Ras Bath, Madou ka journal, Master Soumi sont, entre autres, les figures d’une société civile malienne qui aura marqué son empreinte sur les dernières actualités politiques maliennes. Avec plusieurs associations et groupements de la société civile, ils ont mis en place la « Plateforme Anté a Bana, Touche pas à ma Constitution ». Il s’agit de cette société civile qui semble plus disposée de plus de moyens intellectuels que les premières connues dans le Mali démocratique. Si certaines figures, comme Ras Bath, Madou ka journal, sont nouveaux sur la scène, d’autre comme Master Soumi, Ramsès da Maarfa appartiennent à la vieille école. Ces rappeurs activistes de l’ancienne génération nous rappellent Tata Pound, Fanga Fing et autres figures des premières années du Mali démocratique. Menacés, censurés et souvent emprisonnés, ils n’ont cessé d’assurer la vielle démocratique par le bas durant les régimes Konaré et ATT. Puis, avec cette question de révision de la Constitution malienne de 1992, les armes semblent plus que jamais affutées. Soutenus par diverses organisations de la société civile, les cadets durcissent le ton.
Les espoirs suscités par l’arrivée d’IBK au pouvoir n’ont pas détourné ces gardiens de leur mission. Des élections de 2013 à nos jours, les Maliens ont assisté à une inflation des scandales : pour justifier l’achat du nouvel avion présidentiel, l’affaire de l’équipement militaire, l’abandon de Kidal aux mains du CMA, le non-paiement de la cotisation du Mali à l’Onu, etc. Les négociations d’Alger ont, ensuite, mobilisé une société civile presque fantomatique, acquise à la cause d’un IBK devenu résiduel.
Les engrais frelatés ont contribué à faire germer dans les régions du Centre du pays, ce que Jean-Hervé Jezequel a appelé dans un rapport récent de l’International Crisis Group, « la fabrique de l’insurrection ». Le centre est déchiré entre violences intercommunautaires et djihadisme, conséquence de l’incapacité du régime d’IBK de s’affirmer et de mailler son territoire. Amadou Kouffa renforce chaque jour son emprise sur les rives du Bani dans le delta intérieur du Niger, espace de l’ancien empire peul du Macina qui fait objet de tous les fantasmes de Kouffa, mais aussi de tant d’autres. Perpétuant ainsi la nostalgie d’un passé où les règles de conduite et de gestion des affaires publiques étaient dictées par le Cheick, grand connaisseur de la loi divine mais aussi très imprégné des valeurs de la coutume locale. C’est ainsi que Cheickou Amadou, fondateur de cet empire théocratique continue encore à faire planer sur les habitants du delta intérieur du Niger le spectre d’une domination par l’épée.
Le même vent d’insurrection au nom de l’islam avait aussi caressé certaines parties des régions du sud et de l’ouest malien (Sikasso et Kayes). Les échecs successifs des gouvernements, les attitudes princières d’un Karim Keita, les réaménagements continus de l’appareil étatique par des hommes qui servent le président en devenant les nouveaux griots à l’image d’un Kassoum Tapo, un Amadou Goita ou encore la très honorable présidente de la Cour constitutionnelle du Mali. Enfin, le recours systématique aux autorités traditionnelles et religieuses, érigées en une véritable institution de la République (chefs religieux, famille fondatrice de Bamako, vieux griots) ont favorisé la réticence des jeunes et leur entrée en contestation contre les ainés. Ces derniers ayant désormais comme seul argument l’âge. Au nom de l’âge, à l’âge seul, ils récusent toute forme de remise en cause.
Le Senat ou la politisation des leaders religieux et des chefs coutumiers
Une des mesures phares du nouveau projet de réforme consiste dans l’attribution d’un statut officiel, constitutionnel aux leaders religieux et aux chefs coutumiers. En tout cas, c’est ce que disent certains défenseurs du projet de réforme et du maintien de la nomination du un tiers du Sénat par le président de la république. Une anatomie des mécanismes de pouvoir et des logiques de domination au Mali montre bien que ces catégories jouissent d’une autorité inconditionnelle auprès des couches populaires du Mali. Ils sont parfois plus importants que les hommes politiques. Certains, comme Haïdara, ont un auditoire plus large que n’importe quel homme politique malien. Tout comme le Chérif de Nioro ou encore Mahmoud Dicko, le cardinal Zerbo, entre autres.
Ces personnalités à travers leur popularité peuvent influencer de manière forte les décisions politiques voire même les votes. Ainsi les mobilisations portées par Mahmoud Dicko en Aout 2009 contre le code de la famille[1], les rassemblements du Maouloud initié par Haïdara ont montré la capacité de mobilisation de ces personnalités qui sont peu à peu devenus indispensables à la vie publique du Mali. Leur rôle comme acteurs essentiels de la vie politique de la Nation s’est affirmé dans le temps et les élections de 2013 ont donné lieu à une transformation de ces figures en de « grands électeurs maliens ». Sabati 2012 étant le meilleur exemple d’une mobilisation électorale parrainée par les religieux.
