Enseignant, acteur de cinéma, comédien, maître de cérémonie, animateur de télé et radio, Kardjigué Laïco Traoré s’adapte à toutes les professions, si ce sont des métiers, et il les honore avec la plus grande dextérité. Pionnier des semaines régionales et des biennales artistiques, culturelles et sportives, il a laissé une empreinte digitale dans l’histoire de l’art malien par son savoir-faire. Il se dit être un self made man, pour avoir forgé sa propre réputation dans les rôles qu’il joue dans les différents arts. Bon orateur, il est doté d’une pédagogie extraordinaire pour convaincre et séduire son public dans la langue de Molière qu’il manie autant que le ” bamanakan ” local. Contrairement à ce qu’on peut penser, il n’a pas fait de grandes études, qui puissent expliquer ou justifier sa réussite ou sa culture générale. Il est maître du premier cycle reconverti. C’est la profession d’enseignant de son père qui a joué un facteur déterminant sur son avenir. Pourtant Laïco père a prédit un jour de 1953 que le jeune Kardjigué sera un comédien. Parce qu’il venait de chanter textuellement les refrains de la chanson d’une pièce de théâtre des Ballets africains du Guinéen Keïta Fodéba. Loin d’être un géomancien ou un As des cauris, le papa avait touché du doigt une discipline qui donnera un renom à son enfant. C’est ce grand homme de culture que nous avons rencontré dans le cadre du présent numéro de la rubrique ” Que sont-ils devenus ? “.
urnommé “ monsieur Eliminé ! ” Jusque dans les rues de Bamako, et même à l’intérieur du pays par les enfants, en référence à la proclamation des résultats de l’émission “ Mini star ” d’Africable Télévision dont il assurait la présidence du jury, Kardjigué Laïco Traoré est demeuré un moment donné un diable pour les enfants. Il a fallu que les responsables de ” Tom Production ” l’informent du choc qui s’abat sur les enfants au moment des résultats, à cause du mot exclamatif ” Eliminé ! ” pour qu’il choisisse le terme ” Ne compétit plus ! “.
Admis au BEPC (actuel DEF), Kardjigué Laïco n’a pas fait trop de calculs pour s’engouffrer dans le bateau de l’enseignement que l’Etat venait d’accoster, en offrant l’opportunité aux détenteurs du BEPC d’être enseignant via une formation accélérée. Cela avait pour but de combler le déficit d’enseignants que connaissait le système éducatif malien.
Balloté entre la craie et les biennales
Au bout de quelques mois de formation, Kardjigué est recruté dans la Fonction publique en 1965, comme maître du premier cycle. Ses premiers pas dans l’enseignement le conduiront à Bafoulabé où il retrouvera un ainé de Bamako, Seydou dit Panier. Celui-ci le recommande au directeur d’école, pour qu’il intègre la troupe théâtrale du cercle dans le cadre de la semaine régionale devant se tenir à Kayes.
Une fois dans la cité des rails pour ledit événement, Kardjigué crée la sensation, et d’emblée le gouverneur Youssouf Traoré instruit sa sélection pour la semaine de la jeunesse à Bamako. Au décès de son père, pour des raisons de famille et contre la volonté du directeur de l’école et de l’Animateur de la jeunesse de Bafoulabé, il sollicite une mutation sur Kita en 1966. Après deux ans auprès de ses parents en tant que soutien de famille, il retourne à Kayes, où l’inspection l’affecte à Séfétou. C’est dans ce coin reculé de la première région que le gouverneur, feu Amara Danfaga, le croise au cours d’une de ses tournées. Il ordonne sa mutation à l’école fondamentale de Khasso II de Kayes. Venu au centre de l’Administration régionale en prélude à la biennale pour contribuer à l’émergence de l’art dans la région de Kayes, un clash éclate entre lui et le gouverneur.
