Non au projet de réforme constitutionnelle ! Antè, a bana, Touche pas à ma constitution ! Tels sont les mots d’ordre lancés le samedi 17 juin 2017 par l’opposition, la société civile et certains syndicats dans une marche gigantesque. Partis politiques de l’opposition, société civile, syndicats, tous fédérés autour d’un mot d’ordre au-delà de leurs divergences ! Ce n’est pas peu. C’est probablement, vous le savez sans doute, Monsieur le Président, l’une des marches les plus imposantes organisées depuis la chute, il y a déjà 26 ans, du régime de Moussa Traoré.
Ce n’est pas tout. La contestation prend de l’ampleur à l’intérieur du pays, Monsieur le Président, et elle s’étend à l’extérieur : en Europe, en Amérique, un peu partout où se trouvent des communautés et des représentations diplomatiques maliennes.
Je vois là, Monsieur le Président, un moment crucial de votre mandat, et peut-être de l’histoire du Mali, et c’est parce que j’y vois un moment crucial que je me résous à prendre ma plume. Une entorse à ma ligne de conduite, qui était toute de retenue par rapport à votre exercice du pouvoir. Oui, je dégaine facilement le verbe, mais malgré les interpellations et les appels insistants de certains militants du mouvement démocratique ou d’intellectuels plutôt bien intentionnés, je me suis gardée jusqu’à présent d’intervenir dans le débat public, du fait de ma position d’ancienne Première Dame.
En effet, vous ayant côtoyé durant ces longues années où vous avez été l’un des plus proches collaborateurs du président Konaré – d’abord directeur adjoint de sa campagne et, aussitôt après son élection, conseiller diplomatique à la Présidence, ambassadeur, avant d’être promu ministre des Affaires étrangères et enfin Premier Ministre –, sans compter que vous avez été aussi président de l’Alliance pour la Démocratie au Mali, Parti Africain pour la Solidarité et la Justice (ADEMA-PASJ), je fais aujourd’hui violence à la réserve que je me suis imposée durant tant d’années.
Je ne suis pas une donneuse de leçons, Monsieur le Président, mais considérez votre projet référendaire sur la réforme constitutionnelle sous l’angle de son effet sur le lien social, ce déterminant essentiel de notre « vivreensemble », ce « principe de cohésion sociale et de civilité », pierre de touche de la culture malienne. C’est ce principe et lui seul qu’il importe de mobiliser en ces temps où le Mali est en danger.
Le grand péril qui se profile à l’horizon proche avec la création d’un front anticontestataire composé de partisans du Oui à la constitution, vos partisans, c’est le risque de fracture entre deux groupes de citoyens.
N’admettez pas, Monsieur le Président, que se produise une situation propice à toute forme de radicalisation d’un côté comme de l’autre qui serait susceptible de compromettre la paix sociale. Vos fonctions vous font obligation de rasséréner avec le même degré de traitement les deux camps.
Assurément, toute constitution est susceptible de modulations face à la diversité des défis que subissent les générations. Si sacrée soit-elle, elle n’est pas une momie figée ni un fétiche abominable capable d’exterminer tous ceux qui le manipulent. Pour autant, l’on ne saurait la changer sans précautions majeures.
Ne voyez pas sujet de fâcherie ou d’offense à votre magistère, Monsieur le Président, lorsque l’on vous rappelle des faits : la constitution de 1992 est directement sortie des entrailles ensanglantées de la révolution de 1991 ; elle a été rédigée en lettres de sang. Y toucher demande un large consensus, le plus large possible, ce consensus même qui a prévalu à sa rédaction.
Ne voyez pas sujet de fâcherie, Monsieur le Président, lorsque l’on argumente que le projet de réforme constitutionnelle en ces temps-ci est anticonstitutionnel. L’article 118 de la constitution du 25 février 1992 est sans équivoque : « Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire. »
Aucune querelle de chapelle, ni d’interprétation des textes n’est à faire valoir. Jamais, depuis l’indépendance, atteinte plus grave n’a été portée à l’intégrité du territoire du Mali, Monsieur le Président. Kidal est pratiquement en sécession depuis quatre ans. Circuler dans le Nord et le Centre du Mali devient périlleux. Ce Centre croule sous les coups de boutoir de divers groupes armés. L’intégrité territoriale du pays est tellement rognée que le Mali ne doit sa survie, en dépit du courage de nos forces armées, qu’aux forces étrangères.
Ne nous voilons pas la face : notre pays est désormais, plus que jamais, sous « protection vigilante ».
Ne voyez pas sujet de fâcherie, Monsieur le Président, lorsque l’on argue que le nouveau projet renforce les pouvoirs du président. Un de vos soutiens disait même qu’il ne faisait que formaliser un état de fait.
