En 2013, Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur, a missionné deux hauts fonctionnaires de police pour mener une enquête secrète sur la "mafia corse". Véritable cible de ces investigations : Michel Tomi, empereur de la Françafrique. Le JDD a recueilli ses confidences.
La réunion se tient en juillet 2013, place Beauvau, dans le bureau du ministre de l'Intérieur, qui s'appelle alors Manuel Valls. Il y a là deux grands flics aujourd'hui disparus du paysage, l'un pour cause de retraite, l'autre emporté par le tourbillon d'une mauvaise affaire : René Bailly, chef de la DRPP (Direction du renseignement de la préfecture de police), et Bernard Petit, numéro trois de la police judiciaire, chargé de la lutte contre la criminalité organisée et la grande délinquance financière. Le directeur du cabinet de Manuel Valls, Thierry Lataste, est également présent, ainsi que le préfet de police Bernard Boucault, comme l'ont rapporté les auteurs du livre Bienvenue Place Beauvau (Robert Laffont). L'ordre du jour est stupéfiant : il s'agit de confier aux deux hauts policiers, hommes de confiance de Valls, une enquête secrète, hors de tout contrôle hiérarchique et en marge du processus judiciaire. La machine est en fait déjà lancée. Depuis plusieurs semaines, René Bailly, qui dirige les RG parisiens, a été chargé de lancer de discrètes investigations contre la "mafia corse". Mais cette fois, la cible est désignée, la feuille de route, précise : il s'agit de faire chuter l'empereur de la "Corsafrique", Michel Tomi.
L'Africain est comme le Corse. Ce qu'il faut pour tenir, c'est ne jamais mentir
Consigne de Valls : "Jusqu'à ce que vous soyez saisis par la justice, je ne veux pas que vous rendiez compte à votre hiérarchie." Christian Lothion, patron de la PJ, et son second, Frédéric Veaux, sont tenus à l'écart. Episode cocasse, Lothion a appris par hasard la tenue de cette réunion, dont il ignore l'ordre du jour. Lorsqu'il demande des explications à son supérieur hiérarchique, le directeur général de la Police nationale, ce dernier lui répond que ce rendez-vous n'existe pas! L'heure est à la défiance. Sur les dents, Bailly ne sort plus sans son arme de service dans les rues de Paris.
René Bailly est en terrain de connaissance. C'est lui qui a mené l'enquête qui a abouti deux ans plus tôt à la fermeture définitive du cercle Wagram, la poule aux œufs d'or du milieu insulaire, une usine à cash en plein Paris. Pour cela il avait opéré, déjà, dans le dos de la PJ parisienne, mais surtout de son collègue Bernard Squarcini, directeur du renseignement intérieur sous Nicolas Sarkozy, photographié en avril 2012 en compagnie du sulfureux Michel Tomi peu avant d'être brutalement écarté de la tête de la DGSI par François Hollande. Le cercle de jeux venait de tomber sous la coupe de Jean-Luc Germani, considéré comme le nouvel homme fort du banditisme insulaire et protégé de Michel Tomi, dont la PJ subodore qu'il l'aurait logé pendant sa cavale en Afrique et lui aurait même fourni une voiture appartenant au PMU camerounais. Bailly a rédigé un épais rapport de synthèse, finalement transmis à Bernard Petit. Après quelques vérifications, le numéro trois de la PJ alerte par écrit le procureur de la République le 19 juillet 2013, un rapport qu'aucun de ses chefs de service n'a voulu signer tellement le nom de Tomi effraie dans la maison. "Lors de ses déplacements en France, Michel Tomi s'entoure de précautions inhabituelles pour un chef d'entreprise (utilisation de voitures ouvreuses, nombreux gardes du corps, etc.), indique-t-il. […] Les activités de ce groupe paraissent orientées vers la mise en place d'un système financier opaque pour dissimuler la commission d'infractions économiques et financières." Une instruction est ouverte le 25 juillet pour blanchiment, fraude fiscale et corruption, et confiée au juge Serge Tournaire. La phase 2 de la chasse au milieu corse, centrée sur le sulfureux homme d'affaires, peut commencer. Nom de code : Soprano. C'est Jean-Marc Souvira, chef de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, qui le trouve, inspiré par la série télé, dont il est fan. Manuel Valls met une vingtaine de fonctionnaires sur le dos de Michel Tomi. Petit respire : enquêter en douce à la façon des RG, ce n'est pas son truc.
