L’économiste Gilles Olakounlé Yabi analyse et s’inquiète de l’ampleur de la présence militaire et sécuritaire franco-européenne dans l’espace sahélien. De nombreuses voix africaines ont réagi aux propos du président français Emmanuel Macron tenus au terme du sommet du G20 en Allemagne. Selon lui, l’Afrique fait face à «un défi civilisationnel» et ses femmes, qui font encore «sept à huit enfants», mettent en péril l’avenir du continent en annihilant tous les efforts de développement.
Les Africains qui ont écrit des tribunes pour manifester leur exaspération ont eu raison. Ce n’est pas parce que nous sommes pauvres et faibles, que nous devons accepter de nous faire sermonner, voire insulter, par chaque président français qui arrive au pouvoir. Mais, à force de se laisser distraire par une communication hasardeuse, on prend le risque de passer à côté de l’enjeu essentiel : l’abandon du champ des idées et de l’action dans les domaines clés pour l’avenir de l’Afrique francophone en particulier à la France et à ses partenaires de l’Union européenne.
Invité le 2 juillet à Bamako à l’occasion d’un sommet du G5 Sahel, nouvelle organisation réunissant le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie, le Niger et le Tchad, le président Macron avait annoncé non seulement le soutien financier et logistique de la France à la future force conjointe du G5 Sahel, mais aussi l’avènement d’une Alliance pour le Sahel. Cette initiative a été lancée lors du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet, signalant un partenariat de plus en plus fort entre Paris et Berlin sur les questions africaines. Les objectifs politiques des Européens sont assumés : contenir et prévenir une immigration africaine «massive» vers l’Europe et réduire la propagation du «terrorisme islamiste». Ces deux menaces vitales seraient alimentées par les dizaines de millions à venir de jeunes Africains sans emploi et sans perspectives dans leur pays d’origine. C’est parce qu’ils sont déjà nombreux et sont promis à une croissance exponentielle que la démographie africaine est devenue un sujet majeur de préoccupation pour l’Europe. Les objectifs économiques des Etats et des entreprises européennes sont, quant à eux, comme toujours, moins assumés. Il n’y a pourtant rien de mal à reconnaître ce que chacun sait : le «développement» des pays pauvres, ce sont aussi des marchés garantis pour les entreprises des pays riches et des marges de négociation très utiles pour assurer les approvisionnements en matières premières dans des conditions très avantageuses.
L’ampleur de la présence militaire et sécuritaire franco-européenne dans l’espace sahélien d’une part, la nouvelle Alliance pour le Sahel d’autre part, illustrent le désarroi profond dans lequel s’enfonce la vaste région ouest-africaine. La double dépendance du Sahel sur le plan de la sécurité et du financement du développement à l’égard de la France et de l’Europe reflète une tendance plus préoccupante : un affaiblissement sans précédent des organisations régionales africaines sur fond de crise profonde de leadership et de manque de vision politique au niveau des Etats de la région. Si le président français a osé parler avec assurance de la fécondité africaine, c’est parce que ses services diplomatiques, son état-major militaire, ses officines de renseignement, sa grande agence de développement, ses centres de recherche spécialisés sur les questions de «développement» et ses multinationales qui font leurs plus grosses marges en Afrique, connaissent plutôt finement les réalités et les dynamiques actuelles du continent. La France a toujours su maintenir son dispositif de recherche académique et d’anticipation stratégique sur l’Afrique. En ayant d’ailleurs l’intelligence de ne plus se limiter à ses anciennes colonies.
