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Au Mali, 120 000 personnes sur 18 millions vivent avec le sida
Publié le vendredi 14 septembre 2018  |  neonmag.fr
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L’association Arcad Sida, qui prend en charge les séropositifs au Mali, soigne le corps mais surtout l’âme. Et dans une société toujours patriarcale, lutte contre les préjugés.
« Pas de film, pas d’images », annonce l’animatrice de la rencontre. Pour les cinq jeunes femmes enceintes et séropositives alignées sur un banc, hors de question d’être identifiables. Elles sont réunies dans un bureau confiné pour une session de sensibilisation qui vise à prévenir la contamination de leur enfant à naître. Chaleur suffocante, teintes éclatantes des tenues en wax. Nous sommes au Centre d’écoute, de soins, d’animation et de conseils (Cesac) d’Arcad Sida, organisme malien de lutte contre le sida créé en 1994. Leur principal cheval de bataille : la transmission mère-enfant, évitable avec une prise adéquate d’antirétroviraux, mais qui continue de faire des ravages. C’est ce qu’on appelle la « contamination verticale », la première cause de transmission du sida ici. En 2014, plus de 1 100 enfants naissaient avec le VIH. En 2016, ils sont moins de 800, grâce aux efforts de sensibilisation dans le pays et à l’action d’Arcad.

LES MÉDECINS DÉPISTENT ET ASSURENT LE SUIVI, LES CONSEILLERS PSYCHOSOCIAUX SOIGNENT L’ÂME.

Dans ce centre médical situé dans le quartier des ONG à Bamako, les médecins dépistent et assurent le suivi, les conseillers psychosociaux soignent l’âme. Et il y a de quoi faire. Rejet des proches, difficile suivi du traitement, secret obligatoire : la séropositivité demeure un stigmate. Les participantes vident leur sac à tour de rôle en bambara, la langue principale du Mali. L’une d’elles, visage juvénile, mène sa septième grossesse. « Trois de mes enfants sont séropositifs, raconte-t-elle. Je n’ose pas le leur annoncer. J’ai peur qu’ils ne sachent pas garder le secret, et qu’ils soient discriminés à l’école. Le problème, c’est ma belle-mère, elle ne veut pas qu’ils s’approchent d’elle. En cas de dispute, elle divulguera tout. » Un tout petit garçon joue dans un coin. Traité dès sa naissance, il est désormais séronégatif, informe fièrement sa mère, tout de panthère vêtue. Une autre, en orange vif, dissimule sa séropositivité à son mari. « Mon premier mariage a été cassé à cause de mon statut. La mère de mon ancien mari n’arrêtait pas de lui dire que je n’aurais pas d’enfants… »

L’ARRIVÉE DES ANTIRÉTROVIRAUX EN 1996 TRANSFORME LA PERSPECTIVE : LE VIH, CE N’EST PLUS LA MORT AU BOUT DU CHEMIN.

Au Mali, 120 000 personnes sur 18 millions vivent avec le sida (contre 150 000 en France sur 70 millions). Bintou Dembélé, directrice du centre et médecin de formation, a participé à la création d’Arcad. « A l’époque, avec mon compagnon, on prenait notre vieille voiture et on faisait des visites ambulatoires aux malades, à domicile. » Les autres médecins pincent le nez, mais avec l’expansion de l’épidémie, Arcad Sida devient indispensable. Aujourd’hui l’asso revendique 150 salariés et un suivi de 22 000 personnes dont 2 800 enfants, et a développé 18 antennes à travers le pays. L’arrivée des antirétroviraux en 1996 transforme la perspective : le VIH, ce n’est plus la mort au bout du chemin, mais un mal gérable, compatible avec une vie quasi normale. Malgré l’instauration de la gratuité du traitement en 2004, les obstacles restent nombreux. Faute de suivi gynécologique régulier, les femmes des zones rurales passent sous le radar du dépistage, et donc du traitement. Le financement d’Arcad Sida, assuré à 80 % par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, est également en péril. La première dame a beau s’être exprimée publiquement en faveur d’un programme national de lutte contre le sida, l’Etat malien ne contribue pas à hauteur des attentes. Un fonds national pédiatrique a été lancé il y a trois ans, jamais financé. Les officiels chargés du dossier ont d’ailleurs refusé de recevoir des journalistes. Or, la manne du Fonds mondial, qui représente 1,5 milliard d’euros pour la seule lutte contre le sida, menace de s’assécher. La France n’a pas augmenté sa contribution depuis la présidence Sarkozy. Plus grave, Donald Trump a menacé de remettre en cause la perfusion américaine, qui pèse pour un tiers du budget. Une baisse de financement aurait des conséquences dramatiques. Non traités, les patients redeviendraient contagieux avec, à la clé, une explosion de l’épidémie.

