Ils s’étaient imaginé institutrice, professeur, docteur, avocat, infirmière, économiste. Ils étaient persuadés qu’ayant appris de nouvelles formes d’agriculture, ils transformeraient le lopin de terre familial en exploitation moderne. Ils avaient rêvé enseigner au village ou en ville. Ils étaient certains de pouvoir améliorer l’offre de soins au pays. Ils étaient sûrs qu’ils maîtriseraient parfaitement le code civil et seraient des juristes équitables et vigilants. Ils savaient déjà de quelle gestion économique le Mali avait besoin pour se développer. Ils avaient tous eu le même objectif, être bon élève, obtenir de bons résultats aux examens, et, grâce à un bon diplôme, avoir un emploi dans la fonction publique ou une grande entreprise. Après toutes ces années d’efforts, leurs parents ont été fiers le jour où l’enfant leur a annoncé «Voilà, je suis diplômé !»
Ils ont prié pour que le parcours de leur jeune à la recherche d’un emploi ne soit pas trop long, car ils savaient bien que le plein emploi, c’est-à-dire, un taux de chômage à 0%, n’existe nulle part au monde. Le premier emploi est toujours difficile à décrocher, l’entreprise exige souvent expérience et références professionnelles. Ils ont conseillé à leur jeune diplômé de tenter les concours publics, même s’ils n’ignoraient pas que le nom des lauréats est pratiquement connu avant que les épreuves ne commencent. Ils voulaient encore croire à la justice sociale. Déception et colère sont apparues le jour de la publication des résultats. En entreprise privée, aussi, 6 jeunes sur 10 obtiennent un emploi grâce aux relations familiales ou sociales que seuls les jeunes issus des milieux favorisés peuvent avoir. Leurs homologues, issus de milieux plus modestes, attendent en moyenne 4 ans avant de décrocher un emploi en harmonie avec leur formation. Sans aucune autonomie financière, ces jeunes diplômés sans emploi restent à la charge de leurs parents, ils abandonnent toute velléité de vie sociale autre que le grin, et reculent le moment de fonder une famille. Las et découragés, beaucoup finissent par accepter d’être sous-employés, sous-payés, voire pas payés du tout, car l’inactivité et le désœuvrement sont les pires des maux. Certains s’engagent vite dans une activité génératrice de revenus, souvent du travail occasionnel dans les secteurs informels. D’autres, des idées et des projets plein la tête et surtout plus aventureux, mettent à profit leurs compétences pour se lancer dans la création de leur propre petite entreprise ou commerce. Les autres répondent aux sirènes de l’émigration vers l’Occident, au péril de leur vie. La langue française impose le masculin pour parler des filles et des garçons, mais n’oublions pas que les difficultés que les jeunes diplômés affrontent sont les mêmes pour toutes et tous. Les jeunes Maliennes savent qu’elles subiront, en plus, tout au long de leur vie professionnelle, l’injustice quasiment universelle liée au genre : à qualification et expérience égales, les hommes occupent les postes à responsabilité et salaire supérieurs. Les statistiques montrent que les jeunes ruraux, peu ou pas diplômés, sont plus «actifs» que leurs homologues urbains. En fait, ils le sont, car même sans emploi officiel, sans contrat, ils ont effectivement du travail, et souvent beaucoup de travail, pour la plupart, aux côtés de leurs aînés pour cultiver ou pour tenir le commerce familial, partageant ainsi précarité et difficultés. Les jeunes filles, traditionnellement peu scolarisées au Mali, y sont également classées comme «actives». Et, elles le sont en effet, dans les villages et en ville. Mais, elles occupent des emplois précaires, insuffisamment payés, aux longues heures de travail, sans contrat, sans protection, soit dans leur propre famille ou chez d’autres, soit dans le secteur non structuré du commerce de petit détail des denrées alimentaires. Et pourtant, ces jeunes femmes sont les piliers de la société. Ce tableau de l’emploi des jeunes au Mali est sombre, puisqu’il souligne que la jeunesse ne rencontre, aujourd’hui comme hier, qu’injustice sociale, népotisme et précarité, alors que l’article 19 de la constitution du 25 février 1992 assure l’égal accès des citoyens à l’emploi. Désespérance et frustration fragilisent les êtres humains, donc la société, donc la nation. Le Mali doit se sortir de cette spirale infernale, le pays en a assez souffert. Puisqu’il est l’heure de penser à un autre fonctionnement sociétal pour remettre le bateau Mali à flots après la tragédie du septentrion, il faut que ces fléaux soient combattus, à tous les niveaux de la société, par la classe dirigeante et par chaque individu, au sein des administrations, des entreprises privées, des familles, afin que les seuls critères pour obtenir un emploi soient la formation et les compétences. Chaque jeune Malienne, chaque jeune Malien, et le Mali, de Kayes à Kidal, pourront alors envisager un avenir radieux, juste et équitable.
Françoise WASSERVOGEL