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Rokia Traoré : "Ouvrir l’histoire de l’Afrique au reste du monde"
Publié le vendredi 21 juillet 2017  |  Le Point
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De Bamako au Festival d'Avignon, du Mali vers l'Europe et au-delà, Rokia Traoré a lancé une Passerelle. C'est le nom de sa fondation, lieu de formation et de spectacle créé en 2009 aux abords de la capitale de son pays natal où la chanteuse est revenue vivre. Nous avons été à sa rencontre dans ce grand espace de la banlieue bamakoise, voué à la culture, une salle de 1 300 places en plein air inaugurée en avril 2016, et une salle fermée de 250 places, quasi achevée au début de cet été 2017. Là se sont tenues les dernières répétitions maliennes de Dream Mandé. Avec ce monologue musical, les festivaliers d'Avignon vont découvrir (du 21 au 24 juillet) l'épopée de Soundiata Keita, fondateur de l'empire mandingue au XIIIe siècle. Les chants traditionnels (en bambara), accompagnés à la kora (Mamadyba Camara) et au ngoni (Mamah Diabaté), alternent avec une narration en français, texte écrit par Rokia Traoré qui raconte l'histoire d'une partie de l'Afrique de l'Ouest, comme elle l'a entendu raconter par les siens : « Je m'interrogeais sur le fait que le reste du monde n'était pas au courant de l'histoire africaine. » À l'heure où le Festival d'Avignon propose un focus africain et où les créations contemporaines puisent dans les figures légendaires du passé plus ou moins récent, Fela Kuti dans Kalakuta Republik de Serge-Aimé Coulibaly ou encore de Senghor avec Femme noire, interprété par Angélique Kidjo, Isaach de Bankolé et leurs invités, nous sommes allés à la rencontre de Rokia Traoré, artiste-passeuse et bâtisseuse.

Le Point Afrique : À quel moment de votre parcours s'est inscrit ce désir de travailler sur l'épopée mandingue ?

Rokia Traoré : Cela fait dix ans que ce projet m'accompagne. Il est lié au fait que je suis revenue vivre au Mali, ce que j'avais d'ailleurs toujours envisagé. Les épopées d'Afrique de l'Ouest m'intéressent beaucoup en général parce qu'elles permettent de comprendre à quel point tous ces pays étaient proches, Mali, Sénégal. La complexité du projet venait de toutes les différentes versions de l'épopée de Soundiata, il fallait récolter les informations auprès des griots, dépositaires de l'histoire, et arriver à faire une synthèse. Je voulais à la fois restituer l'histoire telle que nous l'avons reçue, mais plutôt que d'utiliser le mode du conte ou de la tradition, j'ai choisi une écriture contemporaine. En effet, je maîtrise à la fois une culture étrangère et la culture malienne, le français, l'anglais et le bambara, ce qui me permet de faire comprendre ailleurs quelque chose d'ici. Ma position d'hybride, j'en ai fait mon identité d'artiste.

Vous avez travaillé tout un temps avec Bako Dagnon, quel fut l'apport de cette grande femme griot ?

C'était une femme très originale, j'ai encore écouté les interviews que j'ai faites avec elle et j'en étais émue, car dès notre première rencontre je lui ai demandé si je pouvais l'enregistrer. Et elle a accepté en me disant que ma démarche était extraordinaire,elle regrettait, me confiait-elle, de ne jamais avoir ce type de demande de la part des générations plus jeunes (elle avait l'âge de ma mère), mais seulement de la part d'étrangers. Je ne suis pas griotte, elle non plus à la base, et elle considérait surtout que tout avait changé, qu'il ne fallait pas garder ces informations historiques dans le seul milieu des griots. « Je fais de toi mon élève », m'a-t-elle dit. Elle m'a donné différentes versions à elle seule, m'expliquant pourquoi elles variaient d'une famille à l'autre de griots, pour des questions d'entente, de rapports avec les rois, des changements de l'histoire officielle ont eu lieu pour ce genre de raisons. J'ai compris que toutes ces versions avaient chacune leur raison d'être. Bako Dagnon m'a aidé à trouver un équilibre pour raconter l'histoire à mon tour.

Quel a été le rôle de Peter Sellars dans cette création musicale ?

Peter est une personne exceptionnelle dont le talent s'impose quand il s'agit de savoir comment raconter une histoire, pour vous aider à la mettre en scène. C'est lui qui m'a approchée en 2005 pour la première fois en me faisant comprendre que j'avais la capacité d'unir musique et texte. Moi, je pensais faire de la musique, mais en même temps j'avais envie de reprendre l'écriture, qui a été mon premier moyen d'expression très tôt, dans mon enfance. Je n'avais pas pensé à cette possibilité en moi de créer au-delà de l'album, donc Peter a été un grand déclencheur et dans mon parcours a créé un grand tournant. Il m'a donné un an pour créer un projet. Ce fut Wati, et ensuite, il m'a proposé de mettre le livret de Toni Morrison Desdemone, d'après Shakespeare, en musique. Ce fut une expérience très importante. Alors quand j'ai commencé à écrire Dream Mandé, je lui ai demandé son regard, pour le passage de la narration à l'interprétation. Les chants traditionnels, eux, sont en bambara et Peter voulait que le texte le soit aussi. Mais là, j'avoue que je ne l'ai pas suivi, préférant le dire en français, pour garder cette transposition d'une culture à l'autre dont je parlais. C'est comme une restitution que de raconter en français une histoire mandingue. Après Avignon, le spectacle va se développer encore. Et je suis heureuse d'avoir travaillé avec des artistes qui sont proches de la Fondation Passerelle, pour les uns que j'ai formés notamment dans la chorale, pour d'autres que je retrouve régulièrement sur les projets extérieurs. Dream Mandé s'inscrit pleinement dans la vocation de sa Fondation, d'où j'aimerais à la fois créer mes projets et accueillir ceux d'autres artistes.

Que nous dit Soundiata qui pourrait servir le Mali actuel ?

L'histoire de ce bâtisseur d'empire repose beaucoup sur la diplomatie et la communication. Il est plus que jamais un exemple, et là, je m'adresse aux gouvernements maliens au pluriel, qui depuis 1991 et l'avènement de la démocratie, ont tous commis la même erreur : le manque de communication avec une population qui ne comprend pas toujours et se met à spéculer sur des informations, des chiffres,qui deviennent des rumeurs, car il n'y a jamais de démenti, et cela creuse un vrai fossé entre électeurs et hommes politiques. Or le talent de Soundiata à communiquer et à convaincre lui a permis de construire un royaume avec d'autres, sur la base de l'entente et du libre-échange.

Vous avez sorti votre 6e album Né so (Chez moi) en 2016. Quels sont vos projets dans ce domaine de la « world music » dont vous êtes un emblème ?

Ce n'est plus une musique sur laquelle on investit comme il y a quinze ans, on sent un désengagement, la perte des prises de risques, et la situation du disque n'arrange pas les choses. J'ai envie d'attendre, de ne pas faire d'album dans la foulée. Ce qui marche, c'est le rap, la grosse variété africaine, le jazz ne s'en sort pas mieux, mais il a son petit public qui a les moyens, comme celui de la musique classique. Mon analyse en tout cas est que la world est sans soutien, et la musique africaine au milieu de tout cela est moins bien lotie encore que le fado ou le tango, d'où un véritable souci économique.
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