Dans un précédent article, Kandioura décrit en détail les stratagèmes développés par les banques pour ne pas prêter la liquidité qu’elles génèrent chez nous à l’activité économique réelle dans notre pays. Dans cet entretien, il nous en donne les raisons profondes.
Pourquoi avez-vous décidé de mener une enquête aussi profonde sur le prêt bancaire dans notre pays?
Tout d’abord je ne suis pas le plus grand emprunteur d’argent auprès de nos banques. En treize ans de présence à ECOBANK, je me suis renseigné sur les possibilités de prêt que ma banque aurait pu m’accorder environ quatre ou cinq fois, pas plus. A chaque fois, ma requête a été rejetée à cette phase préliminaire d’investigation, sans même me laisser le temps de monter un dossier. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase en ce qui me concerne est le refus récent de ma banque de m’accorder un découvert. Imaginez-vous, client d’une banque pendant treize ans, et cette banque vous refuse un découvert de cent mille francs! Je me suis senti non seulement humilié, mais aussi privé de mon droit au prêt et au crédit en tant que citoyen d’abord, et ensuite en tant que client. Cela d’autant que ma banque aurait pu s’informer auprès de Nyèsigiso, où j’ai obtenu il y’a quelques années un prêt de cinq cent mille francs remboursable en douze mois, que j’ai remboursé en trois mois. Elle aurait pu aussi prendre pour référence un de ses propres produits, ECOTRESOR. Je me suis inscrit pour trente mille francs par mois (le taux le plus élevé), et j’étais parmi les rares clients qui payaient régulièrement. J’en ai conclu que la véritable raison du refus de ma banque de m’accorder un prêt aussi insignifiant était donc à chercher ailleurs. Le prêt d’argent étant l’activité principale des banques, j’ai décidé de mener une enquête en profondeur sur le paradoxe apparent qu’est le refus des banques d’accorder des prêts à leurs clients. Mon enquête m’a permis de découvrir rapidement qu’au-delà du refus d’accorder un prêt à un particulier comme moi, les banques refusaient obstinément de financer l’activité économique réelle dans notre pays. J’ai cherché à savoir pourquoi, et la réponse se trouve dans la série d’articles que vous publiez en ce moment.
Vous dites qu’à chaque fois, la banque ne vous a même pas donné la chance de monter un dossier.
C’est un mécanisme très bien rodé qui marche à tous les coups. Au cours de mon enquête, j’ai demandé à deux lauréats d’un concours de détection de jeunes talents organisé il y’a peu s’ils avaient approché les banques pour le financement de leurs projets très prometteurs (un projet de ‘carte à puce’ qui fonctionne comme un antivol très efficace sur les engins à deux roues -une fois le système installé, l’engin ne peut plus démarrer tant que vous n’insérez pas votre carte à l’endroit indiqué, et un projet de transformation des sachets plastiques qui jonchent nos rues en pavé). Le jeune promoteur du projet de carte à puce m’a répondu qu’il ne pouvait pas travailler avec les banques parce que les banques exigent une garantie pour financer ce genre de projet, garantie qu’il n’a pas. La jeune promotrice du projet de transformation des sachets plastiques en pavé pour nos rues m’a répondu que l’idée ne l’avait même pas effleurée que les banques pouvaient s’intéresser à un projet comme le sien. Voilà le premier obstacle au prêt et au crédit bancaires dans notre pays: toutes ces informations informelles, incomplètes et souvent fausses qui gravitent autour du prêt et du crédit bancaires, que personne, surtout les banques elles-mêmes, ne dément, et qui finissent par créer et entretenir en nous la fausse croyance que nos projets ne sont pas ‘bancables’. Le deuxième niveau est formel et se déroule à l’intérieur de la banque. Là, le chef d’agence prend le relai et déballe devant le client l’argumentaire très élaboré et sophistiqué développé par le système bancaire lui-même, qui dissuade immanquablement le client de poursuivre sa quête. Comme je l’ai dit plus tôt, à chaque fois que je me suis renseigné sur les possibilités de prêt que ma banque aurait pu m’accorder, ma quête s’est arrêtée entre le premier niveau informel et le deuxième niveau formel susmentionnés. Ces deux niveaux se rejoignent donc pour créer et entretenir chez les citoyens la fausse croyance que le prêt bancaire leur est inaccessible pour le financement de leurs projets. Une majorité écrasante des maliens actifs dans le secteur des affaires a cessé de croire depuis longtemps qu’elle pouvait obtenir un financement dans une banque, comme on a pu le constater au cours de notre enquête, et se tourne désormais vers les ONG, les ‘projets’, les organisations de coopération internationale, etc. pour le financement de ses activités. Lors de la cérémonie d’ouverture du sommet des femmes préparatoire du sommet Afrique-France tenu il y’a quelques mois dans notre pays, ‘l’ami des femmes’, le représentant résidant d’ONU-FEMME au Mali, a lancé un véritable cri du cœur au Premier Ministre d’alors, Monsieur Modibo KEITA, en substance: Monsieur le Premier Ministre, les femmes sont fatiguées des petits prêts de cent mille, deux cent mille francs qui n’apportent rien ou presque à leurs activités génératrices de revenu. Que compte faire votre gouvernement pour faciliter l’accès des femmes au prêt et au crédit dont elles ont réellement besoin pour développer leurs activités?