Sachez, Monsieur le Président, que plus l’exécutif centralise, plus il rend les citoyens dépendants de lui. Plus il les rend cupides, plus il anéantit leur esprit d’initiative. Cette dépendance collective est une sorte de dictature, insidieuse ; de plus, elle freine considérablement la démocratie de progrès, au sens de la responsabilité et de l’épanouissement individuel.
Renoncez, Monsieur le Président à toutes ces incantations triomphalistes, qui ne débouchent que sur l’apologie du « moi », et par là sur l’incivilité, pour opposer le régime de clientèle obséquieuse au régime démocratique mené d’une main ferme par un chef déterminé mais humble.
En effet, la démocratie, qui est le maître mot de toute cette affaire, est une dynamique de partage, un art de gouverner ensemble dans le respect des uns et des autres, Monsieur le Président. Et c’est à leur degré d’humilité que se reconnaissent les grands chefs.
De l’humilité, encore de l’humilité et toujours de l’humilité ! Céder alors qu’on a les moyens de sévir honore et grandit un chef.
Dédaignez, Monsieur le Président, les objurgations et l’écholalie contreproductive des flagorneurs, opportunistes, complaisants, matamores et vat-en-guerre de tout acabit qui vous orientent vers la faute, qui vous poussent à vous accrocher à ce projet de révision constitutionnelle.
Monsieur le Président, je ne suis sur aucun registre : ni le registre du Oui ni celui du Non. J’en appelle simplement à votre sagesse. Il y a suffisamment de feux en la demeure pour ne pas encore y allumer un nouvel incendie. Il y a suffisamment de fronts de guerre dans le pays pour ne pas en ouvrir un autre.
L’histoire n’aime pas la mise en scène du duo antagoniste marcheurs/contre-marcheurs, manifestants/contre-manifestants. Sans barguigner, optez donc, Monsieur le Président, pour l’apaisement.
Dégonflez tous les biceps, qu’ils soient discursifs ou bellicistes. Oui, faites l’économie d’une menace dans ce pays déjà miné par tant de fléaux.
Vous savez bien, Monsieur le Président, qu’en plus de votre titre de président de la République, les Maliens vous affublent allègrement de celui de Mandé mansa, le mansa du Mandé ou tout simplement mansakè.
Mansa, Monsieur le Président, dois-je le rappeler, est le titre dynastique des empereurs du Mali médiéval. Après le règne de roitelets locaux portant déjà ce titre, le premier mansa empereur fut Sunjata Kéita, arrivé au pouvoir au milieu du XIIIe siècle. En flattant son ego outre-tombe, les griots panégyristes évoquent ses hauts faits glorieux consacrés par la force de l’arc.
Certes, à travers Sunjata, c’est vous qu’on entend glorifier et magnifier, vous le héros du jour. Par ses détours langagiers, la tradition des griots procède à des télescopages temporels faisant de l’ancêtre et de son supposé descendant un seul et même personnage.
Mais sortez de ce prisme guerrier, Monsieur le Président. Ne vous laissez pas étourdir par les effluves de l’encensoir des illusions, fiez-vous à la sagesse et non à tout ce charivari assourdissant que vous entendez autour de vous. Il peut vous entraîner sur le chemin de l’orgueil insensé.
Gouverner est un art, mansaya, un comportement, Monsieur le Président.
Mais essoufflée dans l’absolutisme, la mansaya s’est érigée au fil du temps en sagesse : le voyageur marocain Ibn Battouta, qui a visité la capitale du Mali sous le règne de mansa Souleymane en 1352, nous laisse un témoignage édifiant sur le sens de la justice, la capacité d’écoute de ce souverain au nom duquel le peuple jurait pourtant : mansa Souleymane ki ! Vous aimez faire référence au passé glorieux de notre pays, à ses valeurs, je vous prends donc au mot…
Sortez de la logique de procrastination, Monsieur le Président. Montez au cran supérieur en annulant tout simplement votre projet. Le peuple du Mali saluera votre sagacité. Faites preuve de bonne foi : dans un grand discours au ton renouvelé, du haut de vos fonctions régaliennes, adressez-vous à la Nation entière, et mettez tout de suite en place une structure de gestion du dossier, qui solliciterait et mobiliserait l’ensemble des acteurs de la société civile et des partis politiques, les experts, les syndicats et les associations, les religieux, et tout autre groupement ou individualité capable d’apporter son écot aux débats.
Donnez-vous le temps de ratisser large à travers de vraies concertations,
de grandes assises nationales. Travaillez à leur organisation. Calmez le jeu.
Avec ma très haute considération, Monsieur le Président.
Ce jour 02 Juillet 2017.
Prof. Adame BA KONARÉ,
Historienne, ancienne Première Dame du Mali.