Comment analyser et surtout résoudre la crise que traverse le Mali, crise à l’issue incertaine et risquée ? Je propose dans ce texte une interprétation liée à ma longue fréquentation de ce pays où j’ai mis les pieds pour la première fois en 1972, liée aussi à l’activité que j’y mène dans le champ culturel. Et aussi aux inflexions du regard liées aux affects que déclenche ma peau de « Blanc ». Cette interprétation est donc à la fois informée et déformée. Discutable. J’espère qu’elle sera utile au débat.
Dans son film Timbuktu, Abderrahmane Sissoko nous donne une splendide métaphore des raisons dites « ethniques » de perdre confiance.
Rupture des liens par lesquels la société tenait
Longtemps, quand arrivait le temps des vacances, je me rendais chez un ami, à Zakoïré, hameau situé à proximité d’Ansongo, dans ce haut de la boucle du Niger où le sable des dunes tutoie l’eau du fleuve. Depuis l’indépendance du Mali, cette région aride est sporadiquement secouée par des révoltes souvent nées du milieu pastoral des touaregs. L’interprétation « ethnique » vient spontanément sous la plume des commentateurs. Peaux claires contre peaux sombres ?
Le père de mon ami, un éleveur songhaï sédentaire, peau sombre, n’a pas cette vision des choses. Il me dit en substance : « Depuis toujours, nous vivons ensemble, nous allons au marché ensemble, il arrive que nous nous marions ensemble. Nous avons besoin les uns des autres ». Il me dit qu’à leur façon, les uns et les autres forment la même société. Dans cette région du Mali, à l’époque en tout cas, les hommes ont coutume de sortir armés d’une sorte de sabre qu’ils portent à la taille. Il m’explique que dans le cas où un conflit se lève, ce qui peut arriver comme partout, les uns et les autres sont à armes égales, ce qui est une bonne raison de mettre le sabre au fourreau et de trouver une solution amiable. « Mais si l’un d’entre nous arrive un jour avec une arme à feu, il blessera ou tuera son adversaire sans réponse possible. » Alors la confiance s’effondre et commence la guerre.
C’est ce que montre le cinéaste Abderrahmane Sissako dans son film « Timbuktu » à travers une de ses séquences les plus fortes.
Un éleveur nomade, peau claire. Un pêcheur du fleuve, peau sombre. Leurs deux familles se connaissent, échangent le fruit de leur travail et de leurs compétences, constituent la même société. Mais le conflit couve aussi sous cette division du travail et des lignées. Un jour, une des vaches de l’éleveur échappe à la vigilance de l’enfant qui les conduit et va se prendre dans les filets du pêcheur, qu’elle détruit. Celui-ci, pris de rage, tue l’animal. Le pasteur, furieux, veut se venger. De chez lui, il exhume un révolver caché dans ses affaires. Son épouse tente de le dissuader de prendre cette arme. Il répond qu’il ne peut pas laisser tuer ses animaux sans réagir, que cette réaction (cette régulation ?) naturelle a toujours existé. « Mais pas avec ça », rétorque son épouse, désignant l’arme à feu.
Le pêcheur et le pasteur s’affrontent. Le coup part tout seul. Le pêcheur est tué et le malheur s’abat sur la communauté.
Les kalachnikovs, les mines antipersonnel, les grenades, les explosifs qui sèment aujourd’hui la mort dans les pays du Sahel ne sont pas fabriqués au Mali, ni au Sénégal, ni au Niger, ni au Burkina Faso, ni au Tchad. Ces armes viennent d’ailleurs, à la faveur de conflits nés ailleurs, pour des causes exogènes au Sahel. Elles rompent le savant équilibre par lequel les hommes et les femmes de cette partie du monde font société. Elles déchirent l’écheveau des liens qui les tiennent ensemble. Elles dissolvent la confiance et lui substituent une méfiance épaisse, stérilisante, souvent cruelle. Les plaies des conflits passés, efficacement cicatrisées sous l’effet de puissantes institutions vouées à la résolution des conflits, s’ouvrent à nouveau.
