Pour la première fois, un président français prétend être décidé à enrayer, à lui seul, en tout cas, à l’initiative de son seul pays, le mouvement migratoire.
Il allait s’agir d’un discours «fondateur», avait tenu à préciser l’Elysée. L’esprit-même du quinquennat sur l’immigration et le droit d’asile! Et c’était vrai, les communicants de la présidence n’avaient pas survendu l’événement, et il faut bien y revenir, à ce discours «fondateur», prononcé, le 27 juillet, dans les salons de la préfecture d’Orléans (Loiret) devant un groupe de Français tout frais qui venaient de recevoir leur décret de naturalisation, car il a injustement assez peu retenu l’attention. Or, Emmanuel Macron n’y fait pas moins que de clore un long cycle de notre histoire nationale en scellant les adieux de la France à l’immigration.
À l’immigration pauvre, s’entend. Aux «sans papiers», aux «clandestins». À ces «illégaux» qui se sont succédés de génération en génération, et ont réussi à s’y maintenir, ou en ont été souvent renvoyés ; à ceux qui pour gagner l’hexagone, désormais, affrontent, depuis 2016, le désert et la mer, depuis la Libye, les pratiques rançonneuses des mafias de passeurs, et souvent, en tout cas pour les femmes, les mauvais traitements physiques. Les autres, les riches, les diplômés, ceux qui ont le loisir de venir en avion, et celui, surtout, de s’offrir un visa, en attendant un titre de séjour, pourront continuer à circuler à peu près librement. Pour les autres, au compte des étrangers que la France accepte encore de recevoir sur son sol, Emmanuel Macron acte le remplacement des immigrés «économiques» par les réfugiés, et l’accueil migratoire par l’asile politique.
Etrange impression d’escamotage. Parmi les 37 récipiendaires de la nationalité française, ce 27 juillet, originaires de 21 pays, combien avaient réellement bénéficié de la protection accordée aux réfugiés, à leur arrivée? Le président de la République ne l’a pas précisé. Il était au contraire probable que certains d’entre eux soient restés longtemps des immigrés lambda, peut-être même des «sans papiers», qu’ils soient devenus Français, à l’usure, et pour quelques-uns, après avoir sans doute connu les centres de rétention administrative et les expulsions à répétition. L’auditoire du chef de l’État était-il le mieux choisi? En tout cas, ces Français brevetés d’Orléans devaient se dire qu’ils avaient eu chaud. Qu’après eux, la filière d’intégration, disons, de droit commun, ancienne manière, s’était beaucoup asséchée, et que, là, devant eux, presqu’en leur honneur, Emmanuel Macron en promettait la coupure définitive.
Enrayer le mouvement migratoire
L’Apocalypse leur était en effet décrit: «ce que nous avons à faire aujourd’hui, avertissait leur hôte, c’est à regarder le monde tel qu’il est, bouleversé par le terrorisme et la crise économique et environnementale, les grandes migrations, avec des migrations subies, ces routes de la nécessité qui traversent le Proche et Moyen-Orient, les Balkans naguère, l’Afrique toute entière et la Méditerranée».
Le chef de l’État se faisait plus précis encore:
«(…) l’ensemble de ce qu’on appelle affreusement les migrants aujourd’hui, ce ne sont pas tous des femmes et des hommes qui demandent l’asile, et qui viennent d’un pays où leur vie est menacée, il y en a beaucoup, et de plus en plus, qui viennent de pays sûrs et qui suivent les routes de migrations économiques, qui nourrissent les passeurs, le grand banditisme, parfois le terrorisme, et là, nous devons être rigoureux, et parfois intraitables, rigoureux avec celles et ceux qui viennent par ces voies, et qu’on ne peut pas tous et toutes accueillir, et intraitables avec les filières qui les font venir jusqu’à nous, parfois, la plupart du temps, au péril de leur vie».
Selon Emmanuel Macron, ils sont de 800.000 à 1 million, à attendre, en Libye, de pouvoir franchir la Méditerranée, avant de gagner l’Italie, puis un autre pays européen, dont la France.
«Pensez-vous que ce sont 800.000 et 1 million de réfugiés demandant l’asile politique? Non, beaucoup, beaucoup viennent de pays où les difficultés économiques, la manipulation, parfois, la crédulité les ont conduits à suivre des voies dangereuses. Mais ils viennent de pays qui ne risquent rien, ils traverseront la Méditerranée au péril de leur vie, une fois encore, et erreront de pays en pays en Europe pour se faire expliquer à chaque fois qu’ils n’ont pas le droit à l’asile, nous devons donc l’expliquer et prévenir cela.»