Oumou Diarra, l’animatrice, pilote l’échange avec aisance. Sa voix porte loin et sonne clair. Au Cesac, on milite fort pour le « partage de statut », c’est-à-dire le fait d’informer ses proches quand tombe la nouvelle. « Mais on leur explique le pour et le contre, on ne les juge pas ! » précise la conseillère psychosociale, elle-même séropositive et mère de quatre enfants qui n’ont pas le virus. A Arcad, dit-on, une personne qui a le sida n’est pas le problème mais la solution. Les conseillers psychosociaux ont le VIH ; l’accompagnement dit « communautaire » des malades par leurs pairs facilite grandement les échanges et la confiance.

CÉLIBATAIRE, ELLE NE PEUT PAS LOUER SON PROPRE LOGEMENT. MARIÉE, ELLE EST SOUS LE JOUG DE SON ÉPOUX, À LA MERCI D’UNE RÉPUDIATION.

La discussion est franche et gaie malgré tout, dans la chaleur de la petite pièce. Il est rare que les Maliennes puissent se livrer de la sorte. Il est encore plus rare qu’on les écoute. Dans ce pays à majorité musulmane, la femme n’a pas la parole. Célibataire, elle ne peut pas louer son propre logement. Mariée, elle est sous le joug de son époux, à la merci d’une répudiation. La pratique est officiellement illégale mais toujours courante.

La réunion se termine. Les femmes se font défrayer leur trajet jusqu’au centre. Oumou Diarra se félicite de ces rencontres. « C’est un espace qu’elles admirent. Ici, elles sont à l’aise, elles débordent souvent du thème, elles disent des choses qu’elles ne disent pas dehors. Il nous arrive même de discuter du fait de mettre du lubrifiant pour éviter de se blesser pendant les rapports, assure-t-elle. Ici, on redonne l’estime de soi. »

Un patio ombragé qui tempère la chaleur pesante de Bamako tient lieu de salle d’attente. Des hommes et des femmes patientent, ainsi que deux poulets qui caquettent, pattes liées, dans la poussière. Un membre du Cesac ouvre des dizaines d’emballages d’antirétroviraux et glisse les flacons, moins identifiables, dans un sac grand ouvert. Mission : une distribution confidentielle. Il n’est pas rare qu’un patient récupère ses médicaments dans son sac de légumes au marché, au milieu de la foule.





Le tabou pèse toujours sur les malades. Avec ses corollaires, l’exclusion sociale, la mort parfois. Le pays abrite 66 000 orphelins du sida, de 0 à 17 ans. Bintou raconte le cas tragique de l’une d’entre eux. Sa tante l’avait recueillie mais a préféré la laisser aux mains d’une militante associative, séropositive également. « Sa tante est partie deux ans. Deux ans ! » s’enflamme-t-elle. Un jour, la jeune fille de 15 ans est retrouvée morte. « A côté de son corps, ils ont découvert des boîtes de comprimés qu’elle n’avait jamais ouvertes. Elle s’est laissée mourir. » Son ton est posé mais l’émotion affleure.

EVOQUER FRANCHEMENT LA CONTRACEPTION, C’EST DONNER L’IMPRESSION D’ENCOURAGER LA FORNICATION HORS MARIAGE : IMPENSABLE.