Le ressentiment « ethnique », l’ethnicisation du ressentiment n’est pas le père, mais l’enfant de cette méfiance, l’effet mortifère d’une pathologie de la confiance dont les germes ne sont pas « l’ethnie » (sous son acception « ethnographique », le mot n’a pas d’équivalent dans les langues de l’endroit), mais le trafic d’armes, les idéologies furieuses et les injustices où elles s’alimentent.
Déséquilibre symbolique post-colonial
Ces événements surviennent dans un contexte de fragilisation structurelle de la confiance en soi, de la confiance entre soi. Les siècles de domination occidentale – commercialisation des êtres humains, conquête coloniale, domination post-coloniale – ont instillé dans les esprits une question délétère : pourquoi sommes-nous les vaincus, pourquoi sont-ils les vainqueurs, leur victoire et leur prospérité ne sont-elles pas dans la nature des choses ? Question souvent tue et dont la réponse reste en suspens. Question à laquelle répond un sourd ressentiment. Question ouverte, mais dont le venin fermente néanmoins.
Il fermente parce que mille signes intériorisent en permanence la hiérarchisation des « races » et des « origines ». Je suis Blanc. Quand je m’exprime dans la langue bamanan, ceux dont c’est la langue maternelle s’en réjouissent et me félicitent. Quand un Malien parle français, c’est vécu comme la nature des choses. Souvent, les langues africaines sont ravalées par leurs locuteurs eux-mêmes au rang subalterne de « dialectes », voire de « patois ». La racialisation de l’humanité imposée par la conquête occidentale a rendu usuelle et comme naturelle la distinction raciste entre les Blancs, vocable qui désigne une supposée race pure (Blanc = toute personne dont la physionomie suggère qu’elle n’a d’origine qu’en Europe) et les Noirs, dénomination applicable à toute personne, même beige, même rose foncé, dont la physionomie indique qu’elle a des origines, fussent-elles lointaines et mêlées, dans l’Afrique sub-saharienne et qu’elle en tire une marque indélébile lourde de conséquences. La biologie et la physionomie de Barack Obama portent autant de blanchitude que de négritude, mais il est impossible de dire avec l’intention de se faire comprendre : le président Barack Obama est un Blanc…
Bien qu’afro-ascendant, mon « identité » de « Blanc » me colle à la peau. Je ne suis pas un humain à peau claire, je suis « un Blanc ». Pas un blanc, mais un Blanc. Mon fils, mon propre fils, ne pourra jamais dire qu’il est, comme son père, « un Blanc ». Du simple fait que sa mère n’est pas « une Blanche ». OK, les Français ont admis l’usage du mot « métis », mais au Etats-Unis, mon fils, mon propre fils est « un Noir ». Et ma biographie, par exemple ma longue imprégnation et française et malienne qui fait que je me sens chez moi en France et au Mali (pas en Belgique, pas en Guinée) en est comme submergée. Les milliers de Français à la peau sombre et au nom mandingue, peul ou soninké me comprendront, eux qui rencontrent si souvent de sourdes mises en cause de leur égale légitimité à constituer le peuple souverain de leur pays, la France. Mais à la différence de ces compatriotes à peau sombre, le soupçon posé par mon corps de « Blanc » sur la capacité de mon esprit à être chez lui dans un Mali qui a si puissamment et très concrètement contribué à sa construction, ne ruine pas le confort identitaire liés à ma « blanchitude » : vieux, mâle, Blanc, classe moyenne, l’Homme des droits de l’Homme et non la sorte d’humain de second rang que l’esclavage, la féminité, la jeunesse ou l’indigence excluent du droit à la citoyenneté au moment même où l’Assemblée nationale révolutionnaire le prononce pour un « tous » dont la totalité des elles et un bon nombre de ils sont exclus. « Tous » nés libres et égaux en droit, mais entre nous, les Hommes de plein exercice ! Le soupçon que les siècles de racialisation, que le racisme séculaire a déposé sur la capacité des Français Noirs à la pleine francité, quoiqu’en partie analogue au parasitage de mon lien au Mali par ma « blanchitude », n’est pas consolé par l’insouciant confort dont je bénéficie où que m’emmène mon corps de Blanc. Je goûte les agréments de ce confort identitaire. Je le crois en partie transmissible. Je m’y essaye. Pardon d’avoir exploré un peu longuement une histoire que beaucoup jugeront à juste titre anecdotique, mais si j’invite à entrer dans l’intimité de ce qui m’a construit, c’est pour faire comprendre à quelle profondeur sont semées les graines du doute sur soi qui pèse sur l’Afrique et l’intensité de l’urgent travail à déployer pour en sortir.
