Depuis le quartier général de «Barkhane» à N’Djamena, le général Bruno Guibert a dirigé pendant un an les 4 500 soldats français déployés au Sahel. Il a été le premier «comanfor» (commandant de la force) de l’ère Macron.
La persistance des attaques jihadistes (la dernière en date a eu lieu le 1er juillet à Gao), après quatre ans d’efforts militaires français, soulève pourtant de plus en plus d’interrogations sur la pertinence de la stratégie antiterroriste de Paris au Sahel. Le général Guibert, lui, se dit « serein». « Un jour ou l’autre, ils perdront », assure-t-il. A quelques semaines de passer la main, il revient sur les ajustements et les innovations qu’il a apportés à « Barkhane » mais surtout la coopération de la force avec l’armée malienne. «L’armée malienne progresse. Contrairement à ce qu’on entend ici ou là, elle tient la route. Sur le terrain avec Barkhane, son comportement est remarquable.»
Comment l’opération Barkhane a-t-elle évolué sous votre mandat ?
L’ennemi a su observer nos forces et nos faiblesses. L’un de nos principaux handicaps était la prévisibilité. Il ne faut jamais négliger son adversaire : dans le cas du Sahel, il nous observe en permanence, il a des sonnettes [des indicateurs] partout. J’ai souhaité, en accord avec les autorités politiques et militaires à Paris, faire évoluer nos modes opératoires. Nous devons sortir loin, longtemps, et aussi légèrement que possible. Nous privilégions désormais les opérations longues sur le terrain, en bivouac, souvent pendant un mois, voire davantage. Nous cherchons aussi à réduire notre empreinte logistique, pour se rapprocher de la vélocité de l’ennemi. Barkhane commence à se doter de pick-up, par exemple. Grâce à cette approche, nous arrivons souvent à surprendre les groupes armés terroristes (GAT).
Sur le long terme, ces opérations repensées sont-elles plus efficaces ?
Il n’y a pas de solution militaire au Sahel. Ce qui éradiquera les terroristes, c’est de couper le lien entre eux et la population. Pour cela, il faudra le retour de l’Etat, des militaires, de la justice, de la sécurité dans les zones abandonnées. Quand les habitants n’auront plus peur de leur armée, quand ils auront confiance en leur administration, ce lien n’aura plus lieu d’être. Barkhane est là pour créer les conditions de ce retour. Pour cela, notre activité doit s’inscrire dans la durée, la population doit prendre l’habitude de nous voir. On ne peut pas l’abandonner après notre passage. Nous cherchons donc à alterner les phases d’opération lourdes avec les périodes de «basses eaux», où nous maintenons une présence plus légère. Mais attention, nous ne sortons pas pour rien, juste pour nous montrer. La notion de «contrôle de zone» [en vigueur au début de Barkhane] ne peut pas s’appliquer face à des GAT dans un espace immense comme le Sahel. Je surnomme ces opérations «gros nez rouge», car elles attirent l’attention sans être efficaces. Nos sorties sont de plus en plus dirigées par ou pour le renseignement. Et nous avons obtenu des résultats : 120 terroristes ont été mis hors de combat depuis le début de l’année, la moitié ont été tués, les autres ont été remis aux autorités maliennes ou nigériennes.
Vous avez également envoyé des forces dans la zone de Ménaka, où Barkhane était peu présente…
L’an dernier, la RN20 entre Ansongo et Ménaka était attaquée en permanence, les IED [engins explosifs improvisés] frappaient les convois de ravitaillement de la Mission des Nations unies au Mali, les Forces armées maliennes (Fama), les transporteurs civils, et les autorités étaient en train de quitter le secteur. Un système de prédation contre la population s’était mis en place. J’ai effectivement pris la décision de déployer Barkhane dans cette région en danger, en accord avec les autorités stratégiques. Aujourd’hui, l’Etat islamique au grand Sahara[présent dans cette zone dite des trois frontières] n’est plus capable d’effectuer des manœuvres coordonnées, il est obligé d’aller chercher des alliés comme Ansar Dine pour commettre des attaques. On a même relevé des désertions de ses combattants.
Après quatre ans d’opération, et avec ce nouveau rythme, l’armée française commence-t-elle à fatiguer ?
Un soldat est fait pour aller sur le terrain : les militaires ne viennent pas en opex [opération extérieure] pour rester dans leur base. Nous n’avons aucun problème de motivation. Les hommes et les femmes de Barkhane sont admirables. Le matériel, en revanche, souffre, oui. Je n’ai pas besoin de canons supplémentaires, j’ai tout ce qu’il faut pour frapper. Mais il me faut du matériel adapté pour apporter la contradiction à l’ennemi, gagner en mobilité. La biométrie pourrait nous aider. La force de l’ennemi, c’est le désilhouettage : un combattant jihadiste le matin peut être un trafiquant le soir, un berger le lendemain, et un membre de groupe armé signataire [de l’accord de paix d’Alger] le jour suivant. Les outils d’identification biométrique nous permettraient de savoir à qui on a affaire. Ensuite, le dispositif de renseignement électronique est indispensable, bien entendu, mais ce qui me manque, c’est du renseignement humain. Depuis un an, nous avons considérablement étoffé notre réseau de sources dans la population, c’est un bon signe.