Pour la première fois, un président français prétend être décidé à enrayer, à lui seul, en tout cas, à l’initiative de son seul pays, le mouvement migratoire, réactivé en Méditerranée après la fermeture de la «route des Balkans», au plus fort de la «crise» de 2015. Emmanuel Macron ne désespère pas, expliquait-t-il, de parvenir à faire installer des «hotspots» directement en Libye –même si l’Elysée convenait, quelques heures après l’intervention du chef de l’Etat, qu’il faudrait attendre, pour cela, que le calme soit revenu dans ce pays, actuellement privé de tout gouvernement légal. De tels centres d’enregistrement, qui existent déjà, dans l’Europe du sud, en Grèce et en Italie, au plus près des zones de débarquement, sont en fait des centres de tri, où sont séparés ceux qui peuvent prétendre à l’asile, selon la Convention de Genève sur les réfugiés, et les autres, migrants déclarés –seulement–«économiques», que les administrations dédiées tentent de dissuader de poursuivre leur voyage, parfois en leur assurant une assistance au retour, parfois, comme en Turquie, en les retenant plus ou moins arbitrairement sur place.
Faute de pouvoir encore prendre pied en Libye, la France devrait placer, à écouter le président, d’autres centres plus en amont sur les routes ouvertes des convergences migratoires africaines, au nord du Tchad, dans les montagnes du Tibesti, et au nord du Niger. L’idée n’est pas nouvelle. Au printemps 2015, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, avait été mandaté par la Commission européenne pour étudier les conditions d’un tel «hotspot» à Agadez, à la porte du désert nigérien, principale étape sur le chemin de la Libye. Les Européens espéraient réussir à convaincre les candidats à la survie dans les camps libyens, puis à la traversée de la mer, de renoncer à leur voyage, en leur garantissant un soutien financier et pédagogique pour tout projet professionnel qui les maintiendrait en Afrique. Un tel centre existe bien, doublé d’écoles, mais il pêche encore par manque de conviction des Européens. Le président entend y inscrire sa détermination.
Se fier à des pays tiers
En fait, Emmanuel Macron ne fait que reprendre, plus à l’ouest, et à son compte, le rêve d’«externalisation» qui agite les Européens depuis deux ans, pour repousser, en tout cas, contenir au plus loin, tant que faire ce peut, la pression migratoire. Le rêve devenu réalité d’Angela Merkel et de la Commission européenne, en Turquie. Parvenir, contre finances, à confier à un pays tiers la charge du tri, de l’organisation des retours, s’il le faut, de la rétention, sous le contrôle des agences de Bruxelles et le parrainage –un peu forcé– du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU. Toutefois, les pays africains de la zone sahélienne n’ont pas la puissance d‘organisation et de maintien de l’ordre de la Turquie, qui a pratiquement coupé la «route des Balkans», depuis le début de 2016.
«Et pour ceux (…) qui ne remplissent pas les conditions pour obtenir l’asile, affirmait, le 27 juillet, le chef de l’Etat, nous appliquerons dans d’égales conditions de dignité et de respect de la personne humaine les procédures de retour dans le pays d’origine qui doivent, elles aussi, être rendues plus efficace par des politiques de coopération avec les Etats d’origine et certains Etats tiers.»
Évidemment plus difficile à faire qu’à dire. Les budgets de développement des pays riches en faveur de l’ex-tiers-monde sont partout à la baisse. Des pays comme l’Allemagne ou l’Italie, concernée au premier chef par le phénomène migratoire, tentent bien de signer des accords de coopération, pour faciliter les retours ou le non-départ des migrants, mais les résultats sont insatisfaisants, de leur point de vue, et, de son côté, l’Europe communautaire reste une puissance souvent virtuelle sur ce chapitre. Les pays africains ou moyen-orientaux refusent souvent de reconnaître leurs ressortissants, et renvoient leurs retours, ou en multiplient les obstacles juridiques.
Les migrants tendent à devenir une monnaie de chantage pour certains États comme le Nigéria ou l’Algérie. Ailleurs, préside la confusion, comme au Pakistan, en Irak ou en Afghanistan, les ressortissants de ces pays pouvant être considérés alternativement comme des réfugiés ou de simples immigrés, selon les situations, les appréciations judiciaires, sur le continent européen, et plus largement, les variations de la géopolitique internationale.
