La sculpture est un art plastique. Il sert de truchement à l’expression culturelle. Pour s’en convaincre, il suffit de faire un tour à l’Artisanat de Bamako. Dans ce temple de l’art, tout est tumulte. Artisans, clients et autres usagers se disputent le moindre espace.
Des œuvres sculpturales véhiculent, dans leur fixité et leur silence hiératique, des messages venus des âges, les plus reculés. Le visiteur est émerveillé par la beauté et l’étrangeté des sculptures au fur et à mesure qu’il déambule dans les allées de ce petit marché. Que de trésors magnifiques ! Des phares de la culture malienne se livrent à une concentration et un exercice artistique. On y éprouve un sentiment de joie face à leurs œuvres étranges, marquées du sceau de l’habilité mais aussi de la créativité. C’est tout simplement beau à voir.
Les sculpteurs de ce centre artisanal se trouvent derrière les cabines occupées par cordonniers et bijoutiers. Dans la pratique artistique, ils semblent être absorbés par le néant de l’art. Leurs yeux fixent avec obstination un inconnu imaginaire, inaccessible aux profanes : « Quand je modèle le bois, j’ai comme l’impression de vivre dans un autre monde. Fantôme aphone, je suis possédé par mes maîtres du monde des défunts comme Goya, Delacroix, Gustave Moreau etc. Il me semble qu’ils me dictent des choses, des splendeurs d’outre-tombe», s’exprime Tiémoko Dicko, sculpteur.
Un jeune apprenti sculpteur, tout ruisselant de sueur, armé d’une scie sectionne avec vigueur le bois sec. Il s’arrête par moment pour le replacer convenablement et recommence avec enthousiasme son labeur. Non loin de celui-ci, indifférents au vacarme ambiant, d’autres sculpteurs «liment et cisèlent» le bois avec des meules pour aboutir à des œuvres admirables.
Des masques hilares, d’autres farouches et effrayants, grandes merveilles artistiques, disposés soigneusement nous «agressent». Le sculpteur Tiémoko Dicko a étudié les arts plastiques à l’Institut national des arts de Bamako (INA). Grand admirateur des peintres et sculpteurs européens comme Delacroix et Ernest Christophe, il est assis dans son atelier et contemple avec ravissement son triomphe sur le bois.
Dans son atelier, un masque bambara fait en bois d’ébène, installé sur un trépied, les yeux fermés surplombe deux autres masques bambaras : l’un a les oreilles bouchées, l’autre la bouche fermée, mimant ainsi le mutisme, le refus de la parole. Ces trésors, objets inanimés, véhiculent la conception bambara de l’Homme, comme l’explique leur créateur : «Pour les bambaras l’être humain ne doit pas tout voir, tout entendre encore moins tout dire. La vue, l’ouïe, et le verbe peuvent donc causer la perte de l’homme. C’est cette sagesse qui est représentée, de manière symbolique, par ces trois masques»
La crise politico-sécuritaire de 2012 a gravement affecté l’activité des sculpteurs de l’Artisanat de Bamako. La fureur islamiste qui sévissait dans le Septentrion, mêlée aux querelles politiciennes dans le Sud du pays a occasionné le départ massif des touristes, la principale clientèle de ces orfèvres du bois. Selon le sculpteur Tiémoko, si l’artisanat se porte mal, cela n’est pas du seulement à l’absence des touristes. Il estime que l’accès à leur temple n’est pas aisé à cause de l’occupation anarchique de l’entrée par des vendeurs de toutes sortes. Ce désordre dissuaderait certains clients d’après lui : « il faut désencombrer les alentours de l’Artisanat afin de créer un cadre fascinant pour les visiteurs. Nous recevions auparavant des Chinois qui venaient acheter. Mais ils ont arrêté de venir à cause des bousculades».
Même son de cloche chez Nestor Diarra, autre sculpteur, par ailleurs professeur d’art au lycée. Trapu, le regard vif, il exprime avec fougue le calvaire de ses frères d’infortune : « On ne gagne plus rien ici. Nous concevons nos œuvres pour les étrangers, qui ont massivement déserté notre pays. Il y a ici des artisans qui viennent à l’atelier dès l’aube et retournent bredouilles le soir. C’est lamentable». Il poursuit son discours avec un acharnement renouvelé : «On vivote vraiment. Le gouvernement peut nous aider en organisant des foires qui nous permettront de faire des expositions. Il peut aussi tempérer les taxes exorbitantes sur l’exportation de nos œuvres à l’étranger qui coutent 200.000 Fcfa».
Outre le départ des touristes, le métier de sculpteur subit aussi la mésestime sociale. D’aucuns le considèrent comme un vil métier, dans lequel n’excellent que les paresseux. A cela s’ajoute une autre explication relevant du domaine de la religion. En effet, le Mali compte plus de 90% de musulmans, et l’islam taxerait de « haram » les représentations figurées comme le dessin, la photographie, la peinture ou la sculpture. C’est ce qui serait à l’origine du nombre moindre des clients maliens que reçoivent ces sculpteurs, à en croire Nestor Diarra. «Beaucoup de musulmans pensent que nous sommes des mécréants à cause des masques, des portraits que nous faisons. On souffre beaucoup de cette façon d’interpréter notre métier», explique-t-il.
Un peu plus loin, Karamoko Diarra époussète inlassablement ses objets d’arts. La fine poussière qui émane de ceux-ci le fait éternuer. Après le spasme provoqué par l’éternuement, il ajuste avec délicatesse son bonnet. D’une voix caverneuse, le quadragénaire déplore en ces termes cette période des vaches maigres vécue au quotidien. « Parmi les artisans, les sculpteurs sont les plus touchés par cette situation stagnante. Les Blancs ont horreur de l’instabilité. C’est la paix seulement qui va les attirer derechef. Nous espérons que cette paix tant attendue ne tardera plus à venir».
L’atelier de Mamadou Coulibaly est contigu à celui du sculpteur précédemment évoqué. Ses œuvres sont des masques «Ciwara » : mot bambara signifiant « Brave comme un lion». Le «Ciwara», à la différence des autres masques, se rapporte aux mœurs bucoliques et rustiques des bambaras d’autrefois.
Le «Ciwara» représente un animal hybride, c’est-à-dire une gazelle à l’apparence léonine : « Les bambara d’antan, dit-il, récompensaient les efforts du grand cultivateur de leur communauté en lui donnant un masque «Ciwara». C’est un acte symbolique qui montre toute l’estime du groupe à l’égard du champion de la daba». Comment piquer la curiosité d’un large public malien pour ces belles œuvres d’art ?