Le 19 juin, Bamako a reconnu des «violations graves impliquant certains personnels Fama» après la découverte de fosses communes dans la région de Mopti. Le comportement des soldats maliens n’est-il pas un obstacle à la paix ?
Il faut faire attention à ne pas généraliser des cas particuliers. Des brebis galeuses, il y en a toujours. La guerre, ce n’est pas joli, ce n’est jamais parfait. Je ne cherche pas à minimiser ni à excuser, mais il faut avoir en tête que l’ennemi, lui, ne respecte aucune règle. Il faut être fort pour s’appliquer à soi-même des règles face à des pratiques barbares. L’armée malienne progresse. Contrairement à ce qu’on entend ici ou là, elle tient la route. Sur le terrain avec Barkhane, son comportement est remarquable. Mais il faut au moins quinze ans pour repyramider toute une armée. Je ne fais pas d’optimisme béat : les exactions commises ont un impact très négatif en termes d’image. Mais je salue le courage des autorités maliennes ayant immédiatement lancé une enquête, puis d’avoir reconnu et dénoncé les faits.
Dans la région de Ménaka, vous avez choisi de travailler avec un groupe armé touareg, le Mouvement pour le salut de l’Azawad (MSA), de Moussa Ag Acharatoumane. En privilégiant une communauté, vous jouez un jeu dangereux…
Je suis satisfait de cette coopération. Elle se déroule de manière très ponctuelle, à partir d’échanges ou de partage de renseignements, mais il n’y a aucune planification commune. J’ai posé trois critères au travail avec des groupes. Leur loyauté à l’Etat malien, la sincérité de leur engagement dans la lutte antiterroriste, et le respect du droit des conflits armés. Le MSA respecte ces critères. Mais ce choix n’est pas exclusif, je ne privilégie personne ! Si d’autres groupes sont prêts à aller au combat aux côtés des Fama, qu’ils soient peuls, touaregs, ou autres, nous leur tendrons également la main. J’ai rencontré Moussa à plusieurs reprises. C’est davantage un chef politique qu’un chef militaire. Je ne suis pas naïf : il a ses intérêts. Il est courageux car il mène une lutte déterminée pour sa communauté [les touaregs Daoussak] au sein de l’Etat malien, et il est parfaitement convaincu de la nécessité de faire avancer le processus de paix. Il sait que les mouvements ont vocation à être désarmés, et il a déjà accepté le principe de la démobilisation, à terme, de ses troupes.
Barkhane a été visée par un attentat à la bombe au marché de Gao, le 1er juillet, qui a tué cinq civils. Plusieurs militaires français ont été touchés. Quel est leur état de santé ?
Quatre soldats ont été sérieusement blessés. Aucun ne devrait souffrir de séquelles graves. L’attentat a été particulièrement sournois. Un combattant, même jihadiste, qui prend les armes contre nous, des militaires, je peux comprendre. Mais quand on en arrive à commettre des frappes indiscriminées contre les civils, c’est qu’on a perdu son âme.
Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) a revendiqué l’assaut coordonné contre la base militaire de Tombouctou le 14 avril, puis l’attentat contre le QG de la force conjointe du G5 Sahel à Sévaré le 29 juin… Etes-vous inquiet de ces attaques spectaculaires ?
Non, je suis très serein. En réalité, les attaques ne sont pas en augmentation, elles sont très violentes, mais épisodiques. Ces attentats sont le témoignage de leur faiblesse, leur dernier ressort. Ce n’est pas en démolissant le QG de la force conjointe du G5 Sahel qu’ils vont l’arrêter. Ce n’est pas en faisant sauter une mine sous un blindé de Barkhane qu’ils nous arrêteront. Au contraire. Un jour ou l’autre, ils perdront.
Vous allez bientôt passer le relais de commandant de la force Barkhane à votre successeur. Quel conseil stratégique lui donnerez-vous ?
D’abord, ne pas reproduire des schémas du passé, rester attentif et réactif face aux évolutions de situation. Ensuite, comprendre de façon intime les mécanismes de fonctionnement de la société malienne, en particulier dans le Nord. Pour que Barkhane soit efficace, nous devons faire l’effort de cette compréhension en profondeur. Nous devons être capables d’agir au bon endroit, au bon moment en évitant d’être nous-mêmes des acteurs qui viendraient envenimer une situation. Enfin, bien s’entourer, et entretenir un dialogue de confiance avec les partenaires. Dernier point clef : l’équipe France doit être unie dans ce combat. Ce n’est pas qu’une affaire militaire, il y a tout un environnement de développement, diplomatique, politique… Pour vaincre le terrorisme, il ne faut négliger aucun de ces leviers.