Des échos aux mandats de Sarkozy et Hollande
Faut-il alors considérer qu’Emmanuel Macron fanfaronne? Qu’il s’avance dangereusement, inconscient des difficultés qui attendraient une France devenue le gendarme de ces «routes de la nécessité»? Il n’est pas certain que ses prédécesseurs, Nicolas Sarkozy et François Hollande, aient écouté son discours, mais le cas échéant, ils y auraient retrouvé les échos aux préoccupations de leurs mandats respectifs. Une même division du monde entre droit d’asile et immigration, au bénéfice du premier. Mais plus affirmée encore. Et en tout début de mandat. Crânement. «Il n’existe pas le pays qui peut aujourd’hui accueillir l’ensemble des migrants économiques (…)», explique Emmanuel Macron. A peu près les mots de Michel Rocard, en décembre 1989: «nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile (…) mais pas plus».
Depuis, les chefs de l’Etat, les chefs du gouvernement, ont repris à leur compte la célèbre formule, et plus encore la sentence contenue. Depuis cela va moins bien pour les immigrés. Qui ne sont plus ces «affluents qui feront la France de demain», pour reprendre les termes du président. Même si, faute de méthode et de constance politique, la France de ces vingt dernières années temporise plus qu’elle ne reconduit vraiment aux frontières. Pendant la récente campagne présidentielle, la droite et l’extrème-droite accusaient encore le gouvernement de Bernard Cazeneuve de n’avoir vraiment expulsé que 3% des déboutés et immigrés, en 2017 – il est vrai, parrallèllement à des blocages aux frontières en très forte augmentation. Edouard Philippe s’est engagé, lui, à porter cet effort à 10%.
Sous le mandat de François Hollande, les gouvernements de Jean-Marc Ayrault et de Manuel Valls avaient déjà réussi à raccourcir les délais d’attente des procédures d’accès au statut de réfugié, ou au rejet de celui-ci. De 22 mois, en 2012, il a été ramené à 9 mois de moyenne. Emmanuel Macron a promis de faire mieux encore. Deux mois d’enquête, quatre mois de recours divers. Six mois, pas un de plus, assure-t-on à l’Elysée, pour séparer le bon grain de l’ivraie ; pour distinguer, honorer, se félicite le gouvernement, les bénéficiaires de la solidarité nationale ; en fait, diront les réalistes, pour faire apparaître plus rapidement les déboutés du droit d’asile dans la lumière des files d’attente, devant les préfectures.
«Intraitable», dit lui-même Emmanuel Macron de son comportement à venir, dans ce dossier. Avec les mots de l’humanisme, et des décisions pragmatiques, comme celle qui consiste à refuser que d’ici au 1er janvier 2018, des étrangers dorment encore «sur les trottoirs, dans les bois», celui-ci apparaît bien comme le président le plus déterminé à effacer du présent national la prégnance de l’immigration classique. Obsession déjà ancienne, chez les responsables politiques. Idée malsaine, qui encombre pourtant bien plus les esprits que les trottoirs.
En décembre 1989, déjà, comme pour justifier la rude sortie de son premier ministre, François Mitterrand avertissait que «le seuil de tolérance à l’égard des étrangers» avait été «atteint dans les années 70», et il demandait à Michel Rocard de ne pas accepter davantage d’immigrés classiques. En décembre 1989, Mitterrand et Rocard s’inclinaient, en fait, devant un autre danger: le Front National, qui venait d’écraser la législative de Dreux. Depuis, le ciel est encombré d’une réalité jamais vraiment vérifiée. Y a-t-il vraiment trop d’étrangers en France? Oui, pour 66% de nos compatriotes. Mais, les électeurs de la République en marche (REM), comme ceux du PS et de la France insoumise (LFI), sont moins de 50% à le penser. Pourquoi Emmanuel Macron ne s’appuie-t-il pas sur eux, et sur sa très large majorité parlementaire, pour tenter de varier, de compliquer un peu, le point de vue adopté à l’Elysée depuis vingt ans?
«Un problème à résoudre»
«L’extrême-droite a réussi à imposer un cadre de pensée négatif, expliquait, en 2015, le chercheur François Gemenne, l’idée d’une immigration invasive, extrêmement forte et prégnante. En France, on considère l’immigration comme un problème à résoudre.» Ce spécialiste poursuivait: «On propose à droite et à gauche des solutions différentes, mais le paradigme de l’immobilité n’est pas remis en cause, selon lequel, dans un mode idéal, chacun resterait chez soi». Justement, Emmanuel Macron le moderne trans-frontière a beaucoup rappelé qu’il n’était ni de droite ni de gauche. Lui-même vient après usure totale, éprouvante pour tout le pays, et sur plusieurs générations, maintenant, de cet entêtement maniaco-dépressif du trop-plein d’étrangers.