Diagnostic des problèmes africains
La «leçon sur les problèmes de l’Afrique» donnée par le président français à Hambourg manquait singulièrement de profondeur historique, de réserve diplomatique et de sens du respect, mais son diagnostic des problèmes africains n’était pas totalement erroné. Les défis posés par les trafics criminels, le terrorisme, le manque de perspectives des jeunes, «les transitions politiques complexes» et «les Etats faillis» sont bien réels. Que nombre d’Etats faillis aient été engendrés ou entretenus largement par la France ne change rien au fait qu’ils obèrent en premier lieu l’avenir des populations africaines. Les pays africains n’auraient jamais dû laisser ces fragilités atteindre le degré de gravité actuel. Ils n’auraient jamais dû créer par là même les conditions pour que se déploie à nouveau la logique de l’«aide extérieure», du paternalisme et d’une dépendance trop flagrante. Si l’Afrique de l’Ouest, et pas seulement les pays sahéliens, en est là, c’est essentiellement parce qu’elle se laisse fragmenter au lieu de consolider son intégration. Si l’Afrique de l’Ouest en est là, c’est parce que tous ses potentiels pays leaders se sont abîmés depuis vingt ans dans des crises graves. C’est parce que le Nigeria, géant démographique et économique, n’a plus joué son rôle moteur pour cet espace, occupé qu’il est par ses fissures multiples, et handicapé par une série d’erreurs de casting présidentiel aux conséquences tragiques. C’est aussi parce que l’Afrique de l’Ouest ne s’est pas dotée de centres de recherche stratégique destinés à informer les prises de décision par les hauts dirigeants des Etats et des organisations régionales. Au lieu d’avancer dans un processus de rationalisation des organisations régionales et de fusion politique et économique des espaces francophones, anglophones et lusophones, les chefs d’Etat ont au contraire multiplié des initiatives dans des cadres institutionnels concurrents.
La crise au Mali a ouvert depuis 2012 un boulevard pour la création d’une nouvelle entité géopolitique : le Sahel désormais doté de sa propre organisation, le G5 Sahel. Si personne ne remet en cause l’existence de défis spécifiques aux pays du Sahel, il est certain que ses problèmes auraient pu être rattachés à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et qu’on aurait pu créer un cadre de concertation entre la Cédéao et les pays non membres comme la Mauritanie, le Tchad et le Cameroun. Les difficultés du Nigeria, la timidité du Ghana, la fragilité politique et sécuritaire de la Côte d’Ivoire, la faible taille économique des autres pays ont offert la région sur un plateau d’argent à une influence française et européenne durable d’une ampleur problématique.
L’avenir du Sahel, c’est l’Afrique
Accepter le détachement géopolitique progressif du Sahel de l’Afrique de l’Ouest institutionnelle incarnée jusque-là par la Cédéao pourrait être une erreur stratégique majeure. Cela conduirait à casser la dynamique de solidarité entre pays côtiers et pays enclavés et à mettre en danger les principaux chantiers de l’intégration ouest-africaine. Les informations disponibles sur l’Alliance pour le Sahel ne mentionnent ni la Cédéao, ni l’Union africaine comme cadres politiques de référence du dialogue entre les pays du Sahel et leurs partenaires internationaux. Les engagements français et européens dans les pays du Sahel depuis 2012 sur le terrain sécuritaire ont sans doute fait plus de bien que de mal. Les nouvelles perspectives dessinées par l’Alliance pour le Sahel peuvent contribuer à des progrès dans ces pays. À condition de s’assurer qu’elles ne gèleront pas les transformations profondes qui doivent intervenir dans les pratiques politiques et le fonctionnement des Etats. Et à condition de ne pas détricoter l’intégration de l’espace ouest-africain. Si des millions de jeunes devaient dans quelques années émigrer des pays du Sahel à la recherche d’une vie meilleure, ils se dirigeront d’abord massivement vers d’autres pays africains, et non vers l’Europe. Les problèmes du Sahel sont ceux de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique. Les richesses et les potentialités du Sahel aussi. L’avenir du Sahel ne réside pas dans sa recolonisation.
Gilles Olakounlé Yabi, économiste et analyste politique, préside le comité directeur de WATHI (www.wathi.org), laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest.
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