Cette multipolarité du pouvoir et du gouvernement de la vie publique ne peut convenir à des régimes de types totalisant comme le régime très présidentiel malien. Le politiste peut alors penser que réserver les un tiers du Sénat à ces figures est une politisation de ces leaders religieux et chefs traditionnels. Une politisation qui leur retire avec souplesse leur pouvoir d’arbitre dans la sphère de la vie publique. Une fois mis en dehors de ce cadre et entrés dans une institution politique comme le Sénat, les politiques auront les mains libres. Ils n’auront plus à faire face à une opposition populaire ou à des personnalités influentes de la société qui pèsent auprès des populations. Puisque faire partie du Sénat signifie aussi prendre parti à l’exercice du pouvoir. Tout le déshonneur dont jouissent les honorables députés maliens ne tire sa légitimité que dans leur statut de député. Encore faut-il répondre à la question de savoir si l’entrée dans le Sénat suspend le statut de leader religieux ou coutumier puisque les deux risquent d’entrer en conflit.
Subtilement, les politiques mettent en place la destitution des autres formes de légitimités et pôles politiques afin de pouvoir s’octroyer la domination, toute la domination. Celle-ci engendrant à son tour des logiques de dépendance de type partisane. Donc derrière une noble intention de donner aux leaders religieux et aux chefs coutumiers un rôle de représentation officielle dans une instance constitutionnelle, il peut se cacher un plan qui les affaiblis d’abord, ensuite les détruits pour toujours. Aujourd’hui encore, bien que quelque fois contestées, ces personnalités jouissent de toute leur légitimité et par cela jouent un rôle de modérateur et de médiateurs entre les populations et les politiques. Cela pourrait-il continuer une fois qu’ils entrent dans le Sénat ?
Cette politisation par l’intégration dans le Sénat peut être analysée comme une manière de discréditer ces personnalités en les rendant dépendant du système politique qu’ils devront désormais servir. Peut-on être partie et juge ? Qui jouera le rôle de modérateur ? Qui fera la médiation entre la population et les hommes politiques au Mali ? Le cas du Médiateur de la République est un exemple éloquent. Figure institutionnelle certes, mais quelle médiation arrive-t-il à faire ?
Contester la tradition : « oui, tu es vieux mais pas plus que le Mali »
Pour rappel, une des formes de domination les plus connues en Afrique est celle des ainés sociaux sur les cadets sociaux [2]. Dans le cas de notre pays, les ainés sont la masse des entrepreneurs politiques, les PDG des partis. Puis il y a les religieux, en général écartés des affaires officielles par ceux qui ont hérité de l’autorité coloniale. Ces élites, qui sont allées à l’école française, se sont dès le départ accaparé les hautes responsabilités politiques, la langue officielle étant le français, la justification était la plus facile. Cette domination des « francisants » peut aussi être vue comme une forme de revanche des cadets puisqu’il a fallu qu’advienne le colonialisme français pour qu’ils prennent ensuite le relais de la domination.
En effet, le régime colonial avait trouvé sur place, dans la boucle du Niger, des aristocraties musulmanes remontant parfois à l’époque des derniers empires ouest-africains. La maitrise du texte coranique et parfois de la langue arabe constituait un des moyens d’exercice par excellence de la domination des masses populaires, illettrées dans leur majorité. Ainsi, ne pouvant plus bénéficier du statut de Cadi, de « vizirs », comme au bon vieux temps, les arabophones sont devenus obsolètes dans le Mali indépendant. Ils basculaient par la même occasion dans la catégorie des cadets sociaux. S’ils ne sont pas toujours considérés comme des illettrés, ils n’ont compté comme alphabétisés qu’au début des années 2000. L’équivalence des diplômes des madersas à ceux des écoles étatiques arrivant un peu plus tard vers les années 2010.
Cette autre catégorie de lettrés évincés par les héritiers des colonisateurs sont alors devenus des marabouts. Cette figure jouissant d’une certaine notoriété auprès des masses populaires, musulmanes dans leur majorité et qui voient dans les responsables politiques et administratifs les remplaçants des « blancs », des « mécréants ». Dans une société où l’ordre social et l’ordre politique s’imbriquent, devenir marabout, un prêcheur est aussi devenir un tenant de l’ordre dominant. Certains se sont taillé le statut de « guide spirituel » pour se faire modernes et s’énoncer en français, langue de la modernité.
Ces profils ainsi dressés rapidement appartiennent au monde de la tradition[3]. L’observation de la situation actuelle du rapport entre les politiques et la population impose de nouvelles lectures. Beaucoup de Maliens s’accommodent des critiques directes et parfois sévères à l’endroit des autorités politiques. Cela a une longue histoire et ces héros aussi. Mais élaborer des critiques de ces autorités politiques en les nommant et en faisant recours à des vocables et qualificatifs comme « impoli, indigne, irresponsable » annonce un changement de cap dans la critique. C’est pourtant cette habitude qui est mise en avant par Ras Bath et tous les autres acteurs et utilisateurs des réseaux sociaux.
