souci premier du président de la république. Quand je vois en filagramme ce remaniement ministériel, ce n’est pas le peuple qui l’intéresse, mais c’est qu’il veut préparer les élections de 2018. Je suis d’accord avec lui sur ce plan. C’est de bonne guerre. Pour aller à des élections présidentielles, s’il veut se présenter, il doit mettre des gens qui ne peuvent pas lui dire non. C’est vrai que tout ce que nous constatons c’est malheureux pour lui. Il n’y a pas quelqu’un dans ce gouvernement à part peut-être le ministre de la Défense et des Anciens Combattants, Tiéna Coulibaly, qui puisse le dire certaines vérités. En tout cas, c’est l’observateur lointain. Il doit être le Chef d’Etat le plus malheureux de la planète. Même quand on est dans sa propre maison, un chef de famille doit avoir des enfants qui puissent lui dire souvent que tout ce qu’il pose comme acte n’est pas bon. S’il tel était le cas, les erreurs commises, les improvisations, les ratés du gouvernement depuis 2013 jusqu’à ce jour, le président de la république allait corriger. Mais on va de mal en pis. Peut-être que quand il sera élu en 2018, il sera un chef d’Etat qui va penser à son pays et à son peuple. Mais pour le moment, je ne vois pas ce régime faire sortir le Mali du gouffre ».
Entretien réalisé par Jean Goïta