Adama danse au milieu de ses camarades dans un vaste amphi circulaire. Clap, clap, frappent les mains en cadence. D’autres gamins lui emboîtent le pas. Il sourit. Chétif, 1,50 mètre environ, les joues creusées, on lui donne une dizaine d’années. En réalité, il en a 16. Même chose pour sa sœur jumelle Awa. Non traité pendant leur enfance, le virus a retardé leur croissance. Nous assistons à un week-end thérapeutique organisé par Arcad Sida, qui réunit deux fois par an des enfants et ados séropositifs venus de tout le Mali. Ambiance colo rythmée par le bruit régulier du ventilateur. Au programme : éducation sexuelle. L’animatrice déroule un discours pêchu, mélange décoiffant de considérations ultra crues (le mot « vulvite » sera prononcé) et d’incitations à l’abstinence. « A leur âge, on ne leur parle pas contraception. Ils sont encore vierges pour la plupart, donc on préfère leur dire de ne pas commencer. » Un discours officiel qui semble un peu lunaire, mais l’asso est obligée de tenir compte des rigidités culturelles du pays. Evoquer franchement la contraception, c’est donner l’impression d’encourager la fornication hors mariage : impensable.

Ici, les jeunes trouvent un refuge de bienveillance où ils n’ont pas à cacher ce qu’ils sont. Un jeune homme qui encadre les ados n’a toujours rien dit à sa copine, bien qu’ils soient ensemble depuis six mois. L’idée l’angoisse, mais de toute façon, sans perspective immédiate de mariage, elle refuse qu’ils couchent ensemble. En attendant, ils sortent au cinéma ou entre copains à Bamako. Un jour, espère-t-il, il aura un travail suffisamment stable pour se permettre de l’épouser. « Les femmes doivent obéir à leur mari ici, mais moi je ne veux pas qu’elle fasse des trucs contre sa volonté », assure-t-il. Le VIH et une vie amoureuse épanouie, ça ne fait pas bon ménage.

Sangari Hawa Dicko gère le volet adultes de la prise en charge au Cesac. Ce qui implique les visites à domicile, les enquêtes sociales, mais aussi de jouer les anges gardiens des couples déchirés par l’irruption du virus. Lumineuse, drôle, elle a ce profil infatigable qu’on rencontre dans les métiers du social. Elle salue tout le monde, fait la bise à la volée. Repliée dans l’ombre pour échapper à la chaleur, elle raconte son quotidien, en buvant un café noir versé dans un sachet transparent. « Je fais service matrimonial, on me demande de trouver des profils. J’arrive à intégrer la vie familiale des patients, ils me font confiance, je forme des couples. Mais je ne suis jamais invitée aux mariages ! » rigole-t-elle. Difficile pour elle de lâcher ses patients. « Je me sens utile, je me sens mal à leur place. Nous sommes humains, ces choses nous titillent. »

DÉBOULE LA QUESTION DE LA FIDÉLITÉ. FLOTTEMENT ET RIRES DANS L’ASSISTANCE. LA POLYGAMIE EST LÉGALE.

Le problème du VIH se niche dans les fondements d’une société ultra patriarcale, où l’homme décide et la femme se tait. Oumou Diarra, la conseillère psychosociale, estime qu’ici une épouse ne peut pas refuser un rapport sexuel à son mari. « Les maris sont les chefs, se voient au-dessus des femmes. Ça ne peut pas changer. On doit l’accepter. » Illustration à « Papa modèle », un rassemblement qui vise à sensibiliser les hommes, et notamment les leaders communautaires, dont l’influence pèse dans les quartiers. Lors de cette réunion dans une salle pleine à craquer de mâles de tous âges, on entend des prêches bien récités : «il faut accompagner sa femme se faire dépister », « il faut la laisser s’exprimer ». Déboule la question de la fidélité. Flottement et rires dans l’assistance. La polygamie est légale ; et aux officielles s’ajoutent les « copines » occasionnelles, ainsi que les prostituées, porteuses pour un quart d’entre elles du VIH. « Il n’y a pas plus de deux ou trois personnes ici qui sont fidèles, assure Ibrahim, 21 ans. Au Mali, on veut profiter. » Sangari, 35 ans, estime : « L’homme a du mal à concevoir la fidélité à cause du système de polygamie. Et la monogamie est mal vue ici. On considère que ça donne trop de pouvoir à la femme.» Il a vu défiler dans son cabinet de psy des femmes séropositives qui se confiaient à lui faute de pouvoir s’exprimer dans leur foyer. « On dit que la femme n’a pas la parole au Mali. Mais on ne peut pas comprendre un être humain sans l’écouter. »
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