Parfois, on assiste comme à des balbutiements, ou des bégaiements de l’histoire, la récente, celle des moins de trente ans de la démocratie malienne. Remakes des concepts et redénominations se conjuguent et se confondent bien souvent.
Et pour cause, comme cette année, mais dans des proportions différentes, la proclamation officielle des résultats, à l’époque par la Cour suprême, au mois de mai 1992, avait déjà contribué à cliver la nouvelle société politique du pays. Deux camps distincts se faisaient dorénavant face et allaient, par la suite, structurer durablement le champ démocratique malien. Comme dans la configuration actuelle, on retrouvait d’une part, ceux qui avaient accepté de signer un pacte de gouvernement avec l’ADEMA, réunis sous le label « Partis signataires du pacte républicain » (PSPR) et, d’autre part, ceux qui, à l’instar du CNID, s’y étaient refusés et avaient préféré fonder le Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD). En mai 1992, à l’initiative en effet de Tiéoulé Mamadou Konaté du BDIA Faso jigi (challenger du président Konaré au second tour), 12 formations politiques dont le RDP, le PSP, UFDP créent un… Front pour la sauvegarde de la démocratie (FSD) ! Ils seront rejoint plus tard par le CNID-FYT de Me Mountaga Tall, arrivé 3ème de la présidentielle.
FSD : l’opposition politique, a minima, au régime Adémiste et au Pacte républicain.
Déjà, la nouvelle coalition regroupait donc des déçus du suffrage présidentiel et se voulait comme maintenant une riposte au PSPR, coalition regroupée autour du Président élu de l’époque. Le nouveau Front regroupait les principaux partis qui, soit ne se reconnaissaient pas dans la politique de « cooptation » menée par l’exécutif adémiste, soit n’avaient pas accepté les scores des élections de 1992, soit, a contrario, ceux qui n’avaient jamais soutenu les mouvements démocratiques et n’avaient toujours pas accepté la fin de la Deuxième république. Cette catégorie recouvrait donc une dimension hétérogène, dont l’union ne pouvait être que forcément conjoncturelle et obtenue en fonction d’objectifs suffisamment larges pour recueillir l’assentiment des participants. Considéré isolément, ce groupe ne constituait pas une coalition organisée, mais plutôt un regroupement ad hoc de parties, opposées au projet hégémonique de l’ADEMA. Il existait entre ces différents mouvements un « compromis implicite », c’est- à-dire une « entente sur un désaccord », à savoir les doutes partagés sur la capacité de l’ADEMA à présider aux destinées de la nouvelle République. Rien ne différencie donc ce Front d’il y a près de trente ans, de ce front nouveau en gestation et qui devrait, selon toute vraisemblance, être porté ce week-end sur les fonts baptismaux.
Roberts-De Gennaro qualifie ces regroupements comme « un ensemble d’organisations [qui] interagissent et travaillent ensemble à propos d’un but commun, tout en maintenant leur identité et leur autonomie propres ».
Le Front de sauvegarde de la démocratie représentait ainsi, suivant cette analyse, un « rassemblement pour l’action», appelé à ne pas se structurer durablement dans le champ. Si, au sein du FSD, certaines factions s’opposaient ainsi purement et simplement à l’établissement de la Troisième République, d’autres essayaient au contraire, par un activisme oppositionnel « tapageur », de négocier de nouvelles positions de pouvoir.
Dans tous les cas, une fois l’objectif central atteint, c’est-à-dire la chute de l’équipe gouvernementale, la coalition n’avait plus lieu d’être : « l’esprit de la coopération ne peut vraisemblablement pas survivre une fois que le but a été atteint».
Restructuration ou acceptation de ‘’la main tendue’’ de IBK ?
Les similitudes, entre ce qui est en gestation et les événements de ces années 90, sont nombreuses, si bien qu’on s’interroge de savoir si, dans la dynamique de la crise post-électorale de cette année, on assiste à une restructuration des rapports de forces. Il est vrai que le 22 septembre dernier, comme le 4 septembre précédent, le Président élu Ibrahim Boubacar Kéita, a assuré être disposé à tendre la main à ceux qui contestent sa réélection, dont son principal challenger. Certains candidats, parmi les 23 postulants déterminés à lui ravir son fauteuil, n’avaient pas attendu cette initiative présidentielle pour se mettre à la remorque du président réélu. Toutefois, la déclaration de reconnaissance d’Aliou Boubacar Diallo du 22 septembre dernier apparaît comme un véritable pavé dans la mare de l’opposition, compte-tenu du courant qu’il représente et de son poids relatif, théorique ou réel, mais symboliquement fort. De là à supposer que la création de ce nouveau Front, dans la configuration qu’on vient de voir, est une anticipation, voire une réorientation à imprimer à la contestation électorale, il n’y a qu’un pas. Car en effet, il devenait de plus en plus intenable, pour Soumaïla Cissé et ses compagnons, de persister dans ce ‘’tête-à-tête’’ quasi stérile auquel se réduisait la contestation post-électorale.