Quelle a été la réponse du PM?
Dans sa réponse, le Premier Ministre a simplement dit aux femmes de bien gérer les petits prêts qu’on daignait leur accorder. De cet échange j’ai retenu deux choses. D’abord, la question du Représentant d’ONU-FEMME aurait dû être adressée aux banques, et non au Premier Ministre: c’est aux banques, et non à des organisations comme ONUFEMME ou autres, de financer les projets des femmes, généralement dans la transformation de nos produits agricoles, pour leur permettre de passer de l’activité génératrice de revenu, autrement dit de la production artisanale, à la petite et moyenne entreprise agro-alimentaire indispensable au développement de notre pays. Ensuite, la réponse de l’ancien Premier Ministre participe de ce mécanisme sophistiqué que je viens d’évoquer, qui est en place pour dissuader les citoyens de faire ce premier pas vers le prêt bancaire. Pire, les propos de l’ancien Premier Ministre participent de cette campagne de dénigrement sophistiquée et systématique des femmes et des jeunes, qui justifie le détournement de l’argent à l’origine douteuse des ‘projets’ censés financer leurs activités de son objectif premier vers la formation. Une part disproportionnée de l’argent destiné aux femmes et aux jeunes désormais exclus du système bancaire est ainsi investie dans la formation au détriment de l’activité économique réelle. Au lieu de s’en prendre à la capacité de gestion des femmes, l’ancien Premier Ministre aurait été mieux inspiré de référer les femmes aux banques, et de demander à son Ministre de l’Economie et/ou des Finances de préparer un projet de loi contre les directives et les taux d’intérêt rédhibitoires de l’UEMOA-BCEAO et les pratiques de nos banques qui tuent le prêt et le crédit bancaires et donc, l’activité économique réelle dans notre pays. Le prêt bancaire abordable est un droit pour tous les citoyens, en particulier les citoyens détenteurs de compte(s) bancaire(s). Le refus d’accorder un prêt et/ou un crédit sur des arguments plus fallacieux les uns que les autres est une violation de ce droit.
Arguments fallacieux dites-vous, mais personne ne peut nier que les banques rencontrent d’énormes difficultés à recouvrer leurs créances auprès des opérateurs maliens.
Cet argument aussi est farfelu et ne tient pas la route. Toutes les banques de tous les pays du monde sont confrontées aux mêmes difficultés de recouvrement de leur argent. Cependant, nulle part ailleurs dans le monde a-t-on pris des mesures aussi anti-prêt et donc, anti-économie nationale. Encore une fois, c’est un argument fallacieux, mais que nos banques agitent sans cesse depuis la crise des mauvaises créances de la BDM des années 80 pour justifier leur refus d’investir dans l’économie nationale. Les brillants cerveaux derrière la grosse manip visant à détourner notre épargne nationale se sont servis de cette crise et de crises similaires dans certains pays de l’espace UEMOA-BCEAO pour convaincre les dirigeants de nos Etats et de nos plus grandes institutions de durcir à l’extrême les conditions du prêt, et de placer la surliquidité qui en résulterait sur leurs marchés boursiers. Pourtant, à chaque fois que leurs propres banques se retrouvent dans la même situation, leurs états interviennent pour leur injecter de la liquidité. Pendant qu’ils convainquent nos dirigeants de réguler à l’extrême notre système bancaire, eux-mêmes dérégulent à tour de bras. En effet, l’une des premières mesures prises par le Président Américain Donald TRUMP à son arrivée à la Maison Blanche a été de démanteler toutes les lois que Barak OBAMA avait réussi à faire adopter par le Congrès à la faveur de la crise financière et boursière globale de 2007-2008 pour mettre un peu d’ordre dans les secteurs bancaire et financier américains. Les généralisations du genre ‘les maliens ne remboursent pas leurs prêts’ sont dangereuses et discriminatoires. Toute demande de prêt doit être traitée sur son mérite propre, et non sur les actes posés par certains clients, quel que soit leur nombre. Pensez-vous que c’est en durcissant à l’extrême les conditions du prêt et en élevant de manière prohibitive les taux d’intérêt que les banques vont recouvrir leurs créances? Cela n’a aucun sens.
Pourquoi donc toutes ces restrictions autour du prêt?
