C’était jeudi dernier, le 8 Mars : la Journée internationale de la Femme, journée placée sous le signe de la lutte pour l’égalité entre les deux sexes. Elle a donné lieu à des mobilisations pur différentes manifestations, au port de pagnes spécialement imprimés pour sa célébration. Certaines se sont retrouvées en des endroits plus sélects pour suivre une conférence sur le thème : « la Femme médiatrice pour la reconstruction et la cohésion sociale dans l’espace du G5 Sahel ». L’ambition aurait pu être plus modeste, se limiter à « l’espace du Mali ». Il y a déjà tant à faire dans cet espace martyrisé. Il y a été dit : « Les femmes sont faiblement représentées et ne sont pas impliquées dans le processus » de l’accord de paix, alors qu’elles peuvent jouer un rôle de médiation » en vue de trouver des solutions, « là où les hommes ont échoué. »
Ainsi se trouve déploré par une femme le sort de la Femme. Mais, plutôt que de déplorer, n’y a-t-il pas mieux à faire en concevant et en réalisant ? En évaluant des résultats à présenter comme apports à l’action des hommes, concrétisant ainsi ce qui est supérieur à l’égalité : la complémentarité ? Une femme en donne l’exemple. Elle se nomme Aoua Kéita. Sage-femme de son état, elle s’est engagée dans la lutte politique qui a abouti à l’indépendance de notre pays. Aujourd’hui, à Bamako, un centre de formation technique féminin porte son nom. Cependant, première femme député du Mali, est-elle suffisamment connue ? Nous avons saisi le 8 Mars comme prétexte pour lever le coin du voile sur un aspect de son engagement lors des élections organisées par la France dans ses TOM (Territoires d’Outre-Mer) dont le Soudan Français, en 1951. Les lignes qui suivent sont extraites de son autobiographie : Femme d’Afrique, Présence Africaine, Paris, 1975, pages 121-122. Elles donnent une idée de ce que peut être la Malienne : une citoyenne qui s’implique sans attendre qu’on lui en donne l’occasion.
La scène se passe dans un bureau de vote à Gao. Après avoir été la première à glisser son bulletin dans l’urne, Aoua Kéita reste, au nom de son parti, le RDA, pour s’assurer du bon déroulement du scrutin. L’attitude du commandant de cercle, un Français de France, ne manque de l’ulcérer. Elle réagit.
J’étais écœurée de voir le commandant user de ses prérogatives de chef pour influencer le vote de ses subordonnés dans tel ou tel sens. J’étais surtout mortifiée de l’humiliation qu’il jetait ainsi sur les gardes. Si un seul regard d’un homme peut renverser toute une situation où se trouve donc la démocratie ? Où se trouvent l’engagement, la conviction ? A quel niveau se situe le courage ? Où se trouvent cette liberté, cette égalité, et cette fraternité ? Je fus blessée dans mon amour propre de colonisée.
Pesant toutes les conséquences qu’une intervention pouvait provoquer, et consciente de l’effet bénéfique que cette intervention pourrait avoir lieu sur mon parti en cette période décisive de son histoire, je me levais brusquement, m’approchais du commandant et le saluais assez poliment. Maîtrisant ma colère et mon indignation, je dis « Avez-vous voté, Monsieur le Commandant ? »
La réponse fut un « oui » sec et méprisant. « Alors je vous demande de sortir pour permettre aux autres citoyens d’accomplir leur devoir civique. » Comme par hasard, nous nous trouvions dans son propre bureau. Le commandant me regarda bien en face et me dit avec une colère incontrôlée :
-D’abord, je n’empêche personne de voter, je ne gêne personne. Ensuite, ce bureau est le mien, madame, c’est ici que travaille tous les jours. Je peux y rester tant que je veux sans me référer à quiconque.
Aussi décidée que lui à la bagarre, je lui rétorquais :
– Ce bureau est vôtre en temps ordinaire peut-être. Mais, aujourd’hui, 17 mai 1951,il est celui du peuple. Seuls peuvent y rester les représentants nantis d’une procuration des différents partis politiques. Moi, j’ai un document signé de la main de Mamadou Konaté, et vous ?
Le commandant qui s’était opposé à ma présence au bureau de vote était vexé de me trouver là en pleine forme et membre du Bureau. De plus en plus furieux, il déclara :
– Je me moque totalement de vos procurations, je suis dans mon bureau et j’entends y demeurer tant que je le veux. Est-ce vous qui commandez Gao ou moi ?
– Monsieur, personne ne conteste votre commandement en tout cas pas moi. C’est une prétention que je n’ai jamais eue. Tout ce que je sais c’est qu’en temps normal, vous commandez l’ensemble du cercle de Gao. Mais en ce jour d’élection, c’est monsieur Rois, ingénieur des travaux, président du bureau de vote, assisté des secrétaires, des assesseurs et des représentants des partis politiques qui dirigent les opérations. Ce sont eux qui, par voie de conséquence, gouvernent cette salle. Dans la journée d’aujourd’hui, cette salle appartient à ce peuple pour lequel vous n’avez aucune considération. Donc monsieur, vous sortez ou je fais arrêter les opérations.
Brusquement, le commandant se tourna vers le président du Bureau. Assommé par un regard interrogateur, monsieur Rois déclara timidement :
– Monsieur l’Administrateur, c’est la sage-femme qui a raison. Si vous insistez, je me verrai dans l’obligation d’appliquer la loi électorale en vigueur.
Alors, le commandant de cercle sortit, me lançant un regard foudroyant accompagné d’un « Vous aurez de mes nouvelles. »
– Je les attends de pied ferme, répondis-je. Mais pour l’instant, c’est vous qui avez les miennes. Et pendant qu’il traversait la foule composée à 80% de femmes, je criais à mes camarades : « O tjilili ! » ce qui veut dire en sonrhaï : « huez-le ». Mon appel fut accueilli par un tonnerre de you-yous, d’applaudissements et des « Vive Konaté ! Vive le RDA ! » Tous les membres du bureau me regardèrent ahuris. Certains fonctionnaires se retirèrent des lieux. Le calme revenu, les citoyens continuèrent à voter.