Défaut d’institutions publiques fiables
Un des effets de ce troublant déséquilibre symbolique est la crise institutionnelle profonde et durable dans laquelle la conquête européenne, et spécifiquement française, a plongé le continent africain. Les colons britanniques usaient de l’indirect rule, maintenant dans une position subalterne mais active les institutions que leurs armes avaient dépossédées de la souveraineté. L’exercice de la souveraineté restait une prérogative exclusive de l’administration coloniale. A l’indépendance, c’est grosso-modo dans les costumes (et même les perruques) de l’Etat à la britannique que se glissèrent les instances souveraines des peuples libérés. Mais le fonctionnement des institutions locales n’étaient pas complètement grippé. Une des raisons pour lesquelles cette part de l’Afrique semble s’organiser avec davantage de souplesse ?
La France coloniale et républicaine, convaincue d’être l’image même du progrès et de la raison en matière d’organisation politique ne s’encombra pas des institutions qu’elle trouva. Souvent, elle les combattit. Au Sénégal et dans l’actuel Mali, les enfants des chefs de village furent kidnappés et inscrits d’office à « l’école des otages » (sic) pour être dressés à se soumettre aux bonnes formes de la machine administrative française. Toujours celle-ci délégitima les institutions locales pourtant si fonctionnelles, les reléguant au rang de coutumes anhistoriques. Cette fiction intéressée est restée si puissamment ancrée que le président Sarkozy la resservit devant des étudiants sénégalais médusés, dans la deuxième décennie du XXIe siècle.
L’ancienne colonie du Soudan français devenu Mali hérita d’une administration conçue pour gérer une occupation étrangère, appareil revêtu grâce à l’Indépendance du costume d’une République souveraine. Administration coloniale, Etat républicain : deux institutions venues d’ailleurs. L’Etat administré, représentatif et territorial n’est pas la forme unique, universelle de gouvernement des sociétés. Il est une forme de gouvernement enfantée par l’histoire politique de l’Occident et dans quelques autres civilisations. Pas toutes. Bien des anciennes institutions imaginées au temps du Mali classique sont non étatiques. Elles sont assurées non par un appareil professionnel de gouvernement (une administration), mais en direct par la société. C’est le cas par exemple du pacte de sinankuya, institution à laquelle on a coutume de donner en français la traduction superficielle de « parenté à plaisanterie », qui ouvre sur d’efficaces procédures de négociation, de résolution des conflits et de justice de paix. Le « territoire », si décisif dans l’histoire politique européenne, l’est beaucoup moins dans la culture politique issue de l’âge classique que connaît l’Afrique de l’Ouest durant le premier millénaire et la moitié du second (Wagadou, Mali, Songhoy). Le territoire compte, certes, mais il n’est qu’une des instances grâce auxquelles se constitue la communauté. L’éleveur nomade et le cultivateur sédentaire forment la même société, mais leur représentation du « chez soi » ne coïncide pas. La jatigiya, obligation institutionnelle d’hospitalité, est centrale dans des formations politiques où les notions de territoire ou de frontières sont vécues comme relatives, enchevêtrées avec d’autres formes de liens sociaux qui les excèdent souvent. Territoires multiples, même société. Ces institutions vivent toujours et fonctionnent souvent comme dernier recours, quand les procédures étatiques « officielles » ont échoué. Mais elles sont ravalées au rang subalterne de « traditions », terme obstinément opposé à celui de « modernité » pour rappeler qui tient le poste de pilotage et conduit le train.
