"Quand ramasser devient trop aisé, se courber devient difficile", dit l’adage africain. Cette sentence dégage quelque chose de magique si bien qu’elle n’a jamais quitté ma sphère de réflexion. Sans verser dans quelque généralisation abusive, on note malheureusement aujourd’hui que, plus nous avons d’opportunités d’apprendre, de nous améliorer et donc de nous réaliser, plus nous sommes fainéants.
Certains de nos ainés, quand ils étaient des jeunes pousses, n’ont jamais vu et a fortiori manipulé un poste radio ; ne sont pas allés au cinéma ; n’ont jamais eu à eux tout seuls un livre ; n’ont pas possédé plus de deux culottes et autant de chemises… et ont dû acquérir le savoir sous une paillote, à l’ombre d’un gros arbre, et assis sur un caillou, si ce n’est à même le sol, en lieu et place d’une table-banc. Et pourtant, ils sont devenus des chefs d’Etat, des ministres, des députés, des grands commis de l’Etat, des instituteurs qui ont façonné plusieurs générations de cadres.
Je m’en arrête là dans l’évocation des souvenirs dont certains replacent encore dans des mémoires les dix, quinze voire vingt kilomètres quotidiens à avaler par des chemins broussailleux pour se rendre à l’école la plus proche. Je n’ai aucune intention de m’attirer l’ire des aînés dont certains renâclent d’avoir déboursé un vrai pactole pour acheter leur mouton commémorant le souvenir du sacrifice d’Abraham. Cette autre image ne me quitte presque jamais ; elle est devenue symptomatique d’une certaine forme d’individualisme qui façonne gravement notre société : avec l’éclosion des technologies, nous devrions mieux communiquer entre nous et redevenir cette humanité qui, sans cesse, avance et se renouvelle.
Au lieu de quoi, nous sommes devenus, chacun, des ilots sur des étendues océaniques. Le soir, quand la famille se réunit, chacun a les yeux rivés sur l’écran de son smartphone et les échanges se limitent à « Oui », « Non », « Si », « Je ne sais pas », etc. Nous perdons un temps fou mais combien précieux à nous barricader dans des univers juxtaposés qui laissent très peu de place aux passerelles inter-générationnelles. Plus de grand-père ou de grand-mère pour faire le lien ou pour jouer au coussin amortisseur des crispations, frustrations et insatisfactions des uns et des autres.
C’est cela notre monde qui s’individualise à outrance et qui, à moins d’être choqué, ne fait plus attention aux grandes causes. Ce désintérêt s’est si bien vérifié, ces dernières années, à l’occasion d’élections, ici et ailleurs, que certains en sont venus à dénoncer ce mode de consultation qui est pourtant le Graal de la démocratie. N’allons pas toujours chercher le mauvais exemple en Afrique et revisitons, de fraîche date, le second tour de l’élection présidentielle française ayant consacré le succès d’Emmanuel Macron. Plus de 25% de français n’ont pas volontairement voté, soit un électeur sur quatre. Et plus de 11% des français ont voté blanc ou nul.
Dans nos pays où le monitoring des statistiques laisse encore beaucoup de place au doute objectif, certains taux d’abstention ont allègrement franchi la côte fatidique de 30%. Les scores deviennent encore plus saisissants surtout lorsqu’une partie de la classe politique appelle ses sympathisants, pour des raisons qui lui sont propres, à un boycott actif du scrutin. Il y a manifestement du sable dans la farine qui peut s’appeler défiance vis-à-vis de la classe politique, « rupture de confiance entre les citoyens et leurs élus », etc.
C’est tout cela qui a motivé la française Julie de Pimodan, une ancienne de chez Google, à lancer la CivicTech Fluicity. Selon sa notice de présentation, Fluicity vise à «aider les décideurs publics à utiliser la technologie pour être plus en phase avec leurs citoyens». Le moins que l’on puisse dire, c’est que la plateforme Fluicity voudrait s’attaquer à un monstre en tentant de mettre en place un «cercle vertueux de l’engagement citoyen». Comment ? Simple comme bonjour : « redonner envie aux citoyens de participer à la vie de leur collectivité pour générer et restituer des données aux élus ». Tout un programme !
Jeune et intelligente, Julie de Pimodan ne se démonte pas et bien au contraire ! «Notre plateforme permet un accès plus direct à la citoyenneté, elle permet de devenir citoyen de manière beaucoup plus quotidienne». La fondatrice de Fluicity est encouragée par l’accueil réservé à sa trouvaille qui est, à ce jour, déployée dans une dizaine de collectivités territoriales françaises. Et les perspectives sont prometteuses : «Nous avons reçu 10 000 demandes de citoyens en France et en Belgique pour ouvrir Fluicity dans leur ville». Tout le mal qu’on puisse lui souhaiter, c’est d’avoir suffisamment d’énergie pour secouer le vieux chêne français.