Pourquoi l’Algérie a-t-elle boudé le dernier sommet du G5 Sahel le 13 décembre à Paris ? Y a-t-il un double jeu de l’Algérie au profit du chef jihadiste malien Iyad Ag Ghali ? Sur ces deux questions très sensibles, le ministre algérien des Affaires étrangères s’exprime sans langue de bois. En marge du Conseil des ministres de l’Union africaine à Addis-Abeba, Abdelkader Messahel a répond aux questions de nos envoyés spéciaux Richard Riffonneau et Christophe Boisbouvier.
Abdelkader Messahel : En fait les enjeux pour l’Afrique, en termes de «comment l’Afrique peut récupérer son argent qui est placé un peu partout ?», c’est l’évasion fiscale et le transfert illicite de capitaux. Ça se compte en milliards de dollars. Et je crois qu’on va aller peut-être au-delà, pour que les législations, au niveau de chaque pays, soient en adéquation avec cette volonté de lutter contre le phénomène de la corruption. Donc, il va falloir adapter nos cadres juridiques, chacun dans son pays, avec ses droits, pour qu’on puisse réellement combattre ce phénomène.
Il y a le trafic des capitaux et puis il y a le trafic de drogue. Vous avez eu des mots assez durs il y a quelques mois sur votre voisin, le Maroc. Et du coup, le Maroc s’est crispé et a convoqué votre ambassadeur à Rabat. Comment analysez-vous la situation aujourd’hui ?
En fait, j’ai fait une conférence à Alger. Vous savez que l’Algérie est pays membre fondateur du Forum global de lutte contre le terrorisme et nous avons la co-présidence avec le Canada. Nous avons fait une conférence avec des experts du monde entier et l’accent était mis sur le lien qu’il y a entre le crime organisé et la lutte antiterroriste. Aujourd’hui, le problème se pose qu’au niveau du Sahel il n’y a pas d’autre source que les grands trafics. Donc il y a la drogue, il y a le trafic humain… Et là aussi, il va falloir que nous puissions coordonner nos efforts dans le cadre des mécanismes au sein de l’Union africaine et de l’organisation sous-régionale à laquelle nous appartenons pour lutter contre ce phénomène.
Mais sur la lutte contre le trafic de drogue, on a le sentiment que le dialogue est coupé entre votre pays et le Maroc. Le dialogue s’inscrit dans le cadre de la volonté politique des uns et des autres. L’Algérie n’est pas un pays producteur de hachich, de drogue ou autre chose. Nous faisons en sorte que chacun essaie, par les moyens qu’il a, de lutter contre ce phénomène pour la stabilité de la région. Donc il va falloir que chacun fasse l’effort de son côté, sans qu’il n’y ait de grandes polémiques. On sait qui fait quoi et on sait qui est derrière quoi. Donc, ça, tout le monde le sait. Vous n’avez qu’à revoir un peu les rapports des Nations unies qui sont très, très clairs sur les trafics dans le monde. Ce n’est pas uniquement dans notre région, mais dans d’autres régions, en Afghanistan ou ailleurs. Donc là, c’est un phénomène mondial. Il va falloir qu’on le prenne en charge dans le cadre des Nations unies, pour faire face à ce genre de fléau.
Il y a trois ans ont été signés les accords d’Alger pour le retour de la paix au Mali. Et aujourd’hui, les Nations unies tapent du poing sur la table. Elles demandent aux Maliens d’appliquer cet accord. Elles ne sont pas contentes. Quelle est votre position ?
Vous savez, nous avons apporté notre part. Vous connaissez un peu la politique étrangère de l’Algérie, notamment les efforts qui sont faits par l’Algérie dans le retour à la stabilité, dans notre voisinage. Nous nous sommes beaucoup investis dans le processus qui a amené aux accords d’Alger. Nous pensons, nous continuons à penser –d’ailleurs, tout comme pour ce qui est de la Libye–, que le problème concerne d’abord les Maliens, c’est-à-dire toutes les parties signataires. Il faut que les Maliens s’approprient le processus de mise en œuvre des engagements qu’ils ont pris. Et nous pensons sérieusement qu’ils en ont la capacité.
