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Lettre à ceux qui nous conseillent de ne plus voyager en Afrique
Publié le mercredi 28 fevrier 2018  |  Le challenger
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Fondateur du «Campement» de Bamako, où cinq personnes ont été tuées lors d’une attaque terroriste le 18 juin 2017, Hervé Depardieu, s’alarme d’une vision sécuritaire excessive qui coupe les liens entre la France et le Mali et entrave les rêves des jeunesses des deux pays.

Que faisiez-vous à vingt ans, vous qui nous conseillez aujourd’hui de ne plus voyager en Afrique ? Ou étiez-vous quand je traversais le Sahara, sac au dos? Quand je touchais les étoiles en bivouaquant dans le Hoggar près de l’ermitage du Père de Foucault ?

A quel monde rêviez-vous quand vous passiez vos concours pour entrer dans l’administration ? Avez-vous quitté vos études, votre famille et votre pays pour aller à la découverte du monde ? Etes-vous tombé sous le charme d’autres cultures en découvrant l’hospitalité et la spiritualité de ses habitants ?

A 20 ans, messieurs de bon conseil, j’ai suivi mes rêves, inspiré par une littérature de voyage, qui de Homère à Nicolas Bouvier en passant par Bruce Chatwin, a nourri mon enfance et la tenace tradition française d’aller explorer le monde.… Ma famille et mes amis ont bien tenté de me retenir, mais ils savaient au fond la nécessité de répondre à cet appel intérieur. Le voyage forme la jeunesse, comme dit le proverbe.

Après plusieurs voyages dans le Sahara et le Sahel, j’ai fini par m’installer au Mali où j’ai créé une entreprise que j’aime. Aujourd’hui, je sais ce que je dois à ces rêves de jeunesse, je sais la chance d’avoir pu les suivre passant outre les conseils de prudence qu’on m’avançait.

Les jeunes de tous les pays du monde rêvent de liberté et d’aventure. Pour beaucoup, le voyage sera le fil à partir duquel ils tisseront leur vie. Cela dépasse le danger potentiel qu’il induit. Le Cid, plutôt que sa légendaire tirade « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » aurait aussi bien pu dire « A vivre sans péril, on meurt sans gloire ». Si nos parents nous ont éduqués en avançant plus souvent qu’il n’en faut des raisons de sécurité pour nous empêcher de faire ceci ou d’aller là-bas, ils restaient avant tout favorables à notre épanouissement et au moment opportun, quand l’appel du large saisissait leur enfant, ils savaient ravaler leur peur et dire « bonne route et que Dieu te protège ».

Dans le cas présent, ce n’est plus notre papa ou notre maman qui prétend vouloir nous protéger mais une poignée de fonctionnaires. En France, ils font partie de la Cellule de Crise (le nom du service annonce déjà la couleur…) du Ministère des Affaires Etrangères (MAE). Je ne remets pas en question le danger qu’il y a à s’aventurer dans certaines régions du monde, mais plutôt ces messages débilitants, appelés « consignes de sécurité » ou « conseils aux voyageurs » et ce coloriage sans nuances du monde en 3 couleurs, rouge, orange et vert, comme des feux de circulation.

Si vous me demandez à quelles fins ils écrivent ces messages, je dirais qu’avant tout, ils ne veulent pas prendre de risque. Et on les comprend d’autant mieux qu’au-dessus d’eux, les responsables politiques ne veulent pas non plus avoir à supporter la presse et les familles en cas de problème avec un ressortissant à l’étranger…

Le malheur est que cette prudence menace une cause bien plus grande : la possibilité du voyage. Certes, il ne s’agit que de conseils, libre à chacun d’en faire ce qu’il veut. Mais le mot « conseil » semble un doux euphémisme par rapport aux ravages qu’il exerce sur notre imaginaire. Il est arrivé que des amis proches qui projetaient de venir me voir à Bamako, soient bien plus influencés par ces « conseils » que par mes propres recommandations, et finalement annulent leur voyage.