Or, l’idée de base était une idée fausse, sous Mitterrand et Rocard. Elle le demeure. Les immigrés «économiques» ne sont pas trop nombreux. Ils sont mal répartis. Trop visibles en certains endroits, comme à Paris et dans l’Ile de France. Une grande partie de nos concitoyens ne les ont toujours pas vus ailleurs qu’à la télé. Les chiffres n’ont pas varié depuis dix ans. Près de 200 000 étrangers seulement pénètrent sur le territoire national, chaque année. Dans le même temps, 100.000 en repartent. Parmi ceux qui arrivent, on compte 90 000 personnes à l’un des titres du regroupement familial, 60 000 sont des étudiants, 35 000 (en 2016), des réfugiés politiques. Gérard Collomb, le ministre de l’intérieur, désespère de vider les hôtels abritant des familles de demandeurs d’asile, depuis des mois, et au prix fort? Le pays manque toujours des places de centres de «mise à l’abri» provisoire que réclame Emmanuel Macron pour vider les rues, le soir, de leurs squatteurs? Pourquoi pas une régularisation collective, pour inaugurer un début de mandat qui se veut non conformiste, en tout cas non conforme à la tradition récente de la Ve République?
Pas de tous les étrangers, évidemment. Pas des plus récents, remontés d’Italie, et qui s’agglutinent au nord de Paris. Mais des plus anciens, des familles, de ces Africains francophones qui sont maintenant déboutés systématiquement du droit d’asile, Maliens, Nigériens, Sénégalais, Congolais. Vis à vis d’eux, la chronique nationale a été interrompue abruptement. On vante une France composite, pays d’immigration, Italiens, Portugais, Algériens, etc. Ensuite, juste avant les Chinois et les Indiens, venaient les Maliens. Ils n’ont jamais été inscrits au registre des apports historiques. Pas eu le temps. La peur du FN et la peur de l’autre additionnées ont eu raison de leur chapitre du livre. Certains de leurs parents avaient eu la chance d’être encore aspirés, en 1997, par la régularisation collective accordée par Lionel Jospin, à 80 000 personnes. Depuis, les régularisations, par la gauche et par la droite, qui existent encore, au coup par coup, trop discrètes, sont plus honteuses.
Une contradiction qui devrait déranger Macron
Pourquoi Emmanuel Macron ne rompt-il pas, symboliquement, avec cette malédiction? Raisonnablement, mais fermement, face à ce que François Hollande, dans son discours «contre la peur», consacré à l’immigration, en 2014, appelait «la zemmourisation des esprits»? Si l’on s’en tient à son discours d’Orléans, le 27 juillet, seuls des Erythréens, des Soudanais, des Ethiopiens, seront désormais en droit de postuler, un jour, à une naturalisation, pour avoir, des années plus tôt, en 2017, bénéficié d’un statut de réfugié. Mais composeront-ils une population désireuse de vivre définitivement en France? Ils sont anglophones, et, dans leur majorité, ne souhaitent que gagner la Grande-Bretagne, où résident leurs diasporas? Même chose pour les Irakiens, les Afghans, qui ont déjà moins de chance de bénéficier du droit d’asile. Quant aux Syriens, la guerre dont ils sont les victimes finira un jour. Resteront-ils?
«La crise migratoire» de 2015 a montré qu’une majorité des étrangers jetés sur la route des Balkans cherchaient à gagner l’Angleterre ou l’Allemagne. Non la France, qui a réussi le tour de force –peut-être peu enviable– d’être épargnée par la vague migratoire. Aujourd’hui encore, par l’autre route de la Méditerranée, les Africains anglophones attendent, entre Menton, Paris et Calais, de pouvoir franchir la Manche. Deviendront-ils Français de bon cœur?
Il y a là comme une contradiction qui devrait déranger un libéral-démocrate comme Emmanuel Macron. La mondialisation est activée à la fois par la nécessité et par le désir. La contrainte est peu propice à l’expatriation de plein choix. Les demandeurs d’asile fuient droit devant eux. Ils ne pensent pas à se poser, ou pas encore. Pendant ce temps, des milliers de cousins francophones, ayant leurs diasporas dans l’hexagone, possédant une solide expérience de l’administration tricolore, et souvent, de la police, assurent qu’ils se sentiraient chez eux, au-delà du périphérique. Beaucoup ont des projets personnels, nous concernant. Des ambitions qui pourraient compenser le déclinisme ambiant.
Bien des enquêtes ont démontré que l’immigration coûtait peu et rapportait assez gros, en transferts d’argent et en cosmopolitisme culturel. Même de la part des plus pauvres, de ceux qui marchent à pieds et traversent la mer au péril de leur vie. Il n’est pas trop tard pour qu’Emmanuel Macron demande à ce qu’on ressorte ces études.