A l’époque, les militaires avaient une autre conception de l’autorité. Une réalité notoire que Kardjigué Laïco et ses amis apprendront à leurs dépens. Que s’est-il passé ? Kardjigué Laïco se souvient : ” A la veille de la biennale de 1972, le gouverneur avait tendance à faire plus confiance à des novices, fraichement sortis de l’Institut National des Arts. Il demanda à nous autres de gérer le solo, le chœur et le ballet. Malheureusement, lors de la biennale à Bamako, Kayes a échoué dans la pièce de théâtre, l’exposition des objets d’art et la danse traditionnelle. Après la proclamation des résultats et quand nous sommes retournés à notre base, c’est-à-dire le lycée de Badalabougou, Mody Sacko a écrit devant le dortoir ceci : solo- Kayes 1er, chœur Kayes 1er, Ensemble instrumental Kayes 1er. Harouna Barry a écrit en bas en gros caractère : Et les autres ? Et moi, j’ai répondu au bas de cette question, sur le bureau du gouverneur et dans les classes de l’INA. Quand Amara Danfaga, venu pour remonter le moral de la délégation, voit ces pensées, il pique une colère noire. On l’informe des auteurs. Il ne tarde pas à prendre une sanction qui lui parait meilleure par rapport à notre comportement. C’est-à-dire, selon ses propres termes, il nous éparpille à travers la région. Effectivement, il a joint l’acte à la parole. Mody s’est retrouvé à Yélimané, Harouna Barry est muté à Bafoulabé et je suis retourné à Kita. Il ne savait pas qu’il m’avait rendu un service, sinon mon point de chute aurait été ailleurs “.
Avec cette décision radicale du gouverneur, le groupe est disloqué. Mais les trois complices ne manqueront pas d’imagination pour quitter le domaine de l’enseignement, sous la forme d’un détachement au Ministère de la Culture. Ils se retrouveront tous à Bamako. Kardjigué Laïco rejoindra bien après les autres, plus précisément en 1977. Affecté au groupe dramatique comme comédien, il chemine avec les Ousmane Sow, Racine Moctar, Bruno Maïga, Fanta Berthé, etc.…
Acteur multidisciplinaire, il s’impose comme un maillon important du groupe jusqu’en 1979, date de sa nomination comme directeur du Ballet malien. Il quitte ce poste pour un stage à Angoulême en France en 1982 et se voit confier, à son retour, la Direction du Théâtre national de marionnettes et théâtre pour enfants.
Le lapsus du ” putschiste ” !
Dévoué, volontaire, talentueux, et animé d’un esprit de créativité, Kardjigué Laïco est nommé en 1984, directeur du Théâtre National du Mali, c’est-à-dire l’ensemble des formations nationales artistiques. Malheureusement, une incompatibilité d’humeur avec son ministre de tutelle, N’Tji Idriss Mariko, le fera sauter de ce poste en 1988. Moment de flottement car il est resté longtemps sans occupation. Parce qu’il n’a été affecté nulle part, quand il a été démis de ses fonctions. L’ambassadeur de Nioro du Sahel à Bamako, M’Bouillé Siby, à l’époque secrétaire à l’organisation du Bureau Exécutif Central de l’Udpm, le nomme directeur de cabinet. Au congrès du parti, M’Bouillé hérite du secrétariat administratif et décide d’amener tout son cabinet. Il s’est buté au refus de son prédécesseur, Amara Danfaga. L’ancien gouverneur enterre la hache de guerre et propulse Kardjigué Laïco Traoré au poste de chef de Cabinet, et ce jusqu’aux évènements du 26 mars 1991, où l’Udpm et le BEC volent en éclats. Kardjigué retourne au Ministère de la Culture, pour prendre la direction du Ballet National. Mais le vent de la retraite anticipée avait provoqué une saignée énorme dans la troupe. Kardjigué, ne se retrouvant plus, claque la porte et crée la troupe kélété (KLT) qui s’est illustrée par ses tournées en Europe.
Parallèlement à son statut de comédien, il est demeuré de 1980 à 1996 le seul maître de cérémonie des grands événements, notamment les biennales. Mais, lors de l’édition de 1988, il s’est mélangé les pédales et a fait un gros lapsus, senti par toute la salle, mettant la garde rapprochée du président Moussa Traoré en état d’alerte maximale. Pourquoi ? Kardjigué raconte : “ Parfois, dans l’animation, le maître de cérémonie s’enflamme sans se rendre compte. En voulant dire que c’est parti pour un nouveau coup d’éclat, j’ai dit plutôt que c’est parti pour un nouveau coup d’Etat. L’assistance murmure, les militaires qui n’ont rien compris multiplient les mouvements et j’étais très gêné par cette erreur monumentale qu’il ne fallait pas commettre. Certes, j’ai rectifié le tir, mais ma vivacité a pris un sérieux coup durant le reste de l’animation. Heureusement qu’à la fin de la cérémonie, le président Moussa Traoré m’a fait venir, pour me rassurer que c’est quelqu’un d’autre qui pourra lui faire un coup d’Etat, mais pas moi avec les balafons et mon micro. Bref, il m’a mis à l’aise avec une grande dose d’encouragement. Ce sont des choses qui arrivent sans le vouloir “.