Il n’y a pas si longtemps, avant d’entreprendre un voyage, on consultait le guide du routard, les agences de voyage, ou l’office du tourisme local, on questionnait ceux qui rentraient. Pourquoi aujourd’hui se référer exclusivement à ces consignes ? Probablement parce que la surmédiatisation des attentats et des prises d’otages a créé une psychose sécuritaire. Et la sécurité, depuis toujours, est affaire d’Etat. Le problème est que contrairement aux acteurs du tourisme, les fonctionnaires du MAE n’ont aucun intérêt à défendre le voyage, la liberté et l’aventure. Et le moins que l’on puisse dire, est qu’ils ne vendent pas la destination Afrique !!

Il y a pourtant un intérêt évident à préserver ce puissant moteur du rêve qu’est le voyage. Dans un passé pas si lointain, la mère patrie a su stimuler les plus puissantes vocations d’aventuriers : les explorateurs et les écrivains voyageurs s’offraient pour elle, à affronter des dangers immenses. Et avec quels honneurs elle accueillait leur retour ! Cette politique a grandement participé au rayonnement de notre pays, dont nous bénéficions encore à présent. René Caillé, s’il rentrait aujourd’hui en France, se ferait copieusement engueuler par l’Etat d’avoir pris de tels risques !

Le monde est fait par les rêveurs, qu’ils soient artistes, entrepreneurs, associatifs, humanitaires ou simplement contemplatifs. En fait, je crois bien que le monde est un rêve. C’est comme cela qu’il s’est créé et qu’il se crée encore chaque jour. C’est en réalisant ses rêves qu’on réussit sa vie. Et pour ceux qui choisissent d’être fonctionnaires, si c’est leur rêve à eux, alors respect ! A condition qu’ils ne fassent pas faire des cauchemars aux autres.

De l’autre côté, celui où je me trouve maintenant, il y a une Afrique qui rêve elle aussi de parcourir le monde et à qui il faudrait permettre davantage de voyager … Car là aussi on joue beaucoup sur les peurs pour justifier les interdictions de déplacement, en oubliant qu’en dehors des migrants politiques et économiques, il y a les simples touristes que la difficulté d’obtenir un visa décourage. Or, on peut attendre d’une civilisation qui a inventé internet, qu’elle trouve aussi des solutions pour la libre circulation des hommes.

A poursuivre dans cette voie, j’ai bien peur que sur cette terre, on finisse comme dans une cocotte-minute dont on aura oublié d’enlever la soupape. Ou que le roman d’anticipation Globalia de Jean Christophe Ruffin ne devienne rapidement une réalité. Voici le résumé de Wikipedia : «Une sorte d’État mondial, Globalia, assure à ses citoyens la sécurité, la prospérité et une certaine forme de liberté tant qu’ils ne remettent pas en cause le système. Les “zones sécurisées” occupent principalement l’hémisphère nord, tandis que les “non-zones”, essentiellement situées dans l’hémisphère sud, sont réputées inhabitées mais servent de refuge à des populations que le pouvoir central qualifie de “terroristes” ». Troublant pour un livre écrit en 2003, non ?

L’époque du tourisme saharien et sahélien s’est éteinte en 2010. Est-elle transposable vers d’autres continents comme le rallye Paris-Dakar ? Hélas ! Il n’y a qu’un seul Sahara, qu’une seule Afrique, et le Dakar ne fait plus autant rêver depuis qu’il se passe en Amérique du Sud. Je ne sais si je reverrai un jour les montagnes du Hoggar, mais je suis sûr d’une chose : il faudra accepter de se mouiller pour que le désert refleurisse.

Alors afin de renouer avec cette sensation divine et salutaire de l’aventure, autant pour le corps que pour l’esprit, je pars faire le tour du monde en voilier, un autre rêve de jeunesse que j’avais laissé de côté. Et je me dépêche de le faire, de peur que bientôt, on ne « déconseille formellement » d’y aller… Pour raison de sécurité bien sûr ! Car les requins, les ouragans et les pirates prolifèrent de façon totalement scandaleuse dans les océans !

Bamako le 20 février 2018

Hervé Depardieu / Fondateur du Campement

Source : blogs.mediapart.fr.
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