Une célébration d’indépendance, ce n’est certes pas fait pour s’auto-flageller, mais elle ne devrait pas non plus servir à nourrir l’auto satisfaction béate.
L’autosatisfaction conduit souvent à un profond sommeil sur de faux lauriers et à la complaisance dans la médiocrité. Aussi ne serait-il pas dénué d’intérêt de se demander si nos succès de ces 57 dernières années sont toujours, en réalité, là où nous les situons.
Pour éviter tout quiproquo, il ne s’agit pas ici de désacraliser les symboles apparemment inattaquables des communes réussites dont le peuple malien a le droit d’être légitimement fier, ni de niveler au plus bas les points d’appui qui nous sont propres et qui devraient nous servir à nous soulever, voire à soulever le monde. Il est plutôt question du courage d’un regard lucide, loin des complaisances paralysantes, sur nous-mêmes comme peuple et sur notre parcours ! Et pour cause, en ces 57 ans de souveraineté, nous avons souvent refusé de voir la réalité en face, cherchant à éviter une autocritique sincère.
Que le Mali soit le laboratoire de l’histoire en Afrique, nous croyons dur comme fer en tout cela. Et lorsqu’on demande la Constitution qui a battu en Afrique le record d’intangibilité et de longévité ces 20 dernières années, nous nous présentons, pas peu fiers, notre loi fondamentale sous le bras. En témoigne la révision constitutionnelle avortée en juillet dernier.
Nous parlait-on des coups d’Etat qui ont failli fragiliser la cohésion sociale du pays ? Nous répondions avec aplomb que nous savions les faire propres, sans effusion de sang et qu’aucun Chef d’Etat de ce pays déposé n’a été exécuté. Une exception malienne donc !
Voulait-on souligner l’état piteux de notre économie, l’inefficacité de notre administration ou même la détérioration de notre système scolaire et académique ? Que pouvait-on désirer de mieux après être déjà hissé si haut ! Un pays prédestiné que le nôtre, promis à être la lumière des Nations !
Nous sommes parfois si aveuglés par des clichés flatteurs que nous sommes capables de masquer savamment nos échecs par des mirages. Qui pourrait alors nous convaincre que la Conférence des Forces Vives de la Nation, unanimement saluée, comme l’une des expressions et des illustrations de notre génie, du meilleur de notre culture, de nos traditions et de notre peuple, qui va donc nous convaincre que ce joyau est marqué par un péché originel ? A ce stade une brève rétrospective s’impose.
Nos errements
Qu’avons-nous fait de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni), l’une de nos meilleures inventions politiques ?
Notre Constitution a eu le privilège de rester en vigueur plus de 20 ans sans avoir fait l’objet de tripatouillage ou de « révisionnisme ». Tant mieux, et on peut s’en féliciter sans oublier qu’au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Mais à défaut de pouvoir réviser directement notre loi fondamentale, nous nous sommes ingéniés à gauchir les institutions républicaines, nous évertuant dans le même temps à contourner les normes dont l’application rigoureuse nous coûte. La Cour Constitutionnelle, clef de voûte de notre loi fondamentale, voire de notre système politique, dans sa composition et son fonctionnement, est-elle encore en consonance avec l’esprit de notre loi fondamentale et avec les idéaux de la Conférence des forces vives de la Nation, qui l’ont voulue au-dessus de tout soupçon ? Et qu’est devenue l’application rigoureuse de la norme relative à la déclaration des biens des principaux responsables politiques au sommet de l’Etat au début et à la fin de leur mandat ? Inutile de se référer à l’usage devenu désormais fréquent de l’article de notre Constitution de 1992 !
Il nous faut au pouvoir, non plus quelques individus avec leurs charismes et leurs caprices, mais plutôt une dynamique de fraternité, une vision de justice et une éthique de travail, collectivement incarnées par le plus grand nombre possible de citoyens, toutes catégories socioprofessionnelles confondues. Nous nous empressons d’attribuer nos errements entre 1963, 1968 et 1991 à l’impérialisme et à quelques méchants, dévoyés, corrompus. Les blocages d’aujourd’hui et la crise actuelle, rappelant fort l’impasse de la fin des années 1990, à quoi et à qui seront-ils attribués? Au renouveau démocratique et à quelques politiciens perdus de tous les vices ?
Avec ou sans l’impérialisme, avec tous les régimes expérimentés depuis 57 ans, nous sommes arrivés en un temps record à trahir nos espérances les plus fondées. Par lucidité, il nous faudrait de temps en temps relativiser le succès de la Conférence nationale et cesser de la considérer comme le sésame de tous nos problèmes. Il ne faut pas oublier que ce sont nos errements répétés et nos incohérences accumulées qui nous y ont conduits : la Conférence des forces vives de la Nation fut, après tout, un Deus ex machina. Au point d’obliger les religieux à s’inviter dans le débat politique.
Cette intervention directe d’une autorité religieuse aujourd’hui encore saluée par les uns et les autres, constituait le signe évident que les différences forces en présence, animateurs naturels de la vie publique, n’étaient pas à la hauteur de la situation d’extrême gravité et que, laissées à elles seules, elles risquaient de conduire la Nation à la catastrophe. Mais le drame, c’est que depuis lors, à chaque rendez-vous important, les guides religieux ont été conduits à intervenir, allant à la limite de leur mission et des fonctions normales. Notre classe politique serait-elle condamnée à toujours marcher avec des religieux comme béquilles ? N’est-elle pas assez mûr pour agir et gérer la République, sans réflexes de pyromanes doublés de comportements d’apprentis sorciers ?
Chaque peuple a son histoire et son génie propres et nous n’avons peut-être pas trop à nous comparer aux autres. Mais justement, c’est pour cela même qu’il est d’un intérêt vital de chercher à savoir, pourquoi, le Mali, en dépit de tous ses atouts, après 57 ans d’indépendance, est rattrapée par ses vieux démons. Une sévère crise des valeurs, telle la récidive d’un méchant cancer, affole l’organisme social entier et se généralise à un rythme exponentiel, alors que anciens et jeunes, pionniers de nos rêves communs et générations montantes, croyants de nos religions traditionnelles, musulmans et chrétiens, censés incarner de hautes valeurs morales et spirituelles, sont supposés se donner la main autour d’une œuvre unique : la construction d’une patrie solidaire, juste et prospère. Malgré tous ces atouts donc, le sens de l’Etat et les fondements mêmes de notre Nation sont de nouveau en danger !
Le vrai problème dans notre cas, c’est la fréquence des crises, c’est le funeste réflexe de gaspiller les acquis chèrement conquis avant même de commencer à en jouir, c’est de dilapider en un temps record ce qui a couté larmes, sueurs et sang durant de longues années ou décennies. Aucun développement, aucune stabilité, aucun progrès soutenu n’est possible à ce rythme. C’est qu’on appelle le travail de Sisyphe ! Est-ce à cela que nous nous condamnons ?