Vous savez un accord n’a de valeur que s’il est mis en œuvre. Et la mise en œuvre d’un accord n’existe que s’il y a une véritable volonté de la part des signataires. Je n’accuse personne, mais je suis certain que, s’il y a une véritable prise en charge, sans interférence dans les affaires des uns et des autres, je pense qu’on aura franchi de grandes étapes dans le retour de la paix et la stabilité, dans la préservation de l’unité, la souveraineté de ce pays voisin, avec lequel nous partageons beaucoup de choses. Nous partageons l’histoire, le voisinage… Donc, s’il y a une volonté partagée de faire avancer les choses, tant mieux. D’ailleurs, nous y travaillons pour cela.
Et de ce point de vue, est-ce que l’arrivée de Soumeylou Boubèye Maïga à la Primature à Bamako est une bonne nouvelle ?
Tout ce qui va dans le sens de rapprocher les points de vue est une bonne nouvelle. Aujourd’hui, le Mali est confronté à beaucoup de défis. Des défis sécuritaires, des défis de développement. Ils ont des échéances nationales. Je pense que s’il y a des gens qui peuvent être rassembleurs quelque part, tant mieux. Tant mieux pour le Mali.
Il y a cette initiative du G5 Sahel pour créer une force conjointe, avec des réunions pour son financement –la dernière a eu lieu le 13 décembre à Paris autour d’Emmanuel Macron –, et on a remarqué que l’Algérie n’était pas présente. Pourquoi ?
Vous savez, nous avons notre propre doctrine en matière de paix et de sécurité. Surtout qu’il s’agit de notre région. Nous avons toujours privilégié l’effort national pour faire face à l’événement. Et cela, c’est partant du vécu, de l’expérience que nous avons vécue. Nous n’avons compté sur personne pour nous en sortir, après une décennie noire et après 200 000 morts. Donc, compter sur soi est un facteur extrêmement important. On ne peut pas faire face au terrorisme -et par expérience- s’il n’y a pas une véritable mobilisation à l’interne.
Par contre, ce dont a besoin le Mali –et ce que nous faisons pour le Mali, nous le faisons pour le Niger–, il ne faut pas le perdre de vue. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas de troupes. C’est une doctrine. Notre armée a une vocation de défense nationale. C’est constitutionnel, c’est historique, c’est culturel… C’est tout ce que vous voulez. Les enfants de l’Algérie défendent leur pays. On ne va pas dans d’autres théâtres, ce n’est pas dans notre doctrine.
Par contre, notre devoir de soutien ou d’aide aux pays qui sont confrontés à ce genre de situation, là, on le fait par devoir, mais on le fait parfois dans la grande discrétion. Je vous le dis, nous avons beaucoup investi dans la formation d’unités spéciales de lutte contre le terrorisme en territoire saharien. Ça, c’est vraiment la spécialité dans la spécialité. Nous le faisons par les équipements en termes logistiques. Depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, il y a plus de 65 000 cadres africains qui ont été formés chez nous. Nous le faisons pour le Mali, nous le faisons pour le Niger, nous le faisons pour d’autres pays de la sous-région.
Et qu’est-ce que vous répondez à ceux qui disent que les services algériens mènent un double jeu par rapport au terroriste malien Iyad Ag Ghali ?
Vous savez Iyad Ag Ghali est «blacklisté» par les Nations unies. L’Algérie met en œuvre les décisions des Nations unies. Donc, tous ceux qui sont blacklistés, nous luttons contre ces gens-là. Et si nous avons l’occasion de discuter avec nos partenaires, quels qu’ils soient. Iyad Ag Ghali n’a rien à voir avec l’Algérie et l’Algérie n’a rien à voir avec lui.
Je vous rappelle qu’Iyad Ag Ghali était allié à Belmokhtar et aux autres, quand il y a eu l’enlèvement des diplomates algériens à Gao. On ne peut pas être l’allié de quelqu’un qui enlève les fils de l’Algérie. On ne peut pas être son ami. Il faut être sérieux ! Il ne faut pas qu’on fasse une fixation, qu’on dise à chaque fois : Iyad Ag Ghali c’est l’Algérie. Ce n’est pas l’Algérie. C’est faux ! Je connais bien l’histoire. Un jour, j’aurai l’occasion d’écrire mes mémoires et j’ai beaucoup de choses à dire sur Iyad et sur les services qui ont des liens… qui ont eu des liens avec lui.