Au milieu du XXe siècle, quand la domination occidentale est encore hégémonique et que l’ONU se met en place, les nations qui fondent l’organisation internationale considèrent comme une évidence le fait que l’Etat administratif, représentatif et territorial soit la seule forme légitime de représentation des peuples. Cette évidence est peu mise en doute par les mouvements de libération anticoloniaux. Certes, d’importants courants de pensée travaillent à réhabiliter l’histoire et les institutions endogènes de l’Afrique, mais sans grande influence sur l’organisation politique des nouveaux Etats, qui se mettent dans les pas de l’administration coloniale et reproduisent presque à l’identique les constitutions imaginées par le bloc occidental ou son concurrent soviétique.
A l’Indépendance, le puissant attachement à la souveraineté retrouvée créa d’abord un certain respect pour cet appareil de gouvernement. Il fallut d’ailleurs une trentaine d’années pour que l’Etat malien se moule définitivement dans la « bonne forme », se débarrasse des parades d’un régime prosoviétique d’abord, militaire ensuite, et se modèle sur une Constitution empruntée souvent mot pour mot à celle de la France libérale, présentée comme « la » démocratie. Ce corps étranger, viande tombée des bivouacs de l’occupant, proie pour les fonctionnaires comme pour les administrés, pour les élus comme pour les électeurs, n’inspire pas la confiance, mais l’appétit. Ses rodomontades quand il s’autoproclame représentant de l’intérêt général ne trompent personne. « On se connait » comme on dit au Mali.
La crise de confiance vis-à-vis des institutions importées est double : sourd mépris de l’histoire institutionnelle endogène (sourd mépris de soi), histoire déclassifiée, renvoyée aux vieilleries exotiques, jugée inutilisable ; interrogations redoublées par les dysfonctionnements du Léviathan venu d’ailleurs et l’inanité de ses proclamations de vertu républicaine. Ces dysfonctionnements et ce verbiage s’accompagnent en effet d’un doute : ne sommes-nous pas tout simplement incapables de le faire fonctionner ? Techniquement incapables ? Moralement incapables ? Ce doute sur soi et sur des institutions qui ne s’accordent pas à la société ajoute une autre pathologie de la confiance qui se traduit par une schizophrénie très présente dans les élites administratives, officiellement en charge de l’intérêt public, mais appliquées à brouiller cet objectif encombrant qui, pris au mot, entraverait les petites combines.
Une des curiosités de cette schizophrénie est le syndrome du « bon élève ». Quand on cède au doute, difficile de ne pas prendre pour modèle le vainqueur, le seul vainqueur qu’on connaisse, difficile de ne pas se mettre à son école, de ne pas désirer être son « bon élève », de ne pas parler pour lui faire comprendre qu’on connait ses mots rares plutôt que parler avec des mots simples à ceux qui peuvent reconstruire l’indépendance – le peuple – et qui d’ailleurs connaissent mal, ou pas, la langue du vainqueur.
Ce syndrome a son expression stylistique : une langue française « officielle » encombrée par la gromologie, les formules pompeuses et les mots creux énoncés non pour parler au peuple, mais pour l’enfumer, pour le convaincre qu’il est voué à l’illettrisme politique et congénitalement incapable d’interférer dans les affaires de l’Etat, lui à qui la « langue officielle » échappe. Je demande pardon à ceux qui sont de bonne foi et se sentiront blessés par mes propos, car je sais que leur personnalité ne se résume pas à ces travers et j’espère qu’ils ou elles prendront ce que j’écris ici comme un voeu davantage que comme une condamnation. Mais par un effet de l’histoire, le « bon élève » ne croit pas dans ses capacités à être tranquillement maître de ses actes et de ses mots. Elève. Au mieux bon élève. Contrairement au commun des mortels, il n’a pas le souci de rendre parlante la langue qu’il parle. Parler, transmettre, expliquer, débattre n’est pas son but. Le vernis qu’il met en scène est un écran de fumée dont un des effets est de maintenir dans l’entre soi les petites filouteries qu’autorise sa maîtrise bien réelle cette fois sur le segment de souveraineté dont il a fait son entreprise privée. « On se connaît ».