En réalité, nos banques ont mis toutes ces restrictions autour du prêt parce qu’elles ont découvert un moyen moins risqué et donc facile de faire de l’argent: la spéculation boursière. C’est pour bénéficier à fond de cette véritable manne céleste que la BICIM (BNP Paribas) a décidé récemment de renoncer aux comptes particuliers pour se consacrer aux entreprises, entendez par là les multinationales comme Orange, Malitel, le PMU Mali, CFAO Motors, Canal+, les compagnies d’assurance et toutes ces entreprises généralement commerciales ou de service opérant au Mali, qui génèrent beaucoup de liquidité qu’elles ne veulent pas réinvestir dans notre pays. Quant à ECOBANK et au reste de nos banques, elles ont commencé à ériger des obstacles subtiles à l’ouverture de comptes particuliers chez elles. Les banques ont d’énormes difficultés à gérer ces comptes, qui sont pour elles plus des dépôts à vue que de l’épargne, et ne donnent donc pas assez de garantie quant au respect des délais de maturation des placements boursiers. Encore une fois cette culture du gain facile qui a pollué tous les secteurs d’activité et toute la vie dans notre pays. Mais ce choix des banques n’est pas durable: leur activité principale étant le prêt d’argent, nos banques ont intérêt à travailler avec leurs clients locaux pour créer en eux la culture et même le reflexe du remboursement du prêt, comme ont su le faire les banques ailleurs dans le monde.
Vous dites que nos banques font de la spéculation boursière avec la liquidité générée dans notre pays. Comment expliquez-vous alors qu’elles aient été totalement épargnées par la crise boursière de 2007 et la crise financière globale subséquente de 2008 que vous venez de mentionner?
Ce que vous dites est la version officielle, et elle est totalement invraisemblable. L’empressement des auteurs de cette version à nous la livrer la rend même plus suspecte et plus incroyable. Quelques jours pour ne pas dire quelques heures seulement après l’éclatement de la crise, nos grands manitous de la finance se sont empressés de nous rassurer que tout se passait très bien dans le meilleur des mondes pour nos banques. Cela nous paraît encore une fois suspect et totalement invraisemblable. Ce qui est plus proche de la vérité, c’est que nos banques, comme toutes les institutions financières du monde, étaient exposées et ont essuyé des pertes parfois énormes. Mais reconnaître cela revenait à reconnaître que nos banques font de la spéculation boursière avec notre épargne qu’on croyait en sécurité dans leurs coffres ou investie dans des activités économiques plus saines dans nos pays. Le scandale qu’aurait provoqué cette découverte aurait pu priver les auteurs de la combine juteuse en cours de la véritable manne céleste que constitue l’argent frais apporté régulièrement par notre banque centrale à leur économie permanemment au bord de l’asphyxie. La décision a donc été prise au niveau politique dans ces pays de prendre pour eux les pertes subies par nos banques, car cela leur revenait moins cher que de risquer de tuer leur poule africaine aux œufs d’or.
Comment, à votre avis, notre pays pourrait-il se sortir de cette véritable escroquerie?
En adoptant par exemple des textes qui obligent nos banques à investir dans le contexte actuel, autour de 95% de la liquidité qu’elles génèrent chez nous dans la création d’une véritable économie dans notre pays. Autrement, si la BNP Paribas réussit dans sa nouvelle politique qui ne vise qu’à mieux structurer et à rationaliser le détournement de notre épargne nationale de son objectif premier, à savoir l’investissement dans la création d’une économie réelle dans notre pays, vers la spéculation boursière dans les pays dits riches, il y’a de fortes chances qu’elle sera imitée par les autres banques de la place. Il ne restera alors plus de liquidité du tout dans notre pays, et l’embryon d’activité réellement économique risquera fort de disparaître. Notre pays n’aura plus dès lors qu’à vivre de l’aide internationale. Le détournement de notre épargne nationale et maintenant de toute la liquidité générée par l’activité commerciale et les services dans notre pays est le vrai prix que nous payons pour bénéficier de l’aide au développement. D’où l’appel insistant du Président français Emmanuel Macron pour une augmentation de l’aide, sans laquelle le système s’essoufflera très rapidement. Mais quelle aide au développement? L’Allemagne vient de promettre lors du dernier G20 400 million d’euros pour aider nos pays à lutter contre la corruption. Cependant, les objectifs de cette lutte sont tellement imprécis, ses contours tellement flous que cet argent finira inévitablement par alimenter la corruption chez nous et en Allemagne. Voilà à quoi sert réellement l’aide au développement. Il est donc existentiel pour nous de reprendre le contrôle de notre argent pour faire chez nous ce que les autres refusent de faire: investir notre épargne nationale dans la création d’activités économiques réelles dans notre pays. Il s’agit là d’une question critique, existentielle et ne pas y répondre avec lucidité et courage, c’est condamner notre pays au statut de mendiant international qu’on lui a collé depuis toujours.