Acteur de cinéma de circonstance, acteur pour toujours !
Kardjigué Laïco s’est aussi illustré dans le cinéma. Sa première expérience date de 1977 dans le film “ Baara “. Déboussolé par l’échec de deux acteurs dans un rôle difficile et compliqué, feu Balla Moussa Keïta conseille Kardjigué à Souleymane Cissé. Les deux acteurs et comédiens se sont connus au moment où le cadet a quitté Kayes pour le groupe dramatique. L’évidence est que Kardjigué Laïco a relevé le défi et favorisé le tournage du film. Puisqu’il s’est beaucoup distingué dans le rôle tant difficile, Souleymane Cissé le sollicitera pour un autre film ” Finyé “. D’autres réalisateurs lui emboiteront le pas. C’est pourquoi, on retrouvera notre héros dans d’autres réalisations : Seko Bouaré, Yeredonbougou, Tronkelé. L’analyse du parcours de Kardjigué Laïco Traoré conclut à une réussite à tous les niveaux, et avec la manière. Ce qui nous pousse à lui poser la question de savoir, comment il a pu réaliser un tel parcours. Il répond tout simplement que c’est un fait de Dieu, auquel il faut ajouter sa dose de l’amour du métier. Les différents stages à l’extérieur lui ont permis de parfaire sa connaissance.
Milite-t-il dans un parti politique ? Jusqu’à preuve de contraire, Kardjigué demeure un homme apolitique et son estime et sa considération pour le président IBK ont une autre explication : la reconnaissance. Pourquoi et comment ? Kardjigué répond : ” Je tiens tout d’abord à préciser que de 1980 à 2010, j’étais le seul maître de cérémonie des grands événements, et à titre gratuit. La seule fois où j’ai été payé, c’est IBK qui l’a ordonné quand il était Premier ministre. J’étais malade couché à la maison, quand on est venu me chercher sur ordre du PM IBK. Les émissaires m’ont dit que les différentes salles de l’Assemblée Nationale doivent être baptisées et que le P.M exige à ce que je sois le maître de cérémonie de l’événement. Cet honneur m’a requinqué et j’ai oublié la maladie. Tout s’est bien passé – Dieu merci. Au-delà des chaleureuses félicitations, IBK a instruit au questeur de l’AN de me payer 250 000 Fcfa. Je ne saurai oublier cette marque de confiance et de considération de l’actuel président. Je ne suis d’aucun parti politique, mais j’ai de l’estime pour IBK “.
Cette autre face cachée de son talent dans l’animation favorise son transfert au Ministère de la Communication, pour servir à l’Ortm. En réalité, Kardjigué est appelé à la rescousse pour animer l’émission ” L’artiste et sa musique “ dont le tenant, Zoumana Yoro Traoré, était parti en France. En plus de cette émission, il crée deux autres : Histoires et légendes, et Dallol. Il balance également l’émission Sumu dont les différentes stations s’inspireront pour meubler leurs programmes. Kardjigué est resté à l’Ortm jusqu’à sa retraite en décembre 2006.
Il surgit ailleurs, au Conservatoire Balla Fasséké, comme professeur de danse traditionnelle. Depuis une décennie il occupe le poste de chef DER de la même discipline. Le Palais de la culture est son lieu de détente. Quand nous l’avons contacté dans le cadre de cette rubrique ” Que sont-ils devenus ? “, il n’a posé aucun problème. Mieux, pour nous faciliter la tâche, il a préféré nous donner rendez-vous au Palais de la culture. Et c’est dans cette mythique salle du Palais que l’entretien a eu lieu. En réalité, Kardjigué Laïco Traoré est un véritable homme d’art qui a l’amour de son métier.