Bio
1947 Naissance de Michel Tomi à Alger
1969 Débuts dans un cercle de jeux parisien
1989 Premières affaires en Afrique
213 Manuel Valls lance une enquête secrète contre la "mafia corse"
2018 Clôture de l'instruction visant Michel Tomi
L'ombre du "squale"
L'homme qui mobilise contre lui les services de la République est né à Alger en 1947. Mais le berceau familial se situe en Corse-du-Sud, dans le village de Tasso, une petite cinquantaine d'habitants en hiver. Michel Tomi a mis le pied la première fois dans une salle de jeux à Paris en 1969, travaillé au cercle Opéra en 1973, pris du galon au Ruhl, le casino de Nice dirigé par Jean-Dominique Fratoni. Mais c'est son ami Robert Feliciaggi qui lui a ouvert les portes de l'Afrique, où les deux hommes ont acheté leur première société de loterie en 1989, au Congo. Tournant le dos à la France et à ses juges pointilleux après des ennuis à Bandol et à Palavas-les-Flots, les deux hommes ont raflé le monopole du PMU au Cameroun, au Congo, au Tchad et au Gabon. Le tout rassemblé sous l'égide du groupe Kabi, fort de plusieurs casinos, de deux compagnies aériennes, d'une branche BTP, de parts dans les transports routiers et la construction immobilière.
Voilà pour le volet "affaires". Le continent noir a plu à Michel Tomi, question d'affinités. "L'Africain est comme le Corse, dit-il. Ce qu'il faut pour tenir, c'est ne jamais mentir." Côté obscur, ceux qui cherchent à le coincer lui prêtent un entregent qui dépasse les notables africains pour s'insinuer au sein de l'appareil d'Etat français. L'ancien croupier devenu millionnaire aurait eu son mot à dire lors du choix du représentant du service de coopération de la police à Libreville, sous l'œil bienveillant du "Squale" (le surnom de Squarcini, dont l'un des fils travaille alors au Gabon). Il n'aurait pas que des ennemis au sein de la police des jeux. Quand il débarque une fois par mois au Bourget pour se faire soigner, on lui ferait la faveur de libérer le tarmac.
Il a en même temps des connexions avérées avec le milieu corse. Des liaisons dangereuses qui l'ont rattrapé en mars 2006 lorsque son associé "Bob" Feliciaggi fut assassiné près de l'aéroport d'Ajaccio, alors qu'il s'apprêtait à investir dans son île natale. L'épisode a secoué le milieu insulaire, qui venait de perdre son parrain, le puissant "Jean-Jé" Colonna, mort dans un accident de voiture… Dans son bureau de la Place Beauvau, Manuel Valls a Michel Tomi dans sa ligne de mire depuis que Bernard Petit lui a montré des photos prises le 11 mars 2009 devant un restaurant de Nanterre, La Terrasse, situé à quelques pas du siège de la police judiciaire. Tomi reçoit ce jour-là à sa table plusieurs personnages connus de la justice, et non des moindres : on y voit Jean-Luc Germani, "porteur d'un blouson de cuir marron style aviateur", son lieutenant Stéphane Luciani, "veste de couleur kaki et besace noire", et Jean-Luc Codaccioni, responsable de la sûreté au PMU du Gabon, "porteur de lunettes de soleil".
Les relations de Michel Tomi avec ses amis dirigeants d'Etats d'Afrique de l'Ouest ont aussi été passées au crible. Le schéma est partout identique : il les couvre de cadeaux, et en retour obtient de nombreux marchés sans mise en concurrence. Pour son groupe, ou pour des sociétés, notamment chinoises, avec lesquelles il passe de discrets contrats. Au Mali, constatent les policiers, "les plus hautes autorités de l'Etat" l'appellent "patron" et exécutent ses demandes comme si c'était des ordres. De quoi démontrer, à leurs yeux, un "pacte de corruption". Convoqué par la PJ à la mi-juin 2014, Michel Tomi sent le piège. Arrivé la veille en France, il prend attache, par téléphone, avec le successeur de Bernard Petit, promu entre-temps à la tête de la préfecture de police. "Il a confirmé m'attendre le lendemain vers 10 heures, mais ils ont débarqué chez moi à 6 heures du matin, à dix-sept, avec six personnes dans l'escalier pour m'empêcher de me sauver", s'étrangle l'homme d'affaires.