Mais cette stylistique n’est qu’un symptôme. Le vrai ravage, c’est que ces institutions ne fonctionnent pas, ou plutôt qu’elles fonctionnent à contre-pied de ce qu’elles proclament, fonctions étatiques privatisées par la corruption, commerce parasitaire des prérogatives publiques, jusqu’à ce qu’on se demande si le « privé », contraint par la nécessaire rationalité du marché, n’assure pas mieux les fonctions essentielles au bien public. L’an dernier, c’est le groupe dhihadiste d’Amadou Kouffa qui a assuré, à Diafarabé, la sécurité de la grande traversée annuelle du fleuve par les troupeaux transhumants. Sans le racket habituel de l’administration…
Crise de confiance occasionnelle liée à la rupture de liens institués qui faisaient tenir ensemble une société aux multiples appartenances.
Crise de confiance structurelle issue de la longue défaite et de l’intériorisation de la position subalterne qui en est issue.
Crise de confiance institutionnelle vis-à-vis d’Etats officiellement en charge de l’intérêt général et de l’unité de la société, mais désaccordés d’avec son histoire propre.
Pathologies du comportement
Ces trois pathologies en produisent au moins une autre, délétère, dans le fonctionnement éthique des individus. Avec mon ami Alioune Ifra Ndiaye, nous en avions proposé une analyse publiée dans ce blog : LE SYNDROME DE BANYENGO Culture, politique et développement. Alioune en a depuis tiré un livre : « On ne naît pas Banyengo, on le devient » (éditions La Sahélienne). Cette pathologie éthique répandue, mixe de jalousie, d’égoïsme et de bassesse à laquelle la langue bamanan donne le nom de nyengoya, nous l’interprétions ainsi : » Incapables de croire suffisamment en eux-mêmes pour risquer la grandeur, les nyengos dérivent toute leur adresse, toute leur intelligence, toute leur énergie à empêcher les autres de s’y essayer. Quand elle se manifeste, la nyengoya empoisonne les relations de voisinages, la vie de famille, les amitiés, mais elle s’exerce aussi au cœur des administrations d’Etat censées représenter le bien public. Et là, elle devient un phénomène politique. » Crise morale de la confiance entre soi.
Le point de vue proposé dans ce texte est que ces quatre pathologies de la confiance constituent l’arrière-plan de la dépression politique que connaît un Mali pourtant prompt aux élans patriotiques, héritier d’un ancien et puissant patrimoine historique capable d’inspirer et d’alimenter des constructions institutionnelles habitables, même si leur hybridation est sans doute inévitable. Beaucoup de ces germes de décomposition échappent à l’action immédiate du corps social et des individus. L’ethnicisassion des conflits provoquée par la rupture de l’écheveau des liens qui permettaient de former une société unie a des sources largement exogènes. La longue défaite est un fait d’histoire dont la marque et la « preuve » s’imposent quotidiennement à travers le spectacle d’un monde aux vertigineux déséquilibres matériels et symboliques. L’Etat-mangeoire est entre les mains de ses chefs ; il est armé ; il veille férocement à satisfaire ses appétits. Le sentiment qu’on est impuissant à soulever ces épais couvercles est l’âme de la dépression qui fait si souvent dire aux Maliens, devant les nombreux exemples de petitesse et de décomposition : « Mali tè wa ? » (Est-ce qu’on n’est pas au Mali ?), associant ainsi le nom de la patrie pourtant bien aimée à de minables combines vécues comme ataviques.
Des chantiers de reconstruction de la confiance encore parcellaires, mais convaincants
Et paradoxalement, sous la dépression, un début d’effervescence. Beaucoup de vitalité dans la jeunesse. Les témoignages en sont nombreux, encore diffus, contradictoires. Mais on les perçoit désormais régulièrement. En faire la synthèse serait vain, car la situation présente est justement faite d’isolats qui peinent encore à faire sens. Mais voici quatre indices, quatre situations qui répondent de façon encore partielle, disséminée, au quatre pathologies décrites ici.