Là encore, la récente histoire nous rappelle d’étranges similitudes. En effet, en avril 1993, le champ politique malien était ainsi organisé, d’une part, entre une coalition gouvernementale «plus grande que nécessaire», regroupant les différents partis signataires du Pacte républicain et, d’autre part, une proportion non négligeable de la «société civile», notamment les associations des élèves et des ouvriers, ainsi que les partis «démocrates» ou «restaurateurs» réunis au sein du Front pour la sauvegarde de la démocratie.
Les visées et les méthodes usitées à l’époque sont-elles envisagées pour être recyclées plus de vingt ans plus tard, ou est-il plutôt privilégié l’alternative d’un partage du pouvoir, par association de forces plus disposées à collaborer, comme le suggère ‘’la main tendu’’ de IBK ? Toujours est-il qu’à l’époque, pour le nouveau chef de l’Etat, Alpha Oumar Konaré, qui était intervenu le même jour sur les antennes de l’ORTM, «certains élèves et étudiants sont entrés malheureusement en rébellion ouverte contre l’Etat et ses institutions». Cet événement, plus connu sous le nom de « Lundi noir », conduisit finalement le Premier ministre Alfousséyni Touré à remettre, le 9 avril 1993, la démission de l’ensemble de son gouvernement au président de la République.
Abdoulaye Sékou Sow, ministre d’Etat, ministre (sans étiquette) de la Défense dans le précédent gouvernement, le remplaçait à la tête d’une équipe désormais élargie à deux nouveaux partis, le CNID et le RDP, tous deux pourtant membres du Front de sauvegarde de la démocratie et théoriquement opposés au PSPR.
Les grandes manifestations de mars et d’avril ont en effet permis aux futurs entrants d’apparaître comme les « sauveurs » de la démocratie. C’est d’ailleurs ce registre qu’utilisera sans ambages le président du CNID pour justifier son ralliement au bloc présidentiel. Pour lui, il ne s’agissait pas moins que de « sauver le processus démocratique en danger».
Aliou Boubacar le Sauveur, et avec qui ?
De toute façon, il est certain qu’un ralliement à la majorité présidentielle également signifiera pour les ‘’sauveurs’’ un accès, nouveau et proportionné, à la rente d’Etat. Comme Gregory Luebbert le souligne, « la non-participation à un gouvernement a un coût très élevé» ; le risque étant en effet pour le leader de perdre plusieurs de ses soutiens, pressés – eux aussi – de goûter aux avantages du pouvoir ». C’est une situation à laquelle les chefs de partis politiques au Mali sont constamment confrontés. Pour eux, malgré tous les discours de fidélité aux ‘’principes’’ et aux ‘’lignes politiques’’, il est très difficile de «faire patienter tout le monde (…) pendant toutes les années de vache maigre».
Mieux, au Mali avec une tendance renforcée ces dernières années, ce sont davantage les chefs des partis politiques qui se ‘’sacrifient’ volontiers en occupant les maroquins ministériels, réservant, dans le meilleur des cas, les postes de…‘’chargés de missions’’ et autres miettes aux cadres des partis. Plus que leur enrichissement personnel, ces nouvelles ressources sont surtout supposées permettre aux leaders de maintenir leurs formations en état effectif de marche, de soutenir – voire élargir – leurs clientèles et, finalement, de préparer, dans des conditions optimales, le « coup d’après », c’est-à-dire les prochaines élections présidentielles.
L’apaisement, qu’Aliou Boubacar Diallo appelle de ses vœux, va-t-il rimer avec une convergente préoccupation commune des enjeux existentiels, de paix, de sécurité et de développement pour le Mali que bon nombre de leaders de l’échiquier finiront par partager ? Toujours est-il que bien souvent, cette stratégie de ‘’composition’’ sinon de collaboration pour le partage du pouvoir a fini par parvenir à bout de l’unité des formations.
La prolifération des partis politiques au Mali relève moins de différences idéologiques et de projets qu’à la volonté contrariée des uns et des autres à aller plus vite à la soupe.
Des PSPR de Alpha Oumar Konaré, puis le concept électoral de ‘’portage’’ si cher à Aly Nouhoun Diallo et son pendant de ‘’partis d’opposition de gouvernement’’ après le 13 avril, au consensus de ATT jusqu’aux multiples et différents genres expérimentés au cours du premier mandat d’IBK, il n’y a singulièrement pas d’originalité ni dans les formules et concepts politiques et leurs dénominations, encore moins dans l’usage qu’on en fait et leur finalité. C’est en définitive plus la tranquillité politique de l’échiquier pour le tenant du pouvoir qu’une réelle expérience politique dont l’impact est mesurable tant dans l’action que dans une dynamique impulsée à la conduite des affaires. Au bénéfice du citoyen !