Reportage auprès de ce peuple qui appartient à la grande famille tamasheq. Il est doublement victime de ses anciens maîtres et de la négligence du Nord Mali.
Un touareg noir (au centre) au festival de la Cure Salée, Ingal, Niger, Septembre 2011REUTERS
Au 3e étage d’un immeuble de Magnambougou dont le rez-de-chaussée est occupé par un magasin chinois, Ibrahim Ag Idbaltanat et Abdoulaye Macko découvrent la composition du nouveau gouvernement dans un salon quasiment vide, assis devant leurs ordinateurs portables.
Ils sont respectivement président et vice-président de Temedt, une association créée en 2006 dans la foulée du «premier forum de la communauté tamasheq noire à Ménaka» (région de Kidal). Ils parlent la langue desTouaregs, s’habillent comme eux et ont bien souvent des patronymes similaires. Mais ils ont la peau noire et sont appelé Bella, le nom générique le plus utilisé pour désigner les descendants d’esclaves dans le Nord du Mali.
Une identité complexe. Et ce d’autant plus après la proclamation de l’indépendance du Nord du Mali le 6 avril par les rebelles –essentiellement Touaregs– du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA).
Double exclusion
«Si la liste est confirmée c’est un très mauvais gouvernement, juge Abdoulaye Macko en parcourant la liste des ministres. Même si les Touaregs sont en rébellion ils devraient y figurer. Aujourd’hui le Mali est très fragile, on a besoin de tout le monde. Ce n’est pas le moment d’exclure.»
Des Touaregs ont pris les armes pour, officiellement, faire valoir leurs droits. D’autres ont pris la fuite pour échapper aux combats, à l’enrôlement dans la rébellion et aux représailles aveugles de certains Maliens. Pourtant le gouvernement d’«union nationale» ne compte aucun Touareg ni aucun Arabe parmi les 24 ministres. Le MNLA n’en espérait sans doute pas tant. Le nouveau premier ministre, le «navigateur interplanétaire» Cheick Modibo Diarra, lui offre là une occasion en or de naviguer dans les eaux de l’exclusion et du rejet.
Temedt a été fondée en partant du constat qu’«une partie importante de la communauté noire Kel Tamasheq est maintenue dans des conditions de servitude l’empêchant toujours d’accéder aux libertés les plus fondamentales.»
Dans leur salon, Ibrahim Ag Idbaltanat et Abdoulaye Macko feuillettent les tous premiers exemplaires du livre «L’esclavage au Mali», dont une pile leur est parvenue. Temedt a été associé à l’ouvrage, rédigé sous la direction de Naffet Keita, chercheur et enseignant en sciences sociales à l’université de Bamako.
Ses pages n’honorent ni le Mali, ni certaines de ses communautés. « Bientôt cinquante ans après l’accession du Mali à l’indépendance et l’abolition officielle de l’esclavage, dans nombre de localités vivent encore des populations qui sont astreintes soit au statut, soit à la condition d’esclavage».
La mentalité esclavagiste existe encore
On apprend de l’étude de terrain menée pendant six mois à Bamako et dans les régions de Kayes, Mopti, Gao et Tombouctou qu’à Boni, «huttes, ânes, bas-fonds, lieux insalubres sont les principaux indicateurs de leur présence, et ils ont comme principal moyen de production leur seule force physique.»
A Sévaré, «ces populations marginalisées vivent dans une précarité propre aux réfugiés, car constamment appelés à déguerpir d’un site à l’autre.» A Inajatafane, «aucun esclave affranchi ou a fortiori non encore affranchi ne siège au Conseil municipal et pourtant ils appartiennent à la couche sociale la plus nombreuses.» A Dagafifo «un esclave, quelle que soit son érudition, ne peut diriger la prière.»
Le livre rapporte également quelques exemples, rares et de moins en moins tolérés, d’enlèvement de bétail «par des fractions « rouges » [ndlr: Touaregs ou Arabes] dominantes pour relégitimer leur domination sur les fractions noires qui leur ont jadis appartenues où qui leur appartiennent encore.»
Les chercheurs observent que «les situations et conditions d’esclavage sont plus visibles et saisissables à Gao et Tombouctou que dans les autres régions parcourues.» Aljoumat Ag Bilal vient d’Abaraju, près de Tombouctou. Cet ancien esclave témoigne dans le livre. C’était en 2008 et il avait alors 90 ans :
«J’étais vraiment à l’aise, mais je voulais quitter. Chez nos maîtres cela était possible à condition que l’on s’engage à payer l’impôt. Je leur versais cet impôt régulièrement jusqu’en 1986. Je me souviens de cette année car ils sont venus me réclamer leur dû pendant que j’étais très malade. Comment peut-on demander à un vieillard malade de payer l’impôt? J’ai alors demandé à mon maître d’attendre ma guérison pour l’exécuter.