D’abord, l’ancrage fulgurant d’une culture de réseau. L’outil internet et la téléphonie généralisée ont répandu partout l’expérience quotidienne de relations sans visa où il n’y a ni centre, ni périphérie, la pratique de conversations dans lesquelles celle ou celui qui prend la parole se place momentanément au centre et dispose d’une pleine souveraineté sur le choix de poursuivre ou non les échanges. A ce que je constate, l’adresse et l’assiduité des jeunes du Mali dans l’usage des réseaux l’emportent sur ce qu’on peut voir en Europe. On n’y trouve pas non plus, dans les couches les plus intellectuelles, la frilosité qu’on rencontre en France dans le monde dit de la culture. Beaucoup de ceux et celles qui composent la petite société des « cultureux » français et s’abreuvent aux anciennes sources d’alimentation de l’esprit (j’en suis) affichent vis-à-vis de ces nouvelles formes d’échange une distance aristocratique, d’ailleurs de bonne foi, qui témoigne de la satiété que leur apportent les tables dressées à l’ancienne, mais peut-être aussi d’une difficulté impensée à accorder leur considération à des échanges qui ne passent pas par les centres de légitimation qu’ils contrôlent.
Une sorte de révolution sans boussole, très emblématique de l’état actuel des sociétés africaines, est ici à l’œuvre : dé provincialisation des territoires et des communautés, mondialisation dé coloniale des imaginaires, chaos des idées et des images emportées dans un mouvement brownien où cristallise le pire et le meilleur…La question de la confiance en soi s’y pose à nouveau frais. Dans ce paysage bouleversé où chacun affirme sans entrave sa légitimité, la hiérarchie symbolique des nations et des couleurs s’émousse. Ma participation à la vie artistique du Mali me met quotidiennement en contact avec cette jeunesse. J’y constate un dépassement encourageant des automatismes qui naguère parasitaient souvent les relations impliquant un « Blanc » et dont j’ai connu le fiel. Ce symptôme se retrouve dans le rôle politique de plus en plus construit, quoiqu’encore chaotique, que joue l’internet dans les mobilisations sociales. Le multipartisme consécutif à la révolution de 1991 avait davantage multiplié les appétits que les débats de fond. La fermentation intellectuelle est de retour.
Autre indice : la disponibilité d’une jeunesse, souvent en rupture involontaire avec les générations précédentes, à la revitalisation de ses sources civilisationnelles. Le peuple immense des « enfants », comme on dit au Mali pour désigner d’un bloc le premier âge et la jeunesse, a plongé sans retour dans un monde qui reste largement étranger à leurs parents et grands-parents. En pratique, ce n’est plus sur la grand-mère où le grand-père qu’on compte pour comprendre le monde et communiquer avec lui, mais sur Facebook ou WhatsApp. Cependant, l’enracinement des esprits et des comportements dans le terreau de l’histoire malienne – le disque dur – ne s’est pas disloqué. Il reste là, non-dit, non pensé, non cultivé, en attente. Souvent, le soir, j’emmène des jeunes gens chez mon ami Richard Toé, octogénaire, une des personnalités bamakoises qui connaît le mieux la culture institutionnelle et les ressorts des sociétés issues de l’histoire mandingue. Méticuleusement, paternellement, Richard pose des mots et des connaissances sur ce que ces jeunes vivent dans le brouillard de l’impensé. Ça ne les dissuade pas de se connecter à d’autres sources, mais il suffit d’observer leur visage après ces conversations pour comprendre combien le GPS que leur confie Richard pour se retrouver dans les racines de leur être et de leur patrie touche à un désir enfoui. Dans le même ordre d’idées, j’ai récemment été contacté par des jeunes d’une association qui répond au nom de Djiguiya blo (le vestibule de l’espoir) et qui s’est vouée avec beaucoup d’efficacité à la mise en valeur du patrimoine musical, cultuel, littéraire, philosophique, cynégétique des confréries donso, ces « chasseurs » du Manden qui jouèrent un rôle axial dans l’histoire de cette partie du monde. Ce sont de jeunes intellectuels urbains aux logiciels mentaux multiples et sans frontière, mais ils ont éprouvé et compris l’intérêt d’apprendre le fonctionnement et les capacités du disque dur. Logiciels d’aujourd’hui. Oui, bien sûr. Mais faute de savoir les adapter au hardware légué par l’histoire, les bugs sont assurés, plongeant l’esprit et l’action dans l’incertitude. L’aisance intellectuelle de ces jeunes gens qui s’obligent à explorer concrètement les capacités de la « machine » reçue en héritage témoigne qu’une reconstruction sans passéisme est en train de germer. Le festival annuel qu’ils organisent autour de la culture donso en lien étroit avec des penseurs et des artistes de la confrérie qu’ils sont allé chercher jusque dans les villages reculés du Mali, de Guinée, du Sénégal ou de Côte d’Ivoire réunit des milliers de personnes.