Je devais gêner quelque part, mais il y a un juste retour des choses. Il y a toujours un bon Dieu
Devant les policiers, Tomi compte ses mots. Le déjeuner de Nanterre avec Germani? "On lui avait proposé d'installer des machines à sous à Kinshasa [République démocratique du Congo]. Je lui ai déconseillé de le faire car il n'y a pas de monnaie à prendre." Entre-temps, une guerre féroce a décimé la bande mafieuse la plus influente de Corse, la Brise de mer, dont l'un des piliers, Francis Mariani, est accusé d'avoir éliminé en 2008 son principal rival, Richard Casanova ("cerveau" du casse de l'UBS en 1990 à Genève), qui l'avait lui-même loupé. Ce meurtre a "déclenché le feu nucléaire", selon la formule de Bernard Squarcini, fin connaisseur de ces vendettas. La vengeance appelant la vengeance, Michel Tomi pouvait-il rester hors du jeu alors qu'il considérait Casanova, marié à la sœur de Jean-Luc Germani, comme son fils? Les policiers ne le sauront pas, mais lui s'en explique au JDD : "Je n'ai pas abandonné sa veuve. Je n'allais pas manger du caviar et eux des pommes de terre bouillies. Mais si j'avais été mêlé à des affaires de banditisme, ils [les policiers] auraient tiré le fil." En fait de caviar, Sandra Germani a vu son train de vie entièrement pris en charge par Michel Tomi, d'une générosité sans bornes avec celle qui a été surnommée "Mafiosa".
Cadeaux ou pots-de-vin
Attablé dans une brasserie du 16e arrondissement parisien à la veille des fêtes, Michel Tomi pense aujourd'hui avoir gagné la partie. On lui a rapporté des propos de Manuel Valls, qui aurait confié à un chef d'Etat africain que l'enquête n'avait rien donné de concluant. Celui qu'on a habillé du costume de "parrain des parrains" corses, immobilisé dans un fauteuil roulant par une sclérose en plaques, prend déjà le ton de l'indignation : "On m'a jeté en pâture! Je devais gêner quelque part, mais il y a un juste retour des choses. Il y a toujours un bon Dieu." La lueur qui éclaire son regard trahit une satisfaction, celle d'avoir vu trébucher l'équipe chargée de l'abattre. Respectueux de l'autorité – son père était commissaire à Alger, son frère est encore en poste à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, désormais DGSI) –, Tomi dit ne pas nourrir d'animosité envers Bailly et Petit, "deux policiers sérieux et intègres". En revanche, il a contemplé sans déplaisir les déboires de Manuel Valls, ex-Premier ministre passé à la trappe des primaires du Parti socialiste.
Le juge Tournaire a clos son instruction le 3 janvier. L'homme d'affaires corse connaîtra bientôt son sort judiciaire, mais n'attend pas pour attaquer. "Manuel Valls se voyait président de la République et il a pris ombrage de mes liens avec le président du Mali et celui du Gabon", dénonce-t-il avant de cibler un autre homme, le criminologue Alain Bauer, puissant conseiller et ami de Valls. Ce grand connaisseur de la maison policière l'aurait désigné comme tête de pont de la mafia corso-africaine afin de l'écarter du pré carré traditionnel de la France et d'y faire fructifier ses propres réseaux, affirme Michel Tomi. Son ami Bernard Squarcini confirme volontiers cette version. Et Alain Bauer la dément formellement : cette enquête secrète relevait de la "sécurité nationale", confie au JDD le criminologue, avant de laisser entendre qu'il y allait des intérêts vitaux de la France au Gabon, mais aussi au Mali, pays à la tête duquel a été élu en septembre 2013 Ibrahim Boubacar Keïta, dit "IBK", qui considère Michel Tomi comme son "frère".
Si j'étais le parrain qu'ils disent, je ne serais pas en Afrique, mais en Corse!
Tomi s'insurge : "On a voulu m'éliminer de l'Afrique, que je n'aie plus accès aux dirigeants de ces pays, qu'ils me tournent le dos. On m'a interdit de sortir de France pendant deux ans, mais cela n'a rien changé aux amitiés qui me lient à eux, grâce à Dieu." Ses premiers ennuis avec la justice datent de la fin des années 1980, une histoire de dissimulation de bénéfices dans un casino ; la dernière condamnation – pour corruption active – remonte à 2008 et au financement illégal de la campagne de Charles Pasqua, grand ami de son père. Depuis, il ne voit pas où il aurait fauté. S'il admet avoir parfois favorisé des entreprises chinoises en Afrique, c'est parce qu'il n'y avait pas de sociétés françaises susceptibles de remporter ces marchés, soutient-il, avant d'élever la voix : "Ils ont fantasmé car j'étais l'ami de Pasqua. Ils ne comprennent pas qu'on puisse être ami d'un puissant sans forcément le corrompre." D'ailleurs, où commence la corruption? Michel Tomi dit s'étonner qu'on lui reproche d'avoir offert "une paire de lunettes de soleil et deux costumes" à Ibrahim Boubacar Keïta. Ou de l'avoir gratifié, alors qu'il n'était pas encore président du Mali, d'un check-up dans une clinique marseillaise, en avril 2012. Une manière de se rendre incontournable à Bamako? "C'est mon ami depuis vingt-cinq ans, proteste Tomi. Si j'étais le parrain qu'ils disent, je ne serais pas en Afrique, mais en Corse! Depuis 1989, je ne fais plus une seule affaire en France." D'ailleurs, celui qui se définit comme un "patriarche" annonce qu'il sera enterré en Afrique, sans préciser dans quel pays pour ne froisser aucun de ses amis.