Ces formes d’interpellation des autorités choquent dans une société qui se pense « respectueuse des ainés et des autorités, les faw et les famaw ». Choquer, c’est aussi la vocation du Rasta et de sa « génération », comme il aime désigner ses partisans. Sa devise « choquer pour éduquer » peint son attitude dans ses chroniques vidéo, postées régulièrement sur Youtube et sur Facebook. L’autre nouveauté dans les invectives de Ras Bath est l’interpellation directe desdits chef religieux. Au début lorsque le député Timbiné les qualifiait de drogués, les choses se comprenaient encore. Mais dans une déclaration rendue publique dans différents journaux, un de ces leaders, Haïdara, reconduit les mêmes qualifications de « drogués, de fumeur de cannabis » pour qualifier ceux qui mettent en cause leur position sur telle ou telle question sociale.
Interpeller directement le guide spirituel Ousmane Madani Haïdara, le président du Haut Conseil islamique Mahmoud Dicko ou encore le « puissant » chérif de Nioro n’est pas un acte familier au Mali. Ces derniers jouissent d’une autorité sociale et religieuse et d’un respect qui leur assurent une certaine popularité auprès du plus grand nombre de Maliens, et s’adresser à eux sur certains tons choquent. Le ton a fini par choquer d’ailleurs. C’est ce qui explique la « déclaration de la communauté musulmane du Mali ». Les chefs religieux s’adressent ouvertement aux usagers des réseaux sociaux. Aucune référence n’est faite à un utilisateur précis, mais nous pensons qu’il s’agit des activistes que nous avons cités plus haut à savoir Ras Bath, Madou ka Journal en tête et d’autres encore. Cette déclaration « exhorte les utilisateurs des réseaux sociaux au strict respect de nos us, coutumes, mœurs et autres valeurs sociétales »[4] . Mais faut-il encore convenir sur ce que sont ces us, coutumes, mœurs et autres valeurs sociétales des Maliens. Qui les déterminent et au nom que quelle légitimité ? Ce qui est sûr, ces éléments risquent de ne pas avoir d’écho auprès des jeunes qui ont décidé d’en finir avec le culte de la personnalité dont certains de ces leaders sont les maitres incontestés.
Cependant depuis quelques temps, une ligne semble se dessiner : ces entrepreneurs dont le cœur du métier est le maniement du verbe au nom de la religion ont choisi un camp. Au rôle de médiateurs, s’est substitué celui de soutien du régime d’IBK et la quête du maintien de leur hégémonie sur les masses populaires en profitant de l’ignorance de celles-ci. C’est ce qui explique les critiques du président du Haut Conseil islamique du Mali lorsqu’il affirme que le Mali ne dispose pas de personnes respectables. Que certains se donnent la liberté de s’attaquer à tout le monde sans considération de leur âge et de leur personnalité. Ainsi une période où le respect était lié au fait d’avoir un âge avancé et d’être entouré par des milliers de personnes semble bien révolue. La jeunesse malienne est connectée au monde. Les réseaux sociaux Facebook et Youtube leur donnent un droit à la parole dans un pays où les canaux de communication sont détenus par ceux qui ont le pouvoir. Ainsi la plongée dans ces technologies est une donnée essentielle à prendre en considération si l’on veut comprendre les mouvements en cours actuellement au Mali.
Cependant, l’une des caractéristiques de la contestation actuelle, notamment du côté de la jeunesse, c’est de dénoncer tout manquement aux codes éthiques et moraux. Cela donne l’impression d’une volonté de rééducation des ainés par les cadets. Parce que ces derniers considèrent que les ainés ne visent que leurs propres intérêts. Certains comme Madou ka Journal va plus loin en affirmant que pour ce qui concerne le pays, il ne devrait y avoir aucune considération autre que celle du respect des intérêts du peuple.
Ainsi, la fissure est presque consommée entre les sages et les jeunes. Si le respect demeure, l’interpellation aussi s’est installée. Pour le Mali, tout le monde peut être interrogé désormais. Des chefs religieux comme Ousmane Madani Haïdara, Mahmoud Dicko aux familles fondatrices de Bamako, les Niaré, les Touré, la critique n’hésite plus à interroger et à interpeller. Les jeunes activistes qui pilotent les mouvements de contestation en cours au Mali ouvrent ainsi une nouvelle ère : celle qui exige de la rigueur dans les affaires publiques et de l’éthique dans la vie politique et sociale des responsables. Une rigueur et une éthique valables aussi bien pour les ainés que pour les cadets.
POUDIOUGOU Ibrahima
Master en sciences sociales du politique (COSM, Analyse Comparée des Sociétés Méditerranéennes),
Faculty of Governance, Economics and Social Sciences