Quand je me suis remis de ma maladie, j’ai payé le maudit impôt. Ce fut la dernière fois, dans ma longue vie d’esclave, de payer l’impôt. Je vis aujourd’hui avec mes petits enfants dans une pauvreté inouïe. A Abaraju l’esclavage existe encore, mais il n’est plus le même, il existe dans les esprits de certains qui continuent à nous considérer comme une race inférieure (…) Quant à mes petits-fils, beaucoup ont eu la chance de fréquenter l’école et d’avoir un bon niveau d’instruction.»
Opposés à la rébellion touareg
Dans un pays où les descendants d’esclaves ont «de grosses difficultés à émerger sur le plan politique local», Alassane Abba est un symbole. Il a été député de Goundam (région de Gao) de 1997 à 2002 puis a été réélu en 2007. Son mandat s’achève normalement cette année mais l’Accord cadre signé le 6 avril entre le médiateur de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest et la junte militaire indique qu’une loi portant prorogation des mandats de députés jusqu’à la fin de la transition sera votée par l’Assemblée nationale. M. Abba fait donc l’économie d’une campagne pour le moment.
Le 19 avril il est monté plusieurs fois à la tribune de l’Assemblée nationale pour apporter des motions à la résolution condamnant la proclamation de l‘indépendance de l’Azawad par le MNLA. Avec d’autres députés, il a fait inscrire que «tous les Touaregs ne sont pas des rebelles contre le Mali.»
«Les Maliens ne connaissent pas leur propre pays, c’est ça le malheur, déplore-t-il. Parmi les députés rares sont ceux qui connaissent véritablement le Nord. C’est à la faveur de missions organisées par l’Assemblée qu’ils ont eu la possibilité d’aller au Nord et de découvrir ses réalités. Autrement ils n’entendent que ce que le gouvernement donne comme informations. Le gouvernement se tape la poitrine pour dire qu’on a investi tant de milliards au Nord. Mais quand on investit de l’argent et que pendant 60 ans ça ne bouge pas il faut s’interroger. Est-ce que ces fonds-là ont étéréellement investis comme ils auraient dû l’être? Voilà la question qu’on devrait poser et qu’on n’a jamais posé.»
L’actuelle rébellion ravive certaines craintes. «Pour un grand nombre des enquêtés d’origine esclave, l’objectif inavoué de la rébellion [ndlr: celle commencée en 1990] était que les Touaregs voulaient récupérer leurs terres et leurs esclaves pour en fin de compte réinstaurer les anciennes organisations tribales», écrit Hirama Diakon dans «L’esclavage au Mali».
Vers un retour de l’asservissement?
Vingt-deux ans après, Alassane Abba relaie les mêmes méfiances:
«Beaucoup d’anciens maîtres ont évolué et savent que les temps ont changé. Mais certains continuent à refuser toute évolution et à ne voir dans le Bella qu’un ancien esclave. Chaque fois qu’il veut se montrer on lui rappelle ses origines en lui disant: Attention! Sans l’indépendance tu serais peut être encore sous ma soumission. Quelque part les Bellas et les populations du Nord sont méfiantes. Elles se disent : est-ce que ces gens qui mènent un combat de liberté ne le font pas pour faire revivre le monstre? Est ce que cette terre promise ne signifie pas pour nous de vivre dans des conditions pires qu’aujourd’hui?»
Un Etat indépendant de l’Azawad élevé par des conquérants touaregs dans des régions majoritairement peuplées de Noirs?
«Ce problème de domination ce ne sont pas les Bellahs seulement qui les craignent, ce sont tous les Noirs, avance Abdoulaye Macko. Cet esprit de complexe de supériorité existe naturellement chez tous les ‘blancs’. Les événements actuels le prouvent. Ce n’est pas à Kidal qu’on a violé et qu’on a cassé, c’est à Gao. Le traitement que subissent les noirs n’est pas les mêmes que les autres.»
Depuis son offensive le 17 janvier le MNLA ne manque pas d’expliquer qu’il se bat non pas au nom des seuls Touaregs, mais de l’ensemble des populations du nord du Mali. Un message qui rencontre peu d’échos si l’on en croit le rassemblement de milliers de ressortissants du Nord hostile au MNLA à Bamako début avril et les témoignages provenant des localités occupées du Nord.
«Notre ambition c’est de voir des endroits comme ça aussi au Nord», dit Alassane Abba dans le restaurant d’un hôtel climatisé aussi glacé que sa bouteille d’eau. Il adhère aux revendications du MNLA pour plus de considération et de justice de l’Etat malien à l’égard de ses citoyens du Nord. Mais pas à sa lutte armée. «Partager les idées de la rébellion, ce n’est pas facile. Nous avons beaucoup de choses en commun, mais beaucoup de réalités nous lient aussi avec le reste du peuple malien. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut savoir raison garder et prêcher la paix.»