La question éthique, ou plutôt la traduction de la crise de confiance dans les comportements individuels – nyengoya – fait désormais partie du débat politique et hante les « grins », ces groupes d’amitié et de conversation auxquels participent la plupart des Maliens. Beaucoup se sentent impuissants vis-à-vis de la société du pouvoir aujourd’hui tellement déconsidérée. Mais travailler sur soi-même, ça reste possible et c’est à l’ordre du jour. En témoigne l’étonnant objet artistique conçu par mon ami Alioune Ifra Ndiaye, le « manifeste musical » Hóron, où la musique, la danse, la parole politique et morale sont convoquées pour mobiliser les esprits autour de ces enjeux. En témoignent aussi le succès populaire de ce spectacle et les conversations passionnées qui l’environnent.
On touche là à la vie culturelle, qui connaît une nouvelle effervescence, comme ce fut le cas à la fin du pouvoir militaire du général Moussa Traoré, se libérant à la fois de la reproduction du passé et des paradigmes prétendument « universels » prophétisés par la puissance occidentale au moment même où, dans la civilisation qui les a enfantées, la sénescence les guette. Dans le Mali que je connais, la « culture », quand ce mot français, officiel, désigne les événements culturels, reste souvent une notion spontanément réduite à des fonctions de réjouissances. Elle n’est pas encore bien identifiée, dans les conversations et le débat public, comme un des espaces stratégiques de la reconstruction. Dans un pays en voie de démembrement, l’élaboration d’un imaginaire commun dépassant les frontières du religieux, de « l’ethnique », du « racial » est pourtant une urgence. Et ça bouge. Une effloraison croissante d’événements artistiques et culturels innovants sème de petits miracles sociaux dans les quartiers d’un Mali urbain au poids de plus en plus important. Ces événements sont imaginés, construits, conduits par des jeunes gens, filles et garçons, désintéressés, militants, qui ne conçoivent pas ces activités comme des appâts pour les financements, mais les vivent comme des urgences intérieures et sociales.
Le temps du courage
Indices, indices, indices… C’est encore insuffisant pour soigner la société malienne des pathologies de la confiance qui déstabilisent son système immunitaire. Le soldat qui doute de la rectitude de ceux qui le conduisent au combat, quand vient l’heure de risquer sa vie, est tenté de jeter son uniforme et ses armes au fond du fleuve et de se fondre dans la vie civile. On l’a vu. L’enseignant qui a perdu confiance dans l’Etat qu’il est censé servir, le jour où il est menacé par les soi-disant djihadistes, en réalité les mafieux qui ont imposé leur loi dans le centre du pays, il reste chez lui et fait abandon. On en déplore des centaines de cas. Rétablir la confiance est la condition du courage. Courage social sans lequel le pays ne se relèvera pas. Et si-là était l’enjeu central des échéances politiques qui s’annoncent ?