Marchés suspects
Malgré ces protestations d'innocence, le juge Tournaire a mis en lumière plusieurs marchés suspects. Le principal porte sur la fourniture d'uniformes à l'armée malienne, pour un montant de 150 millions d'euros. Michel Tomi a reconnu avoir introduit un fournisseur français auprès du ministre de la Défense du Mali, mais le contrat lui a échappé, raflé par un concurrent envoyé, selon ses informations, par ceux qui cherchaient à l'évincer de la zone africaine. La fourniture de quatre vedettes au Gabon pour un montant de 16 millions d'euros pose également problème : Tracfin, le service de renseignement de Bercy, a détecté le versement de 500.000 euros à une société marocaine (Corsi Kasbah) détenue par la famille Tomi, et de 1,9 million au titre de la maintenance à une kyrielle de sociétés satellites. Le marché de la formation de la garde rapprochée du président du Mali, en 2013, a enfin valu une mise en examen pour "faux, usage de faux et recel d'abus de confiance" au patron de la société Gallice Security, l'ex-commandant du GIGN Frédéric Gallois, également implanté au Gabon. Là encore, Tomi, à l'abri derrière son passeport diplomatique gabonais et son écheveau de sociétés étrangères, a sa réponse : les formateurs refusant d'être payés en espèces, il a effectué un virement à partir d'une de ses sociétés camerounaises. Fraude fiscale? Blanchiment? A l'en croire, sa seule faute sur le territoire français serait d'avoir employé deux femmes de ménage au noir. Il a proposé de régulariser la situation à l'amiable, le juge aurait validé, mais le parquet s'y serait opposé…
Réputé pour son intransigeance, le juge Tournaire doit encore franchir quelques obstacles avant de rendre son ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel. Le premier est de taille. L'avocate de Michel Tomi, Me Stéphanie Bellier-Giovannetti, conteste le recours à l'infraction de "blanchiment de trafic d'influence sur agent public étranger", pas encore inscrite dans la loi à l'époque. "Le juge était matériellement incompétent pour instruire", soutient-elle, réclamant l'annulation de la procédure. Une question de constitutionnalité a par ailleurs été posée à la chambre d'instruction : les dispositions du Code pénal sur la corruption peuvent-elles concerner un chef d'Etat en exercice? Pour l'avocate, la réponse est non. De quoi laisser espérer à Michel Tomi une issue moins gênante qu'un long procès pouvant déboucher sur de très lourdes amendes – la justice lui a réclamé une caution de 3 millions d'euros à l'heure de l'assigner à résidence…
J'ai fait du black quand tout le monde en faisait, mais je n'ai jamais corrompu Ali Bongo!
L'opération Soprano devait abattre la dernière incarnation des "réseaux Pasqua", fiers de leur corsitude assumée. "J'ai été surveillé 24 heures sur 24 pendant un an, soupire Michel Tomi. Il y avait deux "sous-marins" [voitures de surveillance policière] devant le restaurant à chaque fois que j'y recevais quelqu'un à déjeuner! Je n'avais rien à cacher. J'ai fait du black quand tout le monde en faisait, à commencer par les Auvergnats, mais je n'ai jamais corrompu Ali Bongo! Il me considérait comme un frère, mais il a plus d'argent que moi! On m'accuse de donner des ordres à Ibrahim Boubacar Keïta, mais la seule chose que j'ai faite, c'est le convaincre un jour de prendre ses médicaments, et sa femme m'a remercié. Je lui ai effectivement suggéré de remplacer l'avion présidentiel, vieux de quarante ans. Il fallait être fou pour voyager là-dedans! On m'accuse d'avoir pris un pourcentage sur l'achat du nouvel appareil, mais si je suis vénal, je lui fais acheter le prix normal, 42 millions, pas 5 millions en dessous!"
La menace n'émane pas seulement de l'Etat et de sa justice : Michel Tomi le sait trop bien, lui qui vient encore de perdre un de ses protégés, Jean-Luc Codaccioni – l'un des trois hommes du restaurant de Nanterre. Longtemps considéré comme son garde du corps, il a été abattu le 5 décembre 2017 à la sortie de l'aéroport de Bastia-Poretta, alors qu'il rentrait d'une courte permission dans la capitale pour regagner la prison de Borgo. De quoi conforter Michel Tomi dans son choix d'installer sa famille à Dubai. Loin de tous ces turbulents "petits parents", comme on dit dans l'